A la suite de St Benoît


Père Jean de la Croix,
bénédictin, Abbé de LANDEVENEC

Celui qui arrive au monastère avec le grand désir d’y engager toute sa vie si telle est vraiment la volonté de Dieu, ne découvre pas d’abord une spiritualité mais bien plutôt le concret d’une vie où la prière liturgique et personnelle, le travail, l’étude, les rencontres fraternelles et de nombreux services rythment des journées qui n’offrent guère de place à l’oisiveté.

Ce frère ne pourra rester qu’en trouvant bien sa place dans la communauté qui le reçoit. Pour cela il devra réussir une relation claire et vraie avec son Abbé, son Père maître et avec chacun des frères et ainsi, devenant un frère utile et heureux, il deviendra membre à part entière de cette communauté que Dieu lui donne pour y épanouir toute la grâce de son baptême et de sa vocation. En particulier, c’est dans la prière de la communauté qu’il devra trouver le mode propre de la sienne en harmonie avec la prière très personnelle de chacun des frères et dans la grâce singulière qui les rassemble tous en un seul corps.

Il aura aussi à se trouver lui-même. En effet, il ne rencontrera son Seigneur et ne le servira en vérité qu’en découvrant en son appel son propre chemin et même sa mission. C’est ainsi que dans la communauté que Dieu lui donne il devra, lui-même, peu à peu, devenir don à son tour, un don pour Dieu dans l’obéissance de la foi et la louange, un don pour ses frères dans les humbles services quotidiens.

C’est Dieu qui appelle

Celui qui arrive au monastère, en général, ne connaît ni la Règle de St Benoît ni les traits spécifiques de la tradition monastique. Il vient parce que Dieu a saisi toute sa vie et le conduit là, devant cette porte et devant cette communauté ; plus ou moins clairement il pressent que le Seigneur le veut là et que ce lieu, cette maison, cette communauté seront pour lui chemins de rencontre et de présence. Cette forte et mystérieuse expérience ne s’explique pas ; dans cette rencontre Dieu est premier et jamais il ne donnera les raisons de son appel et de son choix. C’est lui qui, le premier, s’est rendu présent, d’une Présence incontournable à laquelle il n’est d’autre réponse possible que celle du consentement dans la foi.

Toujours l’expérience est première et elle manifeste que c’est bien le Seigneur qui a l’initiative de la rencontre, de l’appel, de la présence. Alors pour rester soi-même il ne reste d’autre possibilité que d’accueillir ce don qui prend tout et qui, peu à peu, creusera le grand espace du dedans que Dieu seul viendra habiter et combler en plénitude.

La présence et la réponse de nos vies

Dans le prologue de la Règle, St Benoît invite le moine à se tourner, plein de confiance, vers le Dieu qui le cherche et qui, avant même toute prière, lui dit "me voici". Dans sa grande tendresse, voici que Dieu se fait tout proche et ose nous dire : "me voici". Dieu ne demande rien mais simplement offre sa présence, une présence qui n’attend d’autre réponse que celle de notre présence à la sienne. C’est pour elle qu’il faut apprendre à tout quitter et même à tout oublier pour qu’au silence du cœur et de tout l’être, le moine puisse naître à la liberté d’être présent, à ce parfait amour qui lui donnera d’être disponible à la Présence de son Dieu, pauvre et libre de tout pour accueillir en toute sa vie le Seigneur qui, déjà, est là, engagé Lui, le premier, dans cette ineffable rencontre.

Mais une expérience, si forte soit-elle, ne peut porter l’engagement de toute une vie et la belle liberté d’une réponse heureuse et claire qu’en étant vraiment discernée et reconnue comme un authentique appel de Dieu. Qui, en effet, est présent en cette expérience : le Seigneur qui s’est fait proche et qui veut le don de toute une vie ou le moi encombré de lui-même, de ses rêves et de ses illusions ?

Cette rencontre de Dieu et l’engagement de toute la vie : telle est la plus grande aventure qui puisse s’offrir à nous. Etre appelé à vivre d’une Présence qui suscite la nôtre en réponse d’amour et de foi est une aventure qui ne peut se vivre seul car nul n’a en lui-même la lumière dont il a tant besoin pour répondre au Seigneur qui l’invite à tout quitter pour le suivre.

Pour ouvrir son cœur à la Présence, il faut d’abord l’ouvrir au Père spirituel. C’est la porte étroite de la vraie vie et dans la tradition monastique ri n’en est pas d’autre. Certes, il en coûte beaucoup de la franchir dans la foi car le cœur de l’homme est, souvent, bien compliqué et aussi parce que l’esprit du mal y met tous les obstacles possibles. Mais celui-là seul qui consent à ce passage fait l’expérience de l’assurance, de la liberté et de la joie qui naissent au plus profond du cœur qui s’offre ainsi à la lumière.

Les nécessaires purifications

Le cœur de l’homme, hélas, n’est pas que consentement. Il est bien souvent envahi par de puissantes forces de refus. Or c’est au monastère, dans l’austère monotonie du quotidien et de toutes ses exigences, qu’elles vont, peu à peu, se découvrir et se manifester. C’est ainsi que, très paradoxalement, celui qui est venu pour chercher son Seigneur et le trouver semble ne pouvoir découvrir et rencontrer que ses propres refus et ses peurs. C’est une cruelle et déconcertante épreuve : une expérience toute nouvelle d’humiliation et de pauvreté, bien éloignée apparemment de l’expérience de la rencontre et de la Présence de Dieu.

Cette expérience est une épreuve de vérité, elle est un feu qui purifie. Pour entrer dans la prière, cette prière vraie qui n’est donnée qu’au cœur pur parce que purifié, il faut ce consentement de pauvreté qui se nomme aussi humilité. La prière qui, essentiellement, est accueil de la Présence, son écoute en amoureuse communion, ouvre d’abord au plus profond du cœur ce chemin de vérité. Seul celui qui est pauvre et humble peut accueillir et garder Celui qui prend tout quand s’accomplit toute promesse dans l’offrande de sa Présence.

Mais les déserts du cœur ont aussi leurs passages et leurs pistes et même de merveilleuses oasis. Ils ont leurs puits où le Seigneur est déjà là, offrant l’eau fraîche et pure de sa tendresse et de sa paix. Sa Parole nous y retrouve avec toute la force créatrice de son pardon et alors, à sa lumière, l’épreuve reprend sens et la vie son élan. Comme en un éclair, se révèle au cœur apaisé la fidélité de sa Présence et de son appel. Dieu ne s’est pas repris. Mieux, il s’est gardé pour nous en nous gardant pour lui. Alors tout redevient lumière y compris la présence du frère et de la communauté qui s’était, elle aussi, perdue dans les ténèbres de l’épreuve et de la tentation.

"Celui qui veut me suivre, qu’il prenne sa croix chaque jour...". Cette parole a désormais pris un sens tout nouveau et le disciple sait que cette croix de chaque jour restera jusqu’au bout la compagne de sa route ; elle aussi - toujours présente - est le signe et le gage d’une autre Présence. A l’école de la Règle, le moine devra apprendre aussi que c’est par la patience que l’on participe à la Passion du Christ. Le vrai combat est donc bien celui d’une endurance et d’une fidélité qui, dans l’épreuve, ne fléchissent pas et qui, dans les longues nuits des nécessaires purifications, pressentent déjà la venue de l’aurore.

L’œuvre de Dieu en nous : sa présence

C’est dans l’absence que la Présence se révèle et surtout qu’elle accomplit son oeuvre en nous. Le Seigneur qui vient et qui appelle veut aussi accomplir sa mission. Celle-ci, toujours la même, consiste en ce que sa mort et sa résurrection soient, en tout homme, créatrices de l’homme nouveau recréé à son image de Fils unique et bien-aimé. Toute sa pâque est offerte afin que, du cœur saisi et purifié, jaillisse, claire et pure, la source des eaux vives. Fontaine intarissable puisqu’elle est de l’Esprit Saint par qui, désormais, Dieu a établi sa demeure en la nôtre.

Si Dieu, au temps de l’épreuve, a tant creusé en nous c’est afin d’assurer, en notre cœur, les fondations de sa demeure. Ce n’est pas sur le sable qu’il veut construire mais sur le roc d’une foi, d’une espérance et d’un amour dont il soit vraiment sûr. Dieu qui, en lui-même, est éternel veut en notre vie une solidité pour sa Présence. De même qu’il avait établi sa demeure en Sion, il veut faire de nous son temple pour que sa gloire y soit révélée et sa louange proclamée.

Il peut être accordé aux Saints cette grâce de se reconnaître dans la lumière de Dieu : "ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi". Si nous, nous ne pouvons encore nous voir ainsi ne doutons pas, cette vie du Christ en nous, déjà, est commencée. En nous, une oeuvre est en train de se réaliser et, dans sa grande miséricorde, le Seigneur, pour nous, saura la mener à son plein accomplissement.

C’est la raison pour laquelle, sans attendre, nous chantons déjà ses louanges et notre action de grâce. Car c’est en chantant qu’il faut le suivre et dans l’émerveillement de l’amour qu’il faut, chaque jour, répondre à son appel. "Qui est grand comme le Seigneur !" chante le psalmiste dans la nuit de son épreuve quand il a l’impression qu’il ne lui reste rien de la présence de son Dieu (Ps 76). C’est aussi le cri de Pierre, sa belle confession de foi quand tous les disciples se retirent : "Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle !". Oui, quand sa parole nous a saisis au plus profond de nous-même, le doute n’est plus possible ni le retour en arrière. Toutes les peurs seront vaincues et le Seigneur nous donnera de marcher sur les eaux pour le rejoindre au rivage éternel, cette terre promise de sa Présence et de sa demeure en nous.

Le chemin que la Règle éclaire

Telle est bien, aussi, la promesse de la Règle. Son premier mot : "Ecoute, mon fils..." invite le postulant qui cherche comment répondre au Seigneur qui l’appelle à ouvrir toute grande l’oreille de son cœur. La parole qu’il a reçue lui montre le chemin de la vraie vie sur lequel il pourra donner la pleine réponse de son obéissance et de son amour. Cette réponse s’exprimera et se cherchera tout à la fois dans la prière liturgique qui est l’œuvre de Dieu - opus dei - et à laquelle le moine ne devra jamais rien préférer et dans la lectio divina aussi, ce face à face avec la Parole qui éclaire et nourrit le cœur et l’esprit du moine quand, chaque jour, il incline l’oreille de son cœur vers Celui qu’il veut voir et servir. Cette réponse s’exprimera et s’accomplira peu à peu dans l’humble service quotidien de la communauté, de chacun des frères et de l’hôte qu’il faut accueillir comme le Christ. Dans l’attention et la disponibilité à tous ceux que le Seigneur lui donne comme compagnons d’exode et de vie commune, le moine peu à peu devient l’homme de la présence. En effet, c’est dans la charité effective, ce bon zèle que les frères se doivent les uns aux autres (Règle de St Benoît 71 et 72), que le moine se quitte lui-même pour se rendre plus réellement présent à toute la volonté de Dieu sur lui.

Certes, c’est long une vie d’homme, c’est long une stabilité dans un lieu et dans une communauté bien précis, pourtant elles passent vite les années quand notre vie ne se veut que don et présence au Seigneur comme aux frères. C’est en tenant dans l’espérance, sans jamais désespérer de la miséricorde de Dieu (Règle de St Benoît 4), que le moine entre dans la lumière qui transfigure toute sa vie. Saint Benoît n’ignore pas que le combat sera rude, le novice doit en être averti dès ses premiers pas au monastère, cependant il lui promet qu’avec l’aide de Dieu, un jour il parviendra. Ce dernier met de la Règle, le moine doit l’enfoncer au plus profond de lui-même et apprendre à le chanter - ou à le laisser chanter en lui-même - comme un beau refrain pour sa longue route. Oui, il parviendra puisque, chaque jour, il a voulu vivre au monastère de l’appel de son Seigneur ; oui, il parviendra à cette rencontre qui sera sa demeure à jamais, à cette Présence qui sera l’éternelle réponse de Dieu à toutes les promesses que recelait son premier appel.