A la suite de Claire et de François


Sœur Marie-Bénédicte
et l’équipe formatrice de TINQUEUX

Rendre compte d’une expérience au nom d’une spiritualité me paraît entreprise risquée, par le danger de globalisation qu’elle entraîne ! Il semble donc important de souligner d’entrée de jeu qu’il s’agit ici de l’expérience du monastère des clarisses de TINQUEUX, dans son expression propre du charisme franciscain, et l’histoire particulière de chaque jeune avec qui nous cheminons.
Je me propose, à partir de cette réalité spécifique, d’essayer de dégager les lignes force du message de François et de Claire, de voir ce que les jeunes perçoivent de ce message, en creux ou en relief, et enfin de cerner ce qui est fait pour les aider à cheminer.

Le message de François et Claire

L’expression commune à François et Claire pour définir leur projet est celle-ci :
"La forme de vie de l’Ordre des Sœurs (ou des Frères) est d’observer le Saint Evangile de Notre Seigneur Jésus Christ.." (2ème Règle de François 1, 1-2 et Règle de Claire 1, 1-2)

Cette affirmation fondamentale sera vécue dans sa dimension communautaire nettement soulignée, par une désappropriation radicale, et dans le respect de la diversité des personnes.

C’est parce que l’Evangile est parole vivante pour Claire et François qu’il peut suffire à fonder toute une vie. Inlassablement, ils y contemplent le visage du Christ en son Incarnation, Christ humble et pauvre dans toute sa vie terrestre, spécialement sa naissance et sa mort. C’est à cette méditation que Claire invite Agnès de Prague dans sa correspondance avec elle :
"...un si grand et tel Seigneur... voulut apparaître dans le monde méprisé, indigent et pauvre..." "Vois que pour toi, il s’est fait méprisable... le plus vil des hommes, méprisé, frappé, mourant dans les angoisses mêmes de la croix..." (1ère lettre à Agnès 19 et 2ème lettre 19-20)

Loin d’être stérile, cette contemplation amène immédiatement Claire et ses sœurs à une conversion radicale de leur vie.
"Regarde, médite, contemple et n’aie d’autre désir que de l’imiter !" (2ème lettre 20)

Une conversion que Claire, à la suite de François, envisage dans une dimension communautaire. Les sœurs (ou les frères) sont reçus comme don de Dieu et chemin de conversion, et c’est ensemble que nous sommes appelés à vivre l’Evangile. Cette conviction, exprimée dans leurs testaments respectifs au souvenir de leurs propres commencements ("Après que le Seigneur m’eût donné des Frères" et "accompagnée des quelques Sœurs que le Seigneur m’avait données dès le début de ma vie pour Dieu") s’exprime à tous les niveaux de notre vie : prière liturgique et silencieuse, travail, réflexion, partage, loisirs, co-responsabilités... tous lieux de rencontre où la différence peut être vécue comme une chance d’ouverture, et les talents mis au service de la communauté.

La coloration communautaire du chemin de désappropriation est, semble-t-il, spécifiquement franciscaine. Très nettement affirmée dans le propos des fondateurs (cf. ce privilège de pauvreté, accordant à la première communauté des sœurs "de ne pouvoir être forcées par personne à recevoir des possessions", octroyé par Innocent III vaincu par les instances de Claire !), cet appel à suivre le Christ pauvre veut se vivre dans une radicalité évangélique libératrice pour chacune et attentive aux appels de l’Eglise et de la Société de notre temps. Il s’agit moins de reproduire le modèle des origines que d’accepter d’entendre sans cesse, personnellement et communautairement, l’appel à suivre le Christ pauvre, à travers la voix des plus petits de ses frères, et d’y engager toute sa vie, non seulement dans son aspect matériel, mais aussi dans la profondeur de son être.

Cette radicalité ne va pas sans le respect de la liberté et de la diversité des personnes, souvent affirmée par Claire et François comme lieu par excellence où peut s’exercer l’amour selon l’Evangile. Le regard émerveillé de François lui fait découvrir dans chacun de ses frères une facette du "parfait frère mineur" tel que nous le décrit le Miroir de Perfection (chap. 85). Ce respect ouvert à la bienveillance s’exprime aussi dans une joyeuse spontanéité qui n’est pas le moindre des signes de reconnaissance de la famille franciscaine !

Ce que les jeunes perçoivent

Ces quelques traits, rapidement évoqués, sont-ils perçus d’emblée par les jeunes qui viennent au monastère, avec le projet plus ou moins clair de la vie religieuse ? Ayant précisé avec quel type de jeunes nous cheminons actuellement, je me poserai la question de leur rencontre avec la spiritualité franciscaine à deux niveaux : celui d’un premier regard, sans choix a priori, et celui de l’approfondissement de leur appel personnel au contact de François et de Claire.

Ce qui frappe chez les quelques jeunes que nous accompagnons pour une recherche de vie religieuse - quelle que soit l’étape où elles en sont - c’est leur diversité ! Diversité sociale et culturelle d’abord : tous les milieux sont représentés. Diversité également des situations : étudiantes, en recherche de travail, ou ayant déjà une activité professionnelle depuis quelques années... Diversité enfin dans leur cheminement de foi et leur environnement ecclésial : si la plupart sont de souche chrétienne (pas de récemment convertie), le milieu familial ou éducatif est porteur à des degrés bien différents, et surtout, les engagements dans l’Eglise sont très diversifiés : aumônerie universitaire, S.D.V., association proche des plus pauvres ("aux captifs... la libération"), catéchèse, mouvements (JICF, J0C,ACE..), ADT Quart-Monde, paroisses. On note comme une constante l’attention aux plus démunis, qui n’est pas sans lien avec le questionnement par rapport à la spiritualité franciscaine. En tout état de cause, si cette insertion ecclésiale n’est pas effective, il nous semble important d’amener chaque jeune à faire l’expérience d’une vie d’Eglise, quelle qu’elle soit, avant d’envisager la vie monastique.

D’une première découverte de la vie franciscaine telle que les jeunes la perçoivent en venant a TINQUEUX, il ressort trois mots : simplicité, liberté, joie. Trois aspects, en général exprimés assez vite par les groupes ou les personnes qui passent à l’hôtellerie, participent à la prière et vivent une rencontre avec une sœur.

Et ce sont encore ces trois termes qu’emploient fréquemment les jeunes en recherche dès avant leur premier stage. Le rapport à la pauvreté est également perçu, mais souvent comme une question "en creux" par rapport aux bâtiments et à la stabilité de notre vie.

Pour aller plus loin, et situer le point de rencontre de la démarche franciscaine avec l’appel de ces jeunes, je me permets de citer l’une ou l’autre...

Deux jeunes avant d’entrer :

"Ce qui devient de plus en plus l’essentiel pour moi... c’est l’appel à suivre avec les clarisses le chemin du Christ pauvre et crucifié... me laisser appauvrir et simplifier par Lui, Le laisser me rendre joyeuse de sa présence pauvre et silencieuse, pour que sa Bonne Nouvelle se répande comme il le désire. Et surtout cheminer avec d’autres, apprenant son amour au quotidien, en communauté. C’est tout cela que j’aperçois déjà de cet appel".

"Mes séjours m’ont permis de découvrir combien vous êtes proches des pauvres et de façon plus réelle que la plupart de ceux qui les croisent dans la rue : par votre prise de conscience, votre prière, votre pauvreté, mais aussi le choix libre de l’obéissance et de la chasteté. Je suis sûre que vous les portez et que vous les entraînez vers la vie... L’essentiel pour moi est de marcher à la suite du Christ, en choisissant le dépouillement, la pauvreté, la contemplation, la joie, avec comme grand frère et grande sœur François et Claire".

Une postulante, le jour de sa vêture :

"Ce qui m’a le plus marquée pendant toute cette année... c’est le quotidien, un quotidien humble, caché, simple, qui se déploie sous le regard de Dieu... François et Claire me chantent le chemin des Béatitudes, du bonheur vrai. Le chemin de pauvreté qu’ils tracent à la suite du Christ, leur refus de posséder tant les personnes que les biens, de dominer, de ramener tout à soi est pour moi un chemin de libération, de vie. C’est aussi un chemin de joie parce qu’ainsi le cœur est libéré, ouvert, il peut tout recevoir des autres, de Dieu, il peut se recevoir tout entier, tout peut être grâce, tout peut devenir action de grâce... Je désire me tenir comme au carrefour de la vie de Dieu et de la vie des hommes... devenir par toute ma vie et tout mon être petite sœur de François et Claire, Sœur Pauvre, c’est à dire me laisser transformer par la contemplation du Christ pauvre et humble, me laisser guider par François et Claire pour, avec eux, accueillir tout homme comme un frère, une sœur".

Cheminer ensemble

Avec tous ces appels et ces questions, nous essayons de cheminer ensemble à la lumière de l’Evangile, de Claire et de François. Le premier point, qui peut sembler une évidence, est la nécessité de prendre du temps, beaucoup de temps pour écouter et accompagner, à la mesure du besoin des jeunes d’analyser, de comprendre et de partager, besoin développé par une vie souvent portée par des groupes "chauds", où on est bien.

Cette première réalité précisée, trois points d’insistance peuvent être dégagés de notre expérience propre : la gestion des rapports vie communautaire/solitude, liberté/structure, et responsabilité/gratuite.

L’équilibre VIE COMMUNAUTAIRE/SOLITUDE, que Claire dose avec un solide bon sens dans sa Règle, reste à gérer pour chaque époque et chaque personne, et se joue aussi bien dans le rapport aux relations déjà existantes (famille-amis) que dans la vie fraternelle. La continuité avec l’ "avant" prend une importance considérable - et elle fait partie du témoignage à rendre - qu’il faut apprendre à concilier avec certaines formes de ruptures et avec tout ce qui fait la nouveauté de la vie.

Dans ce sens, l’ouverture aux relations des autres sœurs et du monastère permet d’élargir les horizons. Et cela joue de façon réciproque ! Au plan de la vie fraternelle, il s’agit de réguler le rapport partage/solitude, d’une part en suscitant des temps de partage assez denses et variés dans leur forme (dont le besoin est réel) et d’autre part en préservant une certaine radicalité de silence et de "solitude" dont le poids de communion et de solidarité soit tout aussi dense.

Comment vivre LA LIBERTE A L’INTERIEUR DES STRUCTURES qui définissent pour une grande part la vie communautaire ?

Grosse question a priori pour des jeunes que la société ne prépare nullement à un tel type d’ "organisation". La liberté qu’ils perçoivent au départ comme un témoignage s’inscrit dans leur appel parfois comme une revendication. A nous d’aider à faire le passage vers une exigence intérieure de liberté, que la structure institutionnelle bien comprise et intégrée va permettre d’articuler. Entrer dans une liberté qui ne soit pas relâchement suppose que les jeunes soient suffisamment renvoyées à elles-mêmes et à leur jugement propre (dont Claire, déjà, fait un moteur de la maturité communautaire) pour se prendre en charge et vivifier les structures en les choisissant librement.

Un dernier point retient notre attention : l’harmonie à établir entre LA PRISE DE RESPONSABILITE ET LA CONSCIENCE DE LA GRATUITE fondamentale de notre vie.

Sans être antinomiques, les deux choses nécessitent souvent d’être situées à leur juste place. D’où l’importance, pour nous, de donner assez vite des responsabilités aux jeunes, pour les aider à se construire en étant partie prenante de la communauté, mais aussi de leur faire faire l’expérience que l’essentiel n’est pas une quelconque efficacité du travail mais la gratuité d’une relation à Dieu, aux sœurs, à toute personne, en tenant compte des rythmes, des limites, des richesses et des fragilités de chacun, et vécue dans la durée d’un quotidien informé par l’Evangile.

Dans ce même sens, nous essayons de diversifier autant que possible (sans tomber dans la dispersion !) les travaux et les modes de rencontre pour que l’ensemble de la communauté participe à cette oeuvre de fraternité.

En conclusion, et à partir de ce qui vient d’être dit, l’expérience m’invite à formuler deux convictions :

  • Nous ne pouvons faire l’économie, dans ce temps qui est le nôtre, d’une écoute attentive et passionnée de ce que nous dit le monde d’aujourd’hui, et des appels de l’Eglise. Cette écoute passe par des "canaux" qu’il ne faut pas hésiter à diversifier, et les jeunes que nous rencontrons en sont les témoins privilégiés.
  • L’accueil et le cheminement avec les jeunes sont le lieu d’une réciprocité vitale et essentielle pour notre conversion à l’Evangile. C’est en acceptant d’être vulnérable au questionnement des jeunes et en étant prête à le laisser changer quelque chose dans notre vie que cet Evangile pourra réellement porter du fruit.