L’Ecole Française de Spiritualité


Jean DUJARDIN
prêtre, Supérieur Général des PRETRES DE l’ORATOIRE

Le XVIIème siècle a vu éclore une nouvelle forme de spiritualité sous l’impulsion du cardinal de BERULLE. D’étonnantes similitudes entre cette époque de mutation et la nôtre peuvent éclairer aujourd’hui l’évolution de l’identité du prêtre diocésain. Les intuitions de l’Ecole Française peuvent trouver écho en nous parce qu’elles ont su s’enraciner à nouveau dans la tradition de l’Eglise.

- QU’EST-CE QUE l’ECOLE FRANÇAISE ?

On entend par "Ecole Française" une Ecole de spiritualité qui est née au début du XVIIème siècle. Le mot même d’Ecole signifie qu’il ne s’agit pas de l’initiative d’un seul homme, même si l’on reconnaît en la personne du cardinal de BERULLE le premier de ceux qui lui appartiennent. Cette Ecole s’est développée par la suite avec des hommes aussi divers que riches dans leur personnalité et dans leurs initiatives que Saint Vincent de Paul, fondateur des prêtres de la Mission, Louise de Marillac des Filles de la Charité, Jean-Jacques OLIER de la compagnie de Saint Sulpice et des séminaires, Saint Jean Eudes de la Congrégation de Jésus et de Marie et de plusieurs communautés féminines, et même Saint Louis GRIGNON DE MONTFORT, dont la spiritualité est incontestablement d’un accent plus marial que les précédentes. Et enfin, ne l’oublions pas, Saint Jean Baptiste de la Salle, fondateur des Frères des Ecoles Chrétiennes.

Ecole Française de spiritualité, aujourd’hui les spécialistes de cette période préféreraient plutôt parler d’Ecole bérullienne du fait de la dépendance spirituelle de tous ses membres fondateurs par rapport au premier d’entre eux, le cardinal de BERULLE.

- QUELLE FUT LA GENESE DE CETTE ECOLE ?

Nous sommes à la fin du XVIIème siècle, la France sort à peine des guerres de religion. On a du mal à imaginer aujourd’hui à quel point cette France religieuse de la fin du XVIème siècle et du début du XVIIème siècle a été secouée par la violence de cette crise, dont les méfaits sont encore perceptibles lorsqu’on examine attentivement la situation religieuse d’un certain nombre de nos villages, de nos villes ou de nos régions françaises.

Si l’on veut comprendre la racine de cette crise, il faut remonter plus loin encore, car les guerres de religion ne sont que la manifestation extérieure de questions infiniment plus profondes. Des historiens aujourd’hui parlent volontiers de : "l’épuisement religieux de la fin du Moyen-Age". La Réforme protestante n’a pas simplement été une réaction contre les abus visibles dans la vie de l’Eglise. Il y a certes eu la fameuse "affaire des indulgences" contre laquelle LUTHER a réagi ; mais cela n’était que la manifestation précisément de ces questions cruciales qu’on pourrait regrouper autour d’un terme unique : "l’angoisse" des hommes de la fin du Moyen-Age et du début de la Renaissance : l’obsédante question de la mort et du Salut. Le XIVème siècle, marqué par la grande peste noire, véhicule l’omniprésence de la mort. D’un autre côté, les grandes découvertes, la Renaissance, l’humanisme exaltent l’homme à l’infini.Comment "gérer les rapports du visible et de l’invisible ?" écrit encore un autre historien. Telle est finalement la question.

- QUELLE REPONSE VA-T-ON TROUVER A CES INQUIETUDES RELIGIEUSES ?

Il y a deux sortes de réponse à cet épuisement religieux de la fin du Moyen-Age : en premier lieu la réponse de la renaissance et de l’humanisme ; en second lieu, la réponse de la Réforme protestante.

La réponse de la Renaissance et de l’humanisme, c’est le retour à l’Antiquité. Non pas qu’il y ait redécouverte de l’Antiquité (comme si les hommes du Moyen-Age l’avait ignorée - ainsi qu’on le dit quelquefois un peu légèrement), mais retour à l’Antiquité comme norme, guide de sagesse en cette vie.

Cette forme de réponse va certainement satisfaire un nombre appréciable d’hommes, des intellectuels de haut vol, mais elle laisse sur sa faim l’ensemble du peuple chrétien. Il y aura donc la réponse de la Réforme.

S’appuyant sur une lecture de l’Ecriture facilitée par l’imprimerie et les recherches linguistiques, elle met en oeuvre le salut par la Foi. Dans tout cet enchevêtrement d’idées et de recherches, devant la cassure des Eglises, survient le Concile de Trente. Il édifie une imposante construction théologique et pastorale, probablement la plus équilibrée en face de ces troubles, même si, hélas, il ne survient qu’après la Réforme. De lui vont naître, parfois un peu avant lui, une multitude d’initiatives.

On a beaucoup parlé de Contre-Réforme catholique, parce que dans ce qui suit le Concile de Trente, il y a incontestablement un aspect de lutte contre le développement de l’hérésie dite "protestante". Mais aujourd’hui on parle d’une manière plus juste sans doute de la Réforme catholique, pour tenir compte, au-delà de l’aspect de lutte contre le protestantisme, d’une réponse beaucoup plus positive de l’Eglise elle-même aux propres besoins du peuple chrétien.

L’Ecole Française de spiritualité naît au moment précis où se pose en France la question de l’introduction et de l’application du Concile de Trente. Mais nos Pères fondateurs qui sont essentiellement des missionnaires, comme on le verra par la suite, sont convaincus qu’il ne saurait y avoir de vraie réforme théologique ou pastorale qui ne soit précédée d’un renouveau spirituel.

- QUELLES SONT LES FIGURES DE CE MOUVEMENT ?

Il y a d’abord un groupe qui se réunit autour d’une femme, Madame ACARIE, la cousine du cardinal de BERULLE. Par la suite Madame ACARIE, devenue veuve, entrera au carmel. Elle prendra le nom de Marie de l’Incarnation. L’Eglise l’a déclarée depuis "Bienheureuse".

Autour d’elle se retrouve dans son salon un certain nombre d’hommes très divers : des religieux, des laïcs, Saint François de Sales, quand il est de passage à Paris.

La première décision importante que le petit groupe prend est de réimplanter en France une vie contemplative digne de ce nom. Pour cela, il décide d’envoyer le jeune BERULLE, il a alors 23 ans, en ESPAGNE chercher quelques carmélites.

- IL N’Y AVAIT PLUS DE VIE CONTEMPLATIVE EN FRANCE ?

Si, bien sûr. Mais beaucoup de monastères avaient besoin d’être réformés et le carmel, réformé précisément par Sainte Thérèse d’Avila, semblait un modèle particulièrement adapté de vie contemplative. Les multiples implantations qui ont suivi par la suite montrent bien la fécondité de cette intuition originelle.

Second souci : le problème du clergé. On a souvent dit que les fondateurs de l’Ecole Française de spiritualité ont essentiellement voulu fonder des séminaires. Or ce n’est pas tout à fait exact. Leur intuition première est plus large.

Ce sont souvent les besoins du peuple chrétien tout entier qu’ils perçoivent et auxquels ils veulent d’abord répondre. Car ces gens-là sont d’abord des missionnaires, c’est à dire qu’ils ont le souci, non pas simplement de lutter contre l’hérésie protestante, même si ils le font dans les premières années comme St François de Sales ou le Cal de BERULLE, mais avant tout, de ré-évangéliser le peuple de France. Tous ont fondé des missions, certains, comme l’Oratoire, en France exclusivement ; d’autres iront à l’étranger comme les Sulpiciens et les Lazaristes. La vision de l’Eglise qu’ils mettent en oeuvre, dont ils n’ont pas fait, sauf exception, la théologie systématique est une préfiguration de la vision de l’Eglise "Corps Mystique du Christ" telle qu’elle se développera au XXème siècle. Leur discours sur ce point est biblique, évangélique et paulinien. Il est également très inspiré d’une profonde connaissance des Pères de l’Eglise. Il faut reconnaître également que ces hommes missionnaires ont eu conscience qu’il n’y aurait pas de ré-évangélisation de la France sans passer par une réforme du clergé.

Mais il faut bien voir que cette réforme n’est pas première, elle est la conséquence de la perception des besoins du peuple chrétien et motivée, appelée par une urgence spirituelle. Ils ne sont pas d’abord des fondateurs de séminaires. Par contre, la formation des prêtres leur apparaît comme un des moyens nécessaires pour assurer la nouvelle christianisation du pays.

C’est encore dans le salon de Madame ACARIE que cette idée a mûri. "Restaurer l’état de prêtrise", selon l’expression du Père de BERULLE et conformément au langage normal de cette société organisée en "états", tel est l’objectif. Pour y parvenir, les fondateurs auraient pu passer comme d’autres par la fondation de nouveaux "ordres religieux". Ils ne l’ont pas voulu pour être conforme à la vision de l’Eglise locale organisée autour de l’évêque.

- CELA NOUS SEMBLE UNE EVIDENCE AUJOURD’HUI !

A l’époque, ce n’était pas si simple. On a peine à imaginer la situation qui était celle de ce temps.

Saint Vincent de Paul a décrit en des pages très sévères l’état d’ignorance des prêtres, leur médiocrité. Plus gravement, il y avait le système des bénéfices dont les méfaits sont considérables car il ne reposait que sur des intérêts économiques. Qu’il dépende de l’évêque lui-même, du monastère voisin, du seigneur ou du roi, la nomination d’un curé dans une paroisse relève bien peu de considérations pastorales. L’un des soucis de BERULLE sera précisément de constituer des communautés de prêtres plus libres.

Dans une telle perspective, créer un nouvel ordre religieux exempt de la juridiction de l’évêque selon les termes rigoureux de l’époque, c’était encore réformer l’Eglise de l’extérieur et cela d’une manière beaucoup plus sensible que nous ne pouvons le comprendre aujourd’hui. Le souci de fond qui préside à leur initiative est donc de réformer l’état de prêtrise sans le couper du clergé séculier. D’où leur désir de communauté de prêtres sans vœu dépendant étroitement de l’évêque pour leur ministère, mais relevant d’un Supérieur pour leur vie communautaire, libérés de tous bénéfices et donc plus proches du peuple de Dieu. Nous sommes loin du prêtre séparé dont on parlera par la suite. Ces prêtres en communauté sont bien séparés non pas des hommes, de la culture, mais des mondanités et des contraintes d’un ordre économique et social qui entrave la liberté de l’Eglise.

- QUI VA SE CHARGER DE CETTE ENTREPRISE ?

On a d’abord pensé à Saint François de Sales, mais il s’est récusé parce que trop pris par son diocèse. On s’est donc tourné vers le Père de BERULLE sans doute parce qu’il manifestait des qualités d’animation et de direction, dans la responsabilité assumée auprès des carmélites. BERULLE ne s’est pas tout de suite rendu à la demande, il a beaucoup hésité, il a même fallu la pression de l’archevêque de PARIS pour qu’il se décide.

- ETAIT-IL DEJA CARDINAL ?

Non, quand il fonde l’Oratoire il n’a que 36 ans. D’ailleurs la fondation a mis du temps à se concrétiser. Au moment où la décision est prise, une question se pose en effet : de quel modèle s’inspirer ? Jusqu’à présent, ou l’on appartient au clergé séculier ou l’on est religieux. Il n’y avait pas de structure intermédiaire.

C’est, là encore semble-t-il, Saint François de Sales qui fit connaître à BERULLE la fondation que Saint Philippe Néri avait faite à ROME à la fin du XVIème siècle sous le nom d’Oratoire. Saint Philippe avait rassemblé autour de lui un certain nombre de prêtres vivant en communauté sans en faire pour autant des religieux.

En réalité, deux modèles ont inspiré BERULLE. L’Oratoire de ROME, qui a donné son nom à la nouvelle congrégation, mais aussi une autre fondation qu’avait faite Saint Charles Borromée sous le nom d’Oblats dans son diocèse. Ces missionnaires qui étaient des prêtres diocésains furent les artisans de l’application de la réforme du Concile de Trente dans le diocèse de MILAN.

A partir de là, BERULLE va peu à peu retenir deux idées : Il faut mettre des prêtres à la disposition des évêques dans les diocèses, en étroite dépendance à leur égard pour leur ministère et pour leur service pastoral.

Mais en même temps, il les veut indépendants de l’évêque pour leur formation et pour la vie communautaire.

BERULLE fonde donc l’Oratoire dans cette double perspective. Et sous son impulsion de nombreuses fondations voient le jour avant sa mort en 1628.

- A QUEL MOMENT FAIT-IL LA CONNAISSANCE DE JEAN EUDES ?

Jean Eudes est entré à l’Oratoire le 19 mars 1625. C’est le Père de BERULLE qui l’accueille lui-même officiellement. Il restera vingt ans dans la congrégation. Je crois qu’on peut dire qu’il y a reçu non seulement sa formation de séminariste pour le sacerdoce, mais les grands axes de la spiritualité qu’il développera par la suite avec son charisme propre et selon les besoins qu’il découvre. Il quitte l’Oratoire essentiellement parce que la congrégation ne répondait pas assez vite aux besoins de formation des séminaires. Sans doute cela était-il vrai.

BERULLE sera aussi pendant quelque temps le directeur spirituel de Saint Vincent de Paul. C’est lui encore qui lui conseillera de prendre en charge la paroisse de CLICHY. Par la suite le Père Charles de CONDREN, successeur du Père de BERULLE à la tête de l’Oratoire, sera le directeur spirituel de Monsieur OLIER. Vous voyez ainsi comment se sont tissés entre tous ces hommes, au-delà des relations de rencontres historiques, des liens spirituels profonds.

- MAIS COMMENT EXPLIQUER LE PENCHANT DE l’ORATOIRE POUR LA CREATION d’ECOLES ?

Il y a ici une situation tout à fait paradoxale. A l’origine, BERULLE souhaitait que les oratoriens puissent s’occuper de toutes les tâches qui peuvent être accomplies par un prêtre, à l’exclusion de l’éducation, tout simplement parce que les jésuites s’en occupaient bien.

Mais, dans la Bulle de Fondation de la congrégation de 1613, le pape a rajouté de sa propre autorité : y compris l’éducation. C’est ainsi que les oratoriens se sont lancés dans cette tâche. A l’époque de Louis XV, un certain nombre de municipalités, de villes ont demandé à l’Oratoire de fonder des collèges, de reprendre d’anciens collèges jésuites du fait que la Compagnie venait d’être expulsée de France. Ainsi, la congrégation s’est trouvée chargée de ce service beaucoup plus, probablement, que BERULLE ne l’aurait désiré lui-même et on voit ainsi que l’éducation ne définit pas la vocation oratorienne.

La Fondation de Saint Jean Eudes, par contre, se centrera davantage sur les missions et la formation des prêtres. Monsieur OLIER s’occupera lui aussi d’abord de mission et de vie paroissiale. N’oublions pas qu’il a fondé son premier séminaire autour de la paroisse St Sulpice à PARIS.

Quant à Saint Vincent de Paul, c’est d’abord la mission qui l’occupe. Mais à la demande des prêtres eux-mêmes, il organisera les Conférences de Saint Lazare et sa Congrégation s’orientera aussi vers la formation dans les séminaires.

Nous sommes donc devant la naissance de plusieurs familles de prêtres...

Il est certain que de cet ensemble de Fondations est née une tradition spirituelle. Mais il est très important de voir et de comprendre qu’à l’origine ce n’est pas au sens strict du terme une spiritualité réservée aux clercs. C’est une spiritualité qui a comme objectif premier de donner aux croyants, aux baptisés, dirait Saint Jean Eudes, soucieux de perfectionnement spirituel, les moyens de ce perfectionnement. Et, bien entendu, parmi ces croyants il y en a qui ont des besoins spécifiques, ce sont les prêtres.

Lorsqu’on dit que l’Ecole Française de spiritualité est uniquement une spiritualité sacerdotale, on se trompe ou, du moins, on ne rend pas compte de toutes ses dimensions. On oublie que BERULLE a forgé une partie essentielle de ses idées dans l’instruction des carmélites. On oublie qu’un Jean-Baptiste de la Salle adaptera cette tradition spirituelle aux Frères des Ecoles Chrétiennes. On oublie que Gaston de RONDY en monnayera certains aspects pour les laïcs au sein de la Compagnie du Saint Sacrement.

C’est vrai qu’un homme comme BERULLE a très particulièrement le souci de la restauration de "l’état de prêtrise", mais quand on regarde attentivement quelle est l’articulation de sa pensée spirituelle, on découvre qu’elle rappelle tout simplement aux prêtres qu’ils sont d’abord baptisés. Et comme tout baptisé qu’ils sont appelés à la sainteté. Ce que BERULLE ajoute n’est pas d’abord un plus, mais il constate et développe cette idée que le ministère sacerdotal est, au cœur de cet appel à la sainteté, une exigence nouvelle. Il refuse en effet de réduire le ministère au simple exercice d’une fonction, si l’on peut dire.

Il faut donc que le prêtre qui exerce un ministère qui est un ministère de sanctification, ajuste sa vie personnelle à la qualité du service auquel il est appelé. Ce ministère comporte donc en lui-même une exigence de sanctification qui lui est propre. C’est ce qu’on peut appeler une spiritualité sacerdotale mais dont on voit bien que la racine profonde n’est pas d’abord sacerdotale mais baptismale.

Par la suite, une certaine spécialisation accentuera incontestablement le caractère plus clérical de l’Ecole Française. On peut penser, sans pour autant lui en faire porter tout le poids, que le troisième Supérieur Général de St Sulpice, Monsieur TRONÇON, porte en ce domaine une part importante de responsabilité.

- QUEL ETAIT, DANS l’ESPRIT DU CARDINAL DE BERULLE, L’IMPORTANCE DE LA VIE COMMUNAUTAIRE ?

La vie commune est un élément essentiel de sa pensée. Comme presque tous les fondateurs, il a fortement présent à l’esprit l’idéal tracé dans les Actes des Apôtres. Il pense que le témoignage sacerdotal passe par un témoignage de vie commune. Cela pour des raisons davantage mystiques que pratiques.

Mais il y a aussi une autre raison plus circonstancielle, il s’agit de libérer le prêtre de cette structure sociale asservissante qu’est le système des bénéfices. De ce point de vue, je le répète, il ne s’agit pas de couper les prêtres des réalités humaines, et encore moins de la culture humaine, mais de les libérer des contraintes mondaines.

- N’ASSISTONS-NOUS PAS, LA, A LA NAISSANCE D’UNE VISION ECCLESIOLOGIQUE NOUVELLE QUI SITUE LE PRETRE COMME COLLABORATEUR DE L’EVEQUE ?

Absolument, encore que cela soit très traditionnel chez les premiers Pères de l’Eglise. A l’époque de la fondation, et cela est demeuré vrai dans l’Oratoire et à St Sulpice, les prêtres ne sont pas incardinés à la Congrégation. Ils demeurent incardinés à leur diocèse. Certes, cela peut sembler un peu fictif dans la réalité de la vie quotidienne, mais c’est tout de même symbolique de l’enracinement dans le diocèse.

- AUJOURD’HUI, QUELLE EST L’EVOLUTION DE LA SPIRITUALITE DE L’ECOLE FRANÇAISE ?

Toutes ces familles qui sont nées autour de l’Ecole Française de spiritualité travaillent de plus en plus souvent ensemble. C’est à dire que chacune, tout en répondant à sa vocation propre, éprouve le besoin de retourner davantage à ses racines, et ces racines re-découvertes nous conduisent à nous retrouver. En voici deux exemples concrets :

Depuis de nombreuses années déjà, les Provinciaux des quatre familles principales, c’est à dire chronologiquement : oratorienne, sulpicienne, eudiste et lazariste, se retrouvent chaque trimestre. Tous les deux ou trois ans ils organisent une retraite commune.

Second exemple plus récent, mais appelé à un certain développement je le crois, c’est le souci commun des jeunes qui a conduit les équipes de formation à organiser des week-ends ensemble.

Pour être complet, il faut dire aussi qu’il existe un travail de concertation entre les fondations féminines. De nombreuses Congrégations, plus ou moins rattachées à l’Ecole Française, cherchent à retrouver le même enracinement spirituel. Les fruits de ces efforts ne sont pas encore évidents, éclatants, mais je suis convaincu qu’ils mûriront dans un avenir très proche.

Nous avons enfin le sentiment que les intuitions spirituelles de ces hommes du XVIIème siècle gardent toute leur pertinence pour notre temps, malgré un langage daté qui les rend difficilement accessibles.

- QUE PEUVENT NOUS APPORTER CES INTUITIONS SPIRITUELLES ?

Premièrement, le problème qui inquiétait les hommes de ce temps-là, la fin du XVIème siècle, du XVIIème siècle, c’était celui du rapport à Dieu, le rapport au visible et à l’invisible pour reprendre l’expression citée plus haut. Question d’une extrême actualité. Ils ont voulu restaurer dans le monde chrétien un sens plus juste de Dieu. BERULLE, OLIER, VINCENT de PAUL, JEAN EUDES, ces hommes-là quand ils parlent de Dieu savent vraiment de qui ils parlent et ils savent la place qu’ils doivent lui donner dans leur existence et dans l’humanité tout entière. BERULLE a écrit sur ce point de nombreux textes, de voudrais seulement citer un petit passage d’un opuscule de piété : "Que je Vous connaisse et que je me connaisse, que je me proportionne et me mesure à Vous... que je me réfère à Vous par la condition de mon être qui n’est qu’une simple relation à Vous... Vous êtes le fondement et l’intime de mon être... mon bonheur est d’être à Vous, d’être une pure capacité de Vous, remplie de Vous..."

Deuxièmement, ce sont aussi des hommes de leur temps. Ils savent très bien quelles séductions opéraient les grandes découvertes, la Renaissance, l’Humanisme, etc. Leur problème fut d’établir un lien aussi juste que possible entre cette recherche de Dieu et l’exaltation de l’homme qui est le fruit des mutations de l’époque contre laquelle la Réforme a réagi violemment et sans doute d’une manière excessive. On se souvient à cet égard du grand débat entre ERASME "de libero arbitrio" et LUTHER "de servo arbitrio".

Je ne crois pas que BERULLE concentre par une simple inclination de piété personnelle toute sa spiritualité sur le mystère de l’Incarnation, c’est à dire sur le mystère de la relation entre Dieu et l’homme en la personne de Jésus. Dans son oeuvre principale : "DISCOURS DE L’ETAT ET DES GRANDEURS DE JESUS", c’est non seulement le Fils de Dieu fait homme (de ce point de vue il est très proche de St Irénée), mais c’est l’homme divinisé, c’est l’homme qui, par le chemin de Jésus, peut aller à la rencontre du Père, entrer dans le mystère de la Trinité, s’épanouir dans le mystère de l’Amour de Dieu, c’est le Fils adorateur du Père. C’est la dimension relationnelle qui est mise en évidence.

Il me semble que le mystère de l’Incarnation non seulement n’a pas perdu son actualité, parce qu’il est au cœur de la doctrine chrétienne, mais qu’il garde toute son urgence dans un monde plus divisé que jamais où les coupures, les ruptures s’étalent sous nos yeux.

- N’Y A-T-IL PAS ICI UNE RECHERCHE D’INCULTURATION DE LA FOI PROCHE DES INTUITIONS DE VATICAN II ?

Il y a incontestablement dans l’Ecole Française une perception aiguë de la crise religieuse du temps et le souci d’y répondre. Ce n’est pas par hasard que, mesurant l’épuisement de la scolastique, BERULLE encouragera les premiers pas du jeune DESCARTES, même s’il n’en mesure pas toutes les conséquences. Mais ce n’est pas par hasard non plus qu’un de ses premiers disciples, Nicolas MALEBRANCHE, conscient de l’enjeu et de ses conséquences, tentera dans sa philosophie de faire la synthèse entre la pensée chrétienne la plus authentique et le cartésianisme. Certes, il y réussira plus ou moins, et on a le droit de le critiquer, mais la tentative est significative.

Dans son ensemble, l’Ecole Française a eu l’intuition qu’il ne fallait pas se situer à côté du temps et de ses problèmes mais qu’il fallait y répondre par un approfondissement du mystère chrétien.

Une deuxième chose me paraît profonde et réelle, et je pense que cette question demeure toujours très présente, c’est qu’un Concile ne peut vraiment passer dans le peuple chrétien que s’il trouve le moyen de traduire ses réformes dans un mouvement spirituel. Ce fut le génie de l’Ecole Française de l’avoir perçu. Pas elle seule, bien sûr, car avant elle il y a eu des figures aussi considérables que Thérèse d’Avila, Saint Ignace de Loyola et tant d’autres.

Ces grandes figures de l’Eglise ont vu avec plus de pertinence que d’autres qu’il ne suffisait pas de décider de réformes structurelles pour transformer l’Eglise, mais qu’il fallait une réforme des cœurs et des esprits. Les grandes idées qui ont été les leurs de ce point de vue, je les trouve toujours très actuelles, susceptibles, après un travail de relecture, de répondre à bien des questions. Ou en tout cas de nous indiquer dans quel esprit il faut chercher à y répondre.

L’Europe, vous le savez, souffre encore d’une grave pénurie de prêtres. Au XVIIème siècle, ce n’était pas un problème de nombre, mais c’était un problème de qualité. Je trouve très intéressant de remarquer que dans ce contexte différent, nos fondateurs ont eu l’intuition profonde qu’on ne pouvait pas concevoir une réforme du clergé, un renouveau sacerdotal indépendamment d’un renouveau du peuple de Dieu tout entier. Tout se tient dans leur vision de l’Eglise.

Dans mes préoccupations de Supérieur général aujourd’hui, il n’y a donc pas seulement celle d’assurer une continuité à l’Oratoire dans la mesure où il sert l’Eglise, et donc d’appeler au sacerdoce ministériel, mais il y a beaucoup plus. Car cet appel au sacerdoce, nous en avons la conviction, ne passe pas seulement par notre propre effort, mais par la conscience plus aiguë du peuple chrétien d’appartenir à un corps, à ce corps qui est l’Eglise, témoin du Christ dans le monde des hommes.

- LE THEME DU SYNODE ROMAIN SUR LA FORMATION DES PRETRES VOUS EST DONC TRES CHER ?

Il est évident que le souci de la formation des prêtres demeure très fort, par tradition davantage chez les Sulpiciens et chez les Eudistes ou même chez les Lazaristes, que chez nous, car l’éducation a joué un grand rôle dans notre histoire et nous nous sommes orientés de façon plus diversifiée.

Cependant, ce souci est aussi très réel pour nous. Nous nous posons cette question : où se joue aujourd’hui le moment de la vocation des jeunes ? Deux lignes de recherches, complémentaires je crois, se développent depuis quelques années, très modestement, dont j’ose à peine parler ici car je ne veux surtout pas en faire un modèle.

D’une part, nous travaillons avec des laïcs à partager avec eux les lignes de force de notre tradition spirituelle, pour répondre à leur attente en ce domaine.

Le risque existe en effet, pour eux, et ils y sont très sensibles, d’accéder à une formation théologique, de se former pastoralement selon les besoins de l’Eglise, sans pour autant trouver ce qui fait l’unité de leur vie, c’est à dire une vie spirituelle correspondante. Au fond, pour les laïcs aujourd’hui, se pose d’une manière analogue la même question qui se posait aux prêtres du XVIIème siècle : Est-ce qu’on va leur permettre d’accéder aux exigences d’une vie spirituelle à la hauteur des responsabilités qu’on leur confie ?

Il ne s’agit pas seulement de former un catéchiste parce qu’il faut un catéchiste, ou un liturgiste. Notre désir est, à notre modeste place, d’aider des laïcs à vivre une tradition spirituelle qui peut leur permettre de répondre aux besoins et aux appels de l’Eglise de ce temps ; donc de passer en quelque sorte, de l’organisation à l’animation pour éviter que les hommes et les femmes vivent une sorte de dichotomie entre leurs tâches et leur vie spirituelle.

Je crois d’ailleurs que c’est au sein de ces groupes qu’apparaîtra davantage le besoin de prêtres. Pour qu’il y ait un appel au sacerdoce ministériel qui trouve écho, ne faut-il pas que là où l’appel est lancé, il y ait un milieu porteur. Hier ce milieu porteur était tout naturellement les familles nombreuses ou les familles rurales ; aujourd’hui, il me semble que c’est davantage la responsabilité plus globale des communautés chrétiennes dans leur ensemble, et je crois qu’en ce domaine, partager nos traditions spirituelles peut aider un certain nombre d’entre elles à se situer davantage par rapport à l’Eglise et à l’ensemble de ses besoins.

D’autre part, notre souci plus spécifique concerne, bien sûr, la vocation sacerdotale. Nous ne voulons pas, et d’ailleurs nous n’en avons pas les moyens, faire ce que font les Sulpiciens ou les Eudistes, mais ayant fait l’expérience des responsabilités éducatives dans les collèges, nous sentons que maintenant l’appel au sacerdoce ne se joue plus seulement dans les premières années, comme autrefois, mais souvent un peu plus tard, dans cette période intermédiaire qui va de la fin des études secondaires à l’entrée dans la vie professionnelle. Il faut donc être présents à ce moment-là.

Dans ce but, il y a deux ans nous avons ouvert une petite maison à LYON-VILLEURBANNE où des jeunes de 18-30 ans peuvent partager ensemble une année de réflexion, tout en poursuivant leurs études. Ils trouvent la une expérience communautaire, les moyens d’un discernement et d’un approfondissement spirituel. L’objectif c’est de les aider à clarifier en un sens très large leur vocation dans l’Eglise, quelle que soit cette vocation : demeurer dans la vie laïque et se marier, ou choisir de répondre à une vocation plus spécifique, sacerdotale ou religieuse. Je dois à la vérité de dire que nous nous sommes inspirés à cet égard d’une autre expérience lancée quelques années auparavant, par les Pères eudistes à PARIS, bien que leur expérience fût plus spécifiquement tournée vers la vocation sacerdotale. On le voit ainsi, des solutions s’esquissent et la recherche se poursuit.

D’un autre côté, nous faisons tous un effort de publication de nos textes. En ce qui nous concerne, grâce à l’obligeance des Editions du CERF, trois petites oeuvres de BERULLE ont été publiées en deux années, et nous préparons à plus long terme une édition critique de l’ensemble des oeuvres du cardinal.

 

Je crois pouvoir dire que nous sommes tous très conscients d’être porteurs d’un héritage infiniment riche, un héritage que bien des courants de vie de l’Eglise d’aujourd’hui, généreux, extraordinaires dans leur vitalité, pourraient utiliser avec profit parce que nos fondateurs du XVIIème siècle étaient tout à la fois des hommes pénétrés de la Parole de Dieu, connaisseurs éminents de la tradition patristique et très assurés dans leurs connaissances théologiques, même s’ils ne figurent pas parmi les grands théologiens. Plus que jamais, peut-être, nous avons besoin de courants spirituels qui soient précisément enracinés dans la tradition de l’Eglise.