Maturité humaine et vie spirituelle


Henri MADELIN, s.j. (*)
Président du Centre Sèvres à PARIS
Professeur de Sciences Politiques à l’I.E.P.

SE DECIDER…

Pour commencer, je voudrais lire un texte de saint Paul aux Philippiens ; il parle de Discerner le meilleur. Mais discerner le meilleur, dans l’action, c’est acquérir une certaine maturité ; nul n’est absolument sûr d’arriver à cerner le meilleur, il faut souvent se contenter du moindre mal, du moins mauvais. Mais le moins mauvais, c’est quand même un peu plus par rapport au mauvais. J’appelle cela "se décider", et j’insiste sur le "se" : il importe de ne pas décider pour les autres mais le faire pour soi-même. C’est un exemple d’une maturité humaine repérable dans le paysage de la vie spirituelle. Dans une prière célèbre de saint Paul, je crois qu’il y a une série de repères que je voudrais essayer de pointer.

Voici ma prière : que votre charité, croissant toujours de plus en plus, s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné, qui vous donneront de discerner le meilleur et de vous rendre purs et sans reproche pour le Jour du Christ, dans la pleine maturité de ce fruit de justice que nous portons par Jésus-Christ, pour la gloire et louange de Dieu. (Ph 1, 9-12)

LA CROISSANCE DE LA DILECTIO

Ce texte met en rapport la maturité et la vie spirituelle ou plutôt l’inverse : ce n’est pas quelque chose de réalisé mais quelque chose à faire. "Voici ma prière : que...". Nous sommes dans l’ordre du désir. Le texte commence par mettre à la base de la pyramide la croissance de la charité, disons plutôt la croissance de la dilectio. Parler de charité ferait advenir des images trop vaporeuses, dans le contexte des pratiques d’une charité très condescendante comme on le voit parfois. Puisque nous devons nous mettre en garde contre le mot "amour", je parlerai de dilectio. C’est un très beau mot. Il est dit que cette dilectio doit croître de plus en plus, comme une condition pour un advenir. Que va-t-il se passer selon ce texte de saint Paul si la dilectio va croissant ?

Apparaissent trois conséquences :

a) L’acquisition d’une vraie science, qui n’est pas du type des sciences "exactes" ; c’est plutôt une science tournée vers la vérité, la vérité du sujet, vers une capacité d’analyser les comportements, de s’appliquer à soi-même ce qu’on découvre à l’extérieur.

b) Cette "vraie science" ne peut pas en rester à un niveau notionnel ; elle doit avoir sa correspondance sur le plan affectif, dans le registre de la sensibilité : c’est pourquoi saint Paul parle de "tact affiné".

c) Si l’on a cette vraie science et ce tact affiné, il est alors donné de discerner le meilleur et de se rendre pur. La faculté de se rendre pur est une conséquence ; or cette faculté est un don et c’est remarquable. Les résultats sont le fruit d’un travail, mais un travail qui n’est pas vain ; au terme, il est donné de discerner le meilleur, et par là de se rendre pur pour produire un fruit, qu’on peut appeler ici une décision ; décision qui est pour la gloire de Dieu, par rapport au salut, par rapport au royaume : porter un fruit, et un fruit qui demeure.

Il est donc demandé d’acquérir une certaine science, une science vraie, et non plus imaginaire, cette connaissance devant avoir ses appuis dans l’affectivité, ce qui est appelé le tact. C’est ce qui permet de libérer son désir propre pour prendre une décision qui tienne puisqu’elle est pour la gloire de Dieu. Il y a d’abord une certaine science du discernement - en vue d’une décision personnelle - dans un contexte toujours situé. Pour en arriver là, point n’est besoin de s’écarter du monde, car le monde est le lieu où ce processus peut advenir ; sinon le mouvement ne se passe pas dans la réalité mais dans un ailleurs que l’on peut appeler un imaginaire.

UNE SCIENCE INTERIEURE

Quelles sont les caractéristiques de cette science intérieure ?

. Tout d’abord son universalité. Car avant d’être une qualité chrétienne, le discernement atteint tout homme ; tout homme doit constamment faire des choix, trancher, opter entre plusieurs possibles, quelquefois en arriver au moindre mal, par rapport au mal, ce qui est une façon d’approcher du "meilleur". Gouverner, c’est choisir disait Mendès France. Ceci vaut pour l’Etat mais aussi bien pour le gouvernement de soi-même. Choisir, c’est-à-dire éliminer, se fixer sur quelque chose. Si je prends le discernement comme le phénomène le plus universel qui soit, en termes philosophiques je dirais qu’il faut partir de la contrainte. Il y a des discours chrétiens qui sont complètement idéalistes à ce sujet ! Or il importe de raisonner à partir du déterminisme, surtout pour l’homme d’entreprise, pour l’homme politique et même quand il est question de l’univers familial. On ne change pas la réalité par décret. Se décider, c’est avoir pris conscience du maillage de la réalité et ne pas faire autre chose que d’y introduire un fait nouveau. Et ce fait nouveau est une modification dans le bloc compact du déterminisme. Réfléchir sur le "se décider", c’est essayer de comprendre la nouveauté qu’introduit cette décision. On se décide toujours dans une conjoncture singulière et unique. La situation ne peut jamais être la même, les données changent constamment et quelque chose de la situation est propre à chacun.

. Si j’essaie de donner une définition un peu globale, je dirai que se décider dans une conjoncture singulière et unique, c’est choisir en fonction de ses valeurs (je n’aime pas beaucoup ce terme de "valeurs", mais enfin...) et introduire, par conséquent, dans le réseau déterminé un fait nouveau.

. Pour discerner, comme le mot le dit très bien, il faut savoir ce sur quoi on discerne, détacher l’objet du discernement. On peut dire que "discerner" pour "se décider", c’est d’abord identifier. Dans le ROBERT, discerner veut dire : "percevoir distinctement (un objet) de manière à éviter toute confusion". Ou encore : "Distinguer, identifier, percevoir, reconnaître. Discerner la présence de quelqu’un dans l’ombre. Mal discerner les couleurs". C’est quelque chose qui a à voir avec un processus d’identification.

Une opération de discernement en vue de se décider est donc d’abord démêler, identifier, faire se détacher ce sur quoi on veut faire porter la réflexion ou l’action à partir d’un fond obscur. Et ce, évidemment, contre les illusions ou les représentations, ou, plus exactement, c’est à travers elles qu’il faut avancer vers un discernement.

LE RECOURS A LA TRANSCENDANCE

Dans le processus de discernement, le fait d’être croyant rend la tâche à la fois plus aisée et plus difficile. Le fait d’être croyant, dans cet univers de discernement, c’est entrer dans cette réalité que la sagesse peut éclairer. La tâche est donc plus aisée et plus difficile ; plus aisée, parce que recourir à une transcendance c’est croire en un Dieu qui ne fait pas nombre avec le monde ; c’est le contraire des idoles du monde puisqu’il y a rupture dans le continuum horizontal et la réalité horizontale dans laquelle on se trouve. Les chrétiens n’en sont pas toujours très conscients. Quand on prépare un couple au mariage, suffit-il de rencontrer un homme ou une femme qui l’un et l’autre sont croyants ? Le regard qu’on porte sur l’autre, quand on est croyant, à cause de sa foi, n’est pas, je crois, le même que celui tourné vers quelqu’un qui ne croit pas. Regarder l’autre comme aimé de Dieu n’est pas la même chose que regarder l’autre comme autre. Quand saint Paul parle des autres, et de "ce frère pour qui le Christ est mort", nous avons là une certaine façon de regarder et de vivre les rapports avec les autres. Cela modifie assez fondamentalement le regard et, en même temps, rend la tâche plus difficile, parce que ce qui guette le chrétien, c’est, je dirais, une forme d’idéalisme qui consiste à sauter par-dessus l’obstacle, en croyant être ainsi fidèle à Dieu. Nier le monde et ses contraintes, ce serait évacuer Dieu en croyant l’adorer. Certains se cantonnent dans le domaine de la pure intentionnalité, qui consiste à dire : ma pratique est celle de tous les hommes, mais comme je suis croyant, j’ai dans un petit coin de mon cœur une invocation du Tout-Puissant. Religion d’intentionnalité, pure ferveur, mais qui ne mord pas sur la réalité.

Si le croyant a relativement progressé sur le chemin d’une maturité, il obtient quelque chose qui lui vient de la connaissance du monde intérieur, la connaissance de ce qu’il y a dans l’homme, du péché, comme on dit dans saint Jean. Cette connaissance est absolument essentielle pour éviter les pièges.

Je me rappelle certains débats en 1968 : dans certains lieux publics, quand on parlait du péché, on donnait l’impression d’être un type complètement perdu pour le monde moderne. Or, au contraire, oublier cette réalité, c’est ne pas comprendre l’homme. Si vous regardez la littérature actuelle, notamment venant de tous ceux qui ont fait l’expérience du parti communiste, vous constatez qu’ils passent leur temps à expliquer qu’il y a une culpabilité quelque part qui n’a pas trouvé de lieu pour se dire. Et comme ils n’ont pas trouvé de lieu pour la dire, cette culpabilité sera mal située. Ou bien l’individu qui a fait cette expérience constate que c’est trop douloureux d’être seul avec soi-même et alors il tente de se libérer en écrivant son histoire. Mais on tourne bien souvent dans une sorte de cercle vicieux entre l’expérience et la volonté de la dire. Le croyant est, je crois, délivré de ce duel mortifère parce qu’il est dans un triangle : l’expérience - ce qu’il a ressenti - et quelqu’un de "plus grand que lui" devant qui lui peut parler.

J’insiste sur ce point ; car dans le discernement surgit un élément de profondeur intérieure, de connaissance de l’homme pécheur ; donnée qui explique beaucoup de choses et qui permet de ne pas prendre tous les discours, toutes les narrations, pour ce qu’ils prétendent être spontanément...

C’est une science de l’homme aussi parce que la connaissance de l’homme a des conséquences pour l’être de l’homme ; dans cette optique, je voudrais citer ici un texte de MOLTMANN :

"La connaissance des astres est sans effet sur les astres eux-mêmes, tandis que la connaissance de l’homme a des conséquences pour l’être de l’homme. Elle est une connaissance transformante." (1)

Connaître quelque chose de l’homme, avoir envie d’agir, c’est déjà se transformer. La connaissance modifie l’homme.

ENTRE DISTANCE ET CONFUSION

Du point de vue de la croissance de la maturité, on peut prendre des exemples dans la vie biologique. Devenir adulte, c’est apprendre à décider et à se décider, et peut-être plus tard encore si on s’est décidé soi-même, apprendre à d’autres comment se décider. En biologie, l’expérience du bébé est intéressante, regardons son comportement : il veut tout prendre. Il y a une époque de l’enfance où il faut enlever tout ce qui traîne parce que l’enfant ramasse tout ce qui est à portée de sa main ; il y a dans son comportement une espèce d’universel qui nous intéresse ; on y voit, justement, que les objets ne sont pas bien identifiés, mais c’est la totalité qui doit être prise.

A propos de la structure de l’être humain adulte, se manifestent quelque part des interdits, une loi au fond du cœur. Saint Paul parle de la "loi d’amour", expression surprenante, qui signifie qu’il y a une structuration intérieure à partir de la loi, cette loi étant objet elle-même d’un don. Comme nous le savons, le texte de la Genèse commence par poser une loi, un interdit, avant de donner à l’homme une vocation.

Apprendre à se décider, c’est d’abord apprendre à éclairer la question en termes de simple alternative : ou bien ceci, ou bien cela. Le discernement commence dans le détachement de la question : qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je veux faire ? Un élément clé est d’éviter la précipitation. Les grands spirituels ont souligné que bien souvent les hommes prennent le moyen pour la fin. On commence par se décider en choisissant un moyen comme fin, puis ensuite on s’interroge sur comment vivre la fin. Si un jeune veut se marier, par exemple, il peut se demander : pourrais-je être au service de Dieu dans le mariage ? N’y a-t-il pas lieu alors d’examiner les différents possibles où on peut se trouver aujourd’hui pour servir Dieu, et puis peser cela devant Dieu et prendre une décision. C’est la manière de respecter le jeu des moyens et de la fin. Mais comme la peur et l’inquiétude sont omniprésentes, comme on n’ose pas regarder Dieu, on prend une décision très vite et c’est après seulement qu’on se dit : qu’est-ce que je dois faire maintenant que j’ai décidé sans Dieu ? Alors on se met en prière, en pensant : maintenant je suis marié(e), que faire pour Dieu ? Mais cela aurait pu se passer autrement s’il y avait eu une certaine rigueur dans la manière de discerner.

UN CONTEXTE SITUÉ

Ce discernement en vue d’une décision est dans un contexte situé. Ce n’est jamais toute la lumière, ce n’est jamais complètement les ténèbres, c’est un jeu contrasté de lumière et de ténèbres. Et d’abord il faut apprendre à se méfier des lumières trop éclatantes, parce que, bien souvent, elles cachent de l’inaperçu. Ce jeu de la lumière c’est une manière de mettre en rapport la Création, la création du monde et moi-même. Un texte dans les Corinthiens parle de ce raccordement de la Création avec le monde intérieur :

Le Dieu qui a dit que du sein des ténèbres brille la lumière est celui qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ. (2 Co 4, 6)

Le Dieu créateur est le même que le Dieu qu’on s’efforce de connaître intérieurement, celui qui permet d’avancer dans cette science et dans ce tact dont il était question tout à l’heure. La création à partir des ténèbres "Que la lumière soit" se continue dans le jeu de ténèbres et de lumière à l’intérieur de soi. C’est le même Dieu, la même histoire d’une certaine façon. C’est sur le continuum qu’il faut réfléchir au contexte dans lequel tout se passe.

Il y a le poids de l’histoire personnelle : d’où je viens, ce qui m’a marqué, mon tempérament. Je suis le produit d’une certaine histoire avant de produire une histoire. Et il faut se rappeler que la liberté, c’est la nécessité comprise : il n’y a pas de liberté si on ferme les yeux sur la nécessité.

Insistons aussi sur le dialogue avec les autres, la parole échangée. C’est un élément essentiel pour éclairer les décisions parce que l’opinion des autres, sans être déterminante, aide le sujet à sortir de son monde intérieur pour entendre un point de vue autre ; c’est un nouvel éclairage sur soi-même. Accepter, donc, de laisser regarder son histoire personnelle par d’autres, apprendre à la parler. Avoir le courage d’en passer par là donne des dimensions beaucoup plus larges à la qualité et l’ampleur d’un discernement.

Parlons encore du choc des événements, pour parodier PARIS-MATCH ! On croit être en présence d’événements qui surviennent (par exemple : les Français sur les routes en 1940... les paysans du Cambodge... les Maghrébins en France...). La difficulté n’est pas de vouloir des décisions qui contournent ces événements, mais de voir, à partir de ces événements, quelles décisions sont à prendre. Il faut recevoir ce qui survient, en l’accueillant positivement comme un signe que Dieu donne, même s’il est obscur.

Finalement, une qualité humaine capitale pour la décision est d’avoir le courage de se décider. Le monde actuel est rempli de commentateurs de l’action d’autrui, mais entre celui qui commente les décisions des autres et l’homme qui prend une décision pour lui-même il y a une frontière importante, parce que le courage n’est pas le même dans les deux cas. Commenter avec intelligence n’est déjà pas très facile, mais se décider c’est entrer dans un univers moral contrasté, un lieu personnel et conflictuel ; ce n’est pas la même chose que critiquer ou approuver les décisions des autres.

CONCLUSION

Pour faire comprendre ce que je viens de dire, je vais citer un texte de BUBER :

Le grand fait d’Israël n’est pas d’avoir enseigné le seul vrai Dieu, c’est d’avoir montré qu’il était possible en réalité de lui parler, de lui dire "tu", de se tenir debout devant sa face et d’avoir avec lui un commerce réel ; partout où il y a l’homme, il y a la prière. Mais ce fut Israël le premier qui comprit la vie comme un dialogue entre l’homme et Dieu : Dieu parle à l’homme, il lui adresse la parole, puis l’homme est libre de parle-r à son tour, et Dieu lui répondra. Dieu entendu de la façon la plus concrète, comme celui qui parle. C’est une création parlée : Dieu s’adresse directement à 1’homme par le moyen des choses, de ces êtres qu’il place dans sa vie ; l’homme répond par la façon dont il se conduit à 1’égard de ces choses et de ces êtres envoyés de Dieu. Il y a un risque : l’âme ne veut plus avoir affaire qu’à Dieu seul, comme si Dieu voulait qu’on assouvisse en lui seul et non pas en sa création l’amour qu’on lui porte.

Voilà le risque que j’évoquais d’idéalisme ou d’intentionnalité pure : arriver à Dieu, croit-on, en oubliant la réalité du monde.

L’homme, alors - continue BUBER - se figure que le monde s’est évanoui entre lui et Dieu. Est-il encore au monde ? Mais avec le monde c’est Dieu qui s’est évanoui, il ne reste plus que lui : l’âme et ce qu’elle appelle Dieu n’est qu’idée qu’elle se fait. C’est le refus mystique du monde. De toute antiquité, Israël avait confessé que le monde n’est pas le lieu de Dieu, mais que Dieu est le lieu du monde et qu’il y demeure cependant réellement présent. De ce fait, le monde est un sacrement, ce qu’il ne pourrait pas être s’il était le lieu de Dieu ; rien d’autre en effet que cette présence réelle en lui d’un Dieu qui lui est cependant transcendant ne peut faire de lui un sacrement. "Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire", c’est-à-dire de ta présence. C’est seulement chaque fois que 1’homme entre en contact tant consciemment et saintement que celui-ci devient sacramentel. Il se produit alors une réelle ouverture sur le divin. Monde de ces choses et de ces êtres que Dieu n’a pas tant mis dans notre dépendance qu’il s’y est mis lui-même et s’y tient à notre merci. (2)

Ce beau texte nous fait comprendre que la décision personnelle n’a pas d’autre lieu pour se réaliser que le monde, le monde à penser et le monde à créer.

Notes : ----------------------------------

* Ce texte est extrait d’un Cahier MEDIASEVRES, ! 989 - 70 pages [ Retour au Texte ]

1) MOLTMANN, l’Homme, p. 9 [ Retour au Texte ]

2) Extraits de M. BUBER, le Message hassidique. [ Retour au Texte ]