Mariage ou célibat ?


COMMENT POSER LA QUESTION DE LA VOCATION CHRETIENNE ?
VOCATION AU MARIAGE OU VOCATION RELIGIEUSE ?

Adrien DEMOUSTIER, s.j.,
professeur d’histoire et de spiritualité au CENTRE SEVRES

Le Concile Vatican II a fortement rappelé l’enseignement traditionnel de l’Eglise. "Il n’y a qu’une vocation". Tout chrétien est appelé par le Christ à le suivre et à entrer ainsi dans la société fraternelle des fils de Dieu que l’Eglise vit déjà en annonce du Royaume.

Cette vocation unique est vécue sous des formes diverses. Il y a donc dans l’Eglise des "vocations différentes", manières concrètes de vivre cette vocation fondamentale. Depuis les origines, certains sont appelés au service du ministère sacerdotal de l’Eglise, d’autres à choisir de vivre le célibat en communauté sous des formes multiples, d’autres à se marier.

Pendant de nombreux siècles, ces choix se faisaient sans que les mentalités soulignent leur caractère individuel. Le mot vocation était donc peu employé pour désigner ces différentes manières de vivre. Dans une société entièrement chrétienne l’appel adressé à tous est peu mis en valeur. On est chrétien parce qu’on est né ainsi sans avoir à le choisir personnellement. La vie religieuse reçoit la mission de manifester dans l’Eglise l’appel a vivre la "perfection" de l’Evangile. Pour les religieux comme pour les prêtres les choix sont autant ceux des familles que ceux des individus. Pourtant les théologiens rappellent qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à devenir religieux ou prêtre. Ce genre de vie apparaît comme plus évangélique. Il est dit plus parfait. Le mariage généralement est regardé comme la forme ordinaire, médiocre de la vie chrétienne. Il n’est pas considéré comme un chemin de sainteté.

A partir du XVIème siècle, l’évolution met en valeur l’individu et insiste sur la nécessité du choix personnel dans la manière de vivre la vie sociale. Le retour à une théologie plus scripturaire, remet en valeur la dimension de vocation propre à toute vie chrétienne. Les Eglises réformées iront jusqu’à la suppression de toute vie religieuse et du célibat sacerdotal. Dans l’Eglise catholique, même si la pastorale rappelle à tous les chrétiens, y compris aux époux que la sainteté de l’Evangile peut être vécue dans tous les états de vie, l’insistance porte sur l’exigence d’un choix de l’individu, d’une préparation spécifique pour les prêtres et les religieux. On insiste pour que ce choix corresponde à une vocation personnelle. On en vient à ne parler de vocation que pour eux seuls. Désormais et encore maintenant, dans le langage courant, celui de clercs, comme celui des laïcs, "avoir la vocation", c’est être appelé à devenir prêtre ou religieux. Nul ne songe que le mariage soit lui aussi une vocation. Poser aux jeunes la question de la vocation, c’est leur demander s’ils envisagent de consacrer leur vie au Seigneur en renonçant au mariage.

La situation des chrétiens dans la société a pourtant profondément changé . En France, ils ne sont plus la quasi totalité de la population. Vivre une vie chrétienne devient alors la conséquence d’un choix que chacun doit ratifier. Le concile Vatican II a rappelé que l’Eglise est d’abord un peuple appelé par Dieu à vivre de sa vie divine. Il est alors de nouveau affirmé avec force que toute vie chrétienne est vocation. Le mariage est lui aussi un chemin de sainteté, une forme de cette même vocation.

Pour tous, la vie chrétienne est réponse à un appel personnellement entendu, à choisir de suivre le Christ dans la conduite de sa vie d’homme ou de femme. Mais ce choix fondamental conduit à en poser un second : comment réaliser ce choix dans un engagement dans la société ecclésiale et, à travers elle, dans la société humaine ?

Répondre à l’appel de sa vocation chrétienne conduit à choisir entre le mariage, ou une vie consacrée dans le célibat.

Vouloir être cohérent avec cette évolution de l’Eglise consacrée par Vatican II sous la conduite de l’Esprit, oblige à préciser pour aujourd’hui la manière de poser la question de la vocation chrétienne.

D’autant plus que le manque de prêtres, la diminution du nombre des religieux et religieuses, crée une urgence et une anxiété et, sans y prendre garde, nous réduisons à nouveau la vocation au choix de la vie religieuse ou sacerdotale dans une dramatisation qui n’aide pas les jeunes. Pour pouvoir poser sainement la question aux autres, il importe de la clarifier d’abord pour soi-même.

Tout chrétien est appelé à choisir de suivre le Christ dans la manière de conduire sa vie d’homme. Mais ce choix fondamental, s’il est réel, s’inscrira dans le choix concret d’une manière de vivre en société. On ne peut pas tout vivre à la fois. Le choix de se marier ou de vivre un célibat consacré, avec ou sans ordination au ministère du sacerdoce, est dans les deux cas, réponse à un appel, une vocation.

Pour les jeunes, le choix reste à faire. Il est déjà fait pour les adultes engagés dans une vie ecclésiale consciente et responsable. Il est, tous les jours, à ratifier. Bien souvent, il faudra en prendre conscience car il n’a pas toujours été vécu en pleine lucidité, alors même qu’il était authentique.

Il y a donc une certaine urgence à s’adresser d’abord aux membres adultes de l’Eglise. Comment entendent-ils le choix de suivre le Christ selon l’une des formes de la vocation chrétienne ? Comment le posent-ils aux jeunes qui les entourent ?

Il ne s’agit donc pas de considérer l’itinéraire des jeunes eux-mêmes, mais une manière objective dont l’Eglise peut poser la question par l’intermédiaire de ses membres, les laïcs en responsabilités aussi bien que des clercs.

Selon St Ignace : créer l’alternative

La présentation que propose Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels, peut servir de point de départ à notre réflexion. Le but de ces Exercices est de permettre l’accès à une expérience radicale d’intimité avec le Christ de telle sorte qu’il devienne possible en toute situation de "louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur". Ce but sera atteint en passant par le choix d’une manière concrète de vivre qui soit conforme à l’appel du Christ. C’est l’élection. Elle peut être une manière de prendre, selon l’Esprit de Dieu, des décisions importantes. Mais le livre des Exercices spirituels la propose en se plaçant dans la perspective d’un être jeune, libre de tout engagement. Il peut donc se poser la question du choix entre la vie religieuse ou sacerdotale et le mariage. C’est le choix type gui sert de modèle aux autres décisions qu’il y aurait à prendre.

Ce choix de l’élection se fera dans le recueillement pendant que celui qui fait les Exercices contemple longuement la vie publique de Jésus. Il a auparavant considéré les mystères de l’enfance qui s’achèvent par l’épisode de Jésus perdu et retrouvé au Temple. Il y était demeuré parce qu’il devait être "aux affaires du Père", mais retourne ensuite à Nazareth, soumis à ses parents. Ignace demande alors à celui qui donne les Exercices de prévenir l’exercitant de l’enjeu du choix qu’il doit recevoir de faire en écrivant cette page intitulée "PREAMBULE POUR CONSIDERER LES ETATS" :

"Nous avons considéré l’exemple que le Christ notre Seigneur nous a donné par le premier état, qui est d’observer les commandements, lorsqu’il vivait lui-même dans l’obéissance à ses parents ; et pour le second, qui est celui de la perfection évangélique, quand il resta dans le Temple, laissant son père adoptif et sa mère selon la nature pour se consacrer au pur service de son Père éternel.

Nous commencerons maintenant, tout en contemplant sa vie, à chercher et à nous demander dans quelle vie et dans quel état sa divine majesté veut se servir de nous. Ainsi, en guise d’introduction, verrons-nous dans le premier Exercice qui suit quel est le but poursuivi par le Christ notre Seigneur et, à l’inverse, quel est celui de l’ennemi de la nature humaine, et comment nous devons nous disposer pour arriver à la perfection en quelque état ou vie que Dieu notre Seigneur nous donnera de choisir".(1)

Ce texte ouvre une alternative, la plus large possible. En conséquence de l’expérience d’avoir grandi en famille, un choix libre peut se faire entre deux extrêmes. Alors la perfection évangélique pourra être vécue aussi bien dans le mariage que dans une vie consacrée dans le célibat. La perfection n’est donc pas plus dans un état que dans l’autre. Elle sera dans l’un ou l’autre selon la manière dont le choix est fait par chacun.

Un premier choix a déjà été posé : celui de suivre le Christ, sans réserve, en assumant donc le risque d’une exigence de perfection. Mais cette exigence n’enferme pas dans une forme de vie plus parfaite, déterminée d’avance. Elle crée au contraire une alternative de telle sorte que si le choix est fait selon ce que Dieu donne, à la lumière du Christ, il sera un choix de perfection quel que soit l’état de vie, aussi bien dans le mariage que dans un célibat consacré.

Cette question est donc posée au terme de la contemplation de l’enfance et de la maturation de Jésus, une fois faite et conduite jusqu’à un début de maturité, une première expérience de la réconciliation et du salut. L’exercitant a reçu la capacité d’aller contre la perception spontanée de l’être perverti par le péché. Il a fait l’expérience du combat chrétien, de choisir entre la vie et la mort, entre deux forces ; l’une reconnue comme mauvaise et exerçant un fort pouvoir d’attraction et qui est désavouée, l’autre reçue comme grâce, désirée et demandée et le plus souvent perçue dans la foi. (2)

Le chrétien peut alors s’offrir pour suivre Jésus-Christ dans la conscience que ce choix l’oblige et l’obligera à aller contre certains aspects de sa sensibilité, certaines tendances profondes de son tempérament, contre sa propre "sensualité", c’est-à-dire une manière de sentir et d’agir qui est un repli sur soi dissimulé. Choisir le Christ, c’est accepter de prendre une certaine distance par rapport à des formes d’impulsions non pas pour les récuser, mais pour en vérifier la direction avant d’agir. C’est la capacité d’envisager de faire autrement que ce que je me sens spontanément porté à faire. (3)

La contemplation des mystères de l’enfance, révèle à lui-même, comme naissant à sa propre humanité selon Dieu, celui qui fait ce parcours spirituel. Il est alors conduit à accepter au plus profond de lui-même d’avoir été choisi, désiré, bien ou mal, par ses parents, d’être né d’un sexe déterminé, d’avoir été éduqué comme il l’a été ; bref, d’achever une enfance et une adolescence qui le met devant une perspective : Il est appelé par le Christ à l’imiter dans son choix d’être un adulte responsable dans la société humaine.

Ce choix n’est pas d’abord celui d’une profession, ni même de se marier ou de rester célibataire, il est de choisir de vivre en fils de Dieu, "être aux affaires du Père", dans deux situations possibles : "dans le temple" selon une forme de vie qui signifie socialement la priorité du service de Dieu, ou "en famille", manière de vivre qui atteste la présence de la communication de la vie divine à la simplicité de l’existence humaine.

Le premier choix fondamental déjà fait de suivre Jésus appelle sa concrétisation dans le choix d’un mode de vie sociale en Eglise, qui achèvera de donner accès à la vie d’adulte.

Un tel choix n’est pas seulement subjectif. Il est aussi proposé par l’Eglise transmettant l’héritage de siècles vécus sous l’inspiration de l’Esprit Saint. Certes des formes nouvelles apparaissent sous l’action de ce même Esprit ; mais elles peuvent être reconnues comme nouvelles en se situant en référence aux anciennes.

Ignace dans ce "préambule pour considérer les états de vie" transmet donc dans le langage de son époque la proposition de l’Eglise. Il le fait à partir de l’Evangile, en s’appuyant explicitement sur ce que signifie l’écart entre l’attitude de Jésus au Temple et sa soumission à ses parents quand il retourne à Nazareth et en soulignant l’alternative entre deux cas types, deux manières extrêmes d’engager sa vie.

D’un côté, il y a LE MARIAGE.

Il est conforme aux coutumes sociales et, d’une certaine façon, aux nécessités de la nature humaine. Il insère dans la société et conjugue une dimension personnelle et une dimension professionnelle. A l’époque d’Ignace, se marier réalisait l’alliance de deux familles pour que le nouveau couple puisse exister socialement. Il avait la possibilité de gagner sa vie et de se situer dans la compétition pour l’existence sociale.

Il n’en est plus ainsi et pourtant notre société pense encore, en majorité, que pour pouvoir se marier dans de bonnes conditions, il faut avoir une situation, un métier. Dans l’ancienne société, on estimait que pour avoir une situation, il fallait se marier. Dans les deux cas, le nouveau couple obéit à la structure sociale inscrite dans une sorte d’inconscient de l’humanité par les manières de vivre et l’éducation.

Le rejet, aujourd’hui fréquent, de ces exigences ne signifie pas pour autant qu’elles ne jouent pas. Dans la vie, il faut se marier, si on peut et si on l’ose.

Une des branches de l’alternative est donc le mariage comme obéissance à la loi de la parenté, comme exigence de la société, parents, frères, sœurs, amis, etc.

D’un autre côté, il y a "LA PERFECTION EVANGELIQUE" :

"Laissant son père adoptif et sa mère selon la nature pour se consacrer au pur service de son Père éternel".
L’Evangile ouvre la possibilité d’une rupture par rapport à la loi des structures institutionnelles ("adoptif") et naturelles ("selon la nature"). Cette seconde branche de l’alternative - ne pas se marier pour se consacrer - désigne directement, sans le dire explicitement, la vie religieuse qui organise cette consécration en lui conférant la dimension sociale nécessaire à tout engagement ecclésial véritable. La vie religieuse instituée est donc un moyen de réaliser l’inscription sociale de cette rupture au nom de l’Evangile. Ignace se garde d’employer le mot "conseils" opposé à "préceptes". Il s’agit pourtant d’une possibilité proposée à tous. Elle représente la liberté face aux nécessités de la nature et aux contraintes de la société humaine.

En somme, le mariage signifie l’obéissance à la loi qui structure l’humaine créature ; la vie religieuse signifie la liberté par rapport à cette loi.

Cette présentation invite donc à se situer par rapport aux contraintes, reconnues ou à découvrir de la condition humaine. Il y a un choix à faire et ne pas choisir équivaudrait encore à un choix, celui de se marier ou de rester célibataire sans avoir vraiment voulu, c’est-à-dire d’obéir implicitement à son conditionnement social ou psychologique.

La perspective d’une vie religieuse envisagée comme possible devient le signifiant de la liberté chrétienne de choisir et pourra conduire, selon les cas, au choix de se marier, selon "l’exemple" de Jésus qui choisit de retourner en liberté dans l’obéissance a ses parents.

Le choix se fait, selon la seconde phrase de ce texte, en contemplant les mystères de la vie publique de Jésus vivant librement son inscription dans les nécessités humaines. Ce regard sur le Christ permettra de décider de telle manière que chacun puisse recevoir d’arriver "à la perfection en quelque état ou vie que Dieu notre Seigneur nous donnera de choisir". Recevoir du Christ la réponse à la question, permettra de recevoir de choisir en liberté de vivre la perfection de l’Evangile aussi bien dans la vie religieuse que dans le mariage ou dans n’importe quelle autre situation reconnue par l’Eglise.

Dans la mesure où il peut prendre de la distance par rapport à l’attraction du comportement social ou par rapport à la pente de son tempérament, celui qui se pose ainsi la question de la vocation peut envisager comme possible une perspective qui lui semblait d’abord ne pas l’être : la vie religieuse ou, inversement, le mariage si quelqu’un a toujours pensé à la vie religieuse. En conséquence, la perspective unique qu’il envisageait spontanément devient elle aussi un possible puisque maintenant il y en a une autre. Elle n’est plus envisagée, plus ou moins consciemment, comme nécessaire. Il n’est pas obligé de se marier ou d’entrer dans la vie religieuse. L’amoureux ne sera pas contraint par le sentiment qui l’envahit et dont il ne sait pas encore s’il conduit à un amour véritable, s’il envisage de ne pas poursuivre cette relation. En conséquence, quel que soit l’état de vie choisi, il l’est dans une dynamique de liberté, un cheminement conforme à l’évangile, c’est-à-dire un passage de la loi à la liberté.

La vie religieuse, disait-on, est un conseil : elle n’est pas une obligation. Elle a pour signification de montrer que le mariage, s’il est un précepte, n’est pas une nécessité. Il devient alors lui aussi un "conseil".

N’est-ce pas ainsi que l’Eglise, par la voix de ces membres adultes, peut poser aujourd’hui la question de la vocation chrétienne et permettre aux jeunes de ne pas en rester à leurs impressions et à la seule subjectivité de leurs cheminements ? Ils n’envisagent pas spontanément leur avenir de cette façon, à moins qu’ils ne soient déjà parvenus à la maturité. Il faut qu’un jour la question leur soit présentée au bon moment d’une façon libérante et dans le respect de leur itinéraire.

Mieux définir ce qui caractérise la vie religieuse

Une telle présentation de la vocation a l’avantage de souligner que le mariage peut être vécu comme une authentique vocation chrétienne, puisqu’il est alors choisi explicitement comme une réponse à l’appel du Christ à le suivre par cette voie. Elle demande par contre que soit précisé ce que signifie la vie religieuse et ce qui la caractérise sans qu’elle paraisse monopoliser l’idéal de la vie chrétienne et de la vocation.

Que désigne-t-on par l’expression "vie religieuse" ? Le sens en est souvent vague ou au contraire trop étroit. Il s’agit donc de s’entendre. Convenons d’appeler vie religieuse toute forme de vie dans un célibat consacré, vécu en communauté et reconnu d’une façon ou d’une autre par l’Eglise.

  • Ce célibat doit être VOULU, choisi, même s’il se présente, de fait, comme imposé par les circonstances. Quelqu’un peut constater qu’il a 40 ans et que, sans l’avoir vraiment voulu, il n’est pas marié. Il peut alors subir le fait ou accepter délibérément cette situation, la choisir comme un moyen de se consacrer au Seigneur.
  • Ce célibat doit être CONSACRE. Le célibataire s’engage explicitement devant l’Eglise à vivre sa situation comme ayant sens pour le Royaume. Cet engagement recevra un contenu précis et déterminé plus ou moins étendu. Il peut être privé, avec l’accord d’un confesseur ou recevoir un caractère public, avec l’accord de l’évêque, même s’il reste discret voire secret : seules quelques personnes immédiatement concernées sont au courant. Il peut aussi prendre la forme d’un vœu.
  • Ce célibat doit être COMMUNAUTAIRE. Ce peut être une manière précise de se rapporter à une communauté chrétienne, paroissiale ou autre. Le droit canon à la suite de la tradition, parle alors de vierges consacrées. Ce féminin n’exclut pas les hommes. Elles peuvent vivre seules, pratiquant une sorte d’érémitisme à l’intérieur de la communauté chrétienne. Elles peuvent se regrouper en communautés qui déterminent elles-mêmes les liens qui les unissent. Si la dimension communautaire est plus forte et comporte un engagement de mise en commun des biens et d’obéissance à un responsable et que cet engagement reçoit un caractère public authentifié par l’évêque, on parlera de société de vie commune. Les Instituts séculiers se donnent des constitutions approuvées par l’Eglise qui n’impliquent pas la dimension de rupture propre à la vie religieuse régulière. La vie commune peut n’être pas exigée. La communauté de bien ne comporte pas le renoncement à l’usage du droit de propriété. Ces formes sont proches les unes des autres.

Il existe enfin la vie religieuse régulière, qui apparaît le plus souvent comme le type même de la vie religieuse. Elle est caractérisée par l’aspect définitif et inconditionnel de l’engagement défini comme une profession de vie ayant un caractère public selon une règle ou des constitutions. Grâce à la Règle, la communauté s’organise pour rendre possible pour ses membres un renoncement total à tout droit sur soi-même et en particulier à la propriété individuelle des biens. Les pratiques des congrégations régulières sont diverses sur ce point. Il s’agit de vivre, selon l’esprit, comme si l’on n’était propriétaire d’aucun droit à titre individuel. Les actes civils nécessaires sont alors soumis à l’autorisation préalable des supérieurs compétents.

La profession religieuse et les vœux

Nous n’avons pas utilisé le mot vœu, bien qu’il soit employé pour caractériser la vie religieuse depuis la fin du Moyen âge et jusqu’au droit canon de 1917. L’engagement des religieux est le plus souvent qualifié ainsi. On parle alors de vœu de religion. Ils se présentent eux-mêmes comme le type même du vœux. Mais, en réalité ce n’est pas lui qui caractérise la vie religieuse, mais ce que la tradition appelle la profession, même si cette profession a valeur de vœux. Tout chrétien peut faire un ou des vœux, y compris ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. C’est alors lui qui, avec l’accord d’un confesseur, détermine le contenu du vœu. Dans le cas du religieux, et plus particulièrement dans les congrégations dites régulières, la portée de l’engagement est déjà fixée par la Règle que s’est donné le corps religieux dans lequel il entre. Le profès s’engage à vivre dans la communauté, selon la règle qui lui est propre. Les théologiens de la fin du Moyen âge ont précisé avec raison que cette profession engageait personnellement le religieux selon les trois vœux, ou un vœu triple de pauvreté, chasteté et obéissance. Ces vœux ont alors un caractère public. Ils sont finalement devenus ce qui caractérise la vie religieuse. Pourtant la tradition la plus ancienne, souvent conservée dans les cérémonies elles-mêmes, parlait de profession et de promesse. Ainsi la Règle de Saint Benoît (4). Les Constitutions de la Compagnie de Jésus parlent abondamment des vœux. Mais les formules prononcées par le religieux qui s’engage, n’emploie pas le terme. Le jésuite fait profession et promet pauvreté, obéissance et chasteté. Il y joint la promesse d’obéir spécialement au souverain pontife (5). Le vocabulaire traditionnel de la vie religieuse régulière n’est donc pas celui du vœu, mais celui de la profession et de la promesse.

Cette manière de caractériser la vie religieuse par les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance et de faire des vœux de religion, l’idéal du consacré équivaut en pratique à les confisquer. Les chrétiens non religieux n’osent guère s’engager par vœu et s’ils le font, ne leur accordent pas la même valeur consécratoire. Ils se demandent même pourquoi ils n’auraient pas le droit d’en faire (6). Tout chrétien peut s’engager par vœu, y compris à la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Il devra alors en spécifier le contenu selon sa condition et les engagements déjà pris, particulièrement s’il est marié. Le sacrement du mariage porte en lui-même sa valeur plutôt plus grande, en réalité différente et d’une autre nature.

Ceci est important pour éclairer l’évolution des pratiques de certaines communautés nouvelles, qui ne sont pas pour autant des communautés religieuses, dans la mesure où le célibat n’est pas une condition d’appartenance.

La signification de la vie religieuse

Quelle peut être alors la signification de la vie religieuse dans l’Eglise. Elle rappelle le fondement évangélique de ce que vivent tous les chrétiens. Les religieux, par leur genre de vie, par leur profession rendent plus visible que toute vie chrétienne à la suite du Christ conduit à une vie fraternelle qui accomplit, en la dépassant, l’expérience de la fécondité de la sexualité génitale. Toute vie chrétienne passe par un renoncement à l’amour de soi, à la volonté propre et à la propriété de soi-même. Les religieux ne vivent pas cette vie chrétienne plus ou mieux que les autres ; mais ils la vivent d’une manière qui montre mieux cette dimension de rupture et de vie fraternelle à venir. En ce sens, la vie religieuse est une exigence de perfection évangélique. Ce. témoignage que donne la communauté de vie des religieux ne peut donc être donnée que par une communauté dont les membres sont du même sexe. La proclamation de la sainteté propre à l’union des sexes différents est dans l’Eglise déjà signifiée par le sacrement du mariage. La vie religieuse n’a de sens que dans une Eglise où le mariage est sacrement (7).

Vocation au ministère sacerdotal et Vocation religieuse

Qu’en est-il alors de la vocation au ministère sacerdotal ? En pratique, dans l’alternative proposée, elle se place du côté de la vie religieuse. S’il s’agit d’homme, elle peut se formuler : le choix entre la vie religieuse ou sacerdotale et le mariage. L’appel au ministère n’est pas du même ordre que l’appel à la vie religieuse. Celle-ci correspond à l’appel des disciples qui marque le début de la vie évangélique à la suite du Christ ; celle-là signifie l’origine de la mission que reçoivent les disciples quand ils sont envoyés comme apôtres au non du Christ.

Pourtant, être envoyé comme apôtre suppose d’avoir été disciple. Pour le candidat, l’acceptation de l’appel prononcé par l’évêque demandera que soit vérifié un appel au célibat et à une des formes de vie religieuse qui lui permette d’être vécu selon l’évangile, c’est-à-dire selon une exigence communautaire. La vocation presbytérale bien qu’elle soit d’un autre ordre que la vocation religieuse - on ne parle pas de vocation épiscopale - suppose que soit vérifié l’appel à une forme de vie religieuse au sens large, à un célibat consacré vécu en communauté selon une promesse émise lors de l’ordination. La promesse, dans l’Eglise, n’est pas moindre qu’un vœu.

Cette dimension communautaire peut être la consécration dans un Presbyterium, qui se donne les moyens appropriés, une société de vie commune propre aux prêtres. Elles sont depuis longtemps nombreuses et diversifiées.

La vocation sacerdotale ne dispense donc pas de poser, comme à tout chrétien, celle de la vie religieuse.

Le risque est alors d’identifier la vie religieuse à la vie régulière des grandes congrégations. Elles ont plus ou moins monopolisé le terme et doivent mieux définir leur originalité par rapport aux autres formes de vie religieuse. Le poids de leur image est déterminant pour le meilleur et pour le pire.

Image et signification

La vie religieuse est victime de l’image qu’a donné d’elle-même son importance dans l’histoire de l’Eglise occidentale jusqu’à hier. Elle ne bénéficie pas aujourd’hui d’un préjugé favorable. Elle est mise en difficulté par l’attraction des "communautés nouvelles". La vitalité naissante de ces dernières est porteuse de promesses plus ou moins bien déterminées. Il est donc important de tenir compte des images sociales et de bien entendre ce qu’elles signifient, principalement en ce qui concerne les jeunes.

Notre réflexion porte davantage sur la signification de la vie religieuse traditionnelle. Elle aussi est porteuse de nouveauté, moins facilement perceptible, car elle est d’abord mue par un appel à signifier la face cachée en ce monde, du royaume à venir. Qu’elle trouve une image plus limpide de ce qu’elle est appelée à signifier contribuera au rayonnement évangélique de l’Eglise par l’aspect prophétique de son renoncement et de sa vie fraternelle...

Elle est "mémoire évangélique de l’Eglise" (8). Dans la mesure où elle s’offre comme une alternative au mariage chrétien, elle a déjà cette mission de permettre à tout chrétien de se poser la question de sa vocation. Et d’abord à ceux qui sont engagés dans le mariage. Ils peuvent, par référence à ce qu’elle signifie, mieux percevoir la profondeur et la radicalité cachée de ce qu’ils vivent eux aussi, dans la difficulté même de l’amour et de la fidélité conjugale.

Conclusion

Cette réflexion voudrait permettre à tous et notamment aux éducateurs de ne plus poser la question des "vocations" dans une dramatisation qui irrite les jeunes et risque de jouer comme un chantage à la générosité. Elle ne facilite pas l’éclosion d’un appel encore caché par la crainte le plus souvent inconsciente qu’inspiré l’image du renoncement exigé. Il semble que nombreux sont ceux qui refoulent la question parce qu’ils la perçoivent comme culpabilisante.

Présentons la vocation chrétienne comme un appel à un choix libre et posons la question simplement comme alternative, dans une perspective dynamique et libérante. Toute vocation repose sur la vitalisation d’un désir fort qu’il s’agit de découvrir.

Le choix est d’abord un choix entre deux manières d’aimer, l’une et l’autre porteuses d’une promesse de vie capable de traverser la peur qu’inspire l’amour authentique et d’abord celui qui se vit dans le mariage.

L’urgence à poser ainsi la question ne vient pas d’abord du manque de prêtre et de religieux, mais de la peur du mariage que vit notre société et de la difficulté qu’ont les chrétiens à croire et à percevoir la profondeur de la sainteté de ce qu’ils vivent déjà sous l’apparente médiocrité de tous les jours.

NOTES : --------------------------------------------

1) Exercices spirituels, Coll. CHRISTUS, n° 61, DDB, 1985, p.92 [ Retour au Texte ]

2 ) La première semaine de Ex. sp. [ Retour au Texte ]

3) La méditation du Règne [ Retour au Texte ]

4) Chapitre 58 [ Retour au Texte ]

5) SAINT IGNACE, Constitutions de la Compagnie de Jésus, Coll. CHRISTUS n° 53 T.1, DDB 1967, n° 527 et 535 [ Retour au Texte ]

6) cf. un "Forum" du journal LA CROIX, lundi 9 octobre 1989 [ Retour au Texte ]

7) cf. CHRISTUS n° 138, avril 1988 : "VIE RELIGIEUSE ET VOCATION CHRETIENNE" [ Retour au Texte ]

8) Jean-Claude GUY, "LA VIE RELIGIEUSE, MEMOIRE EVANGELIQUE DE l’EGLISE" Centurion, 1987 [ Retour au Texte ]