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Les différentes vocations comme signifiants de la liberté chrétienne
Christiane HOURTICQ,
Auxiliatrice, est professeur de Théologie à l’Institut Catholique de PARIS
Nous sommes dans un temps de recomposition des figures. C’est vrai pour la liturgie. C’est vrai pour les ministères. C’est vrai plus largement pour les différentes formes de vocation chrétienne... En pareille situation il ne faut pas faire n’importe quoi. Il faut se demander ce que le Saint Esprit est en train de faire, car pour apparaître, les figures concrètes ne demandent la permission ni des responsables ecclésiastiques ni des théologiens. Il faut réfléchir, discerner, pour éventuellement infléchir, proposer, entériner, authentifier...
Comme contribution à ce travail de réflexion et de discernement, voici quelques propositions pour aider à se repérer dans une nouvelle configuration des formes concrètes de vocation chrétienne.
I - UNE BI-POLARITÉ FONDAMENTALE
La trilogie traditionnelle - prêtre/religieux/laïc - n’est pas un bon point de départ. Il s’agit là de réalités qui ne sont pas du même ordre et la diversification à laquelle nous assistons concrètement nous invite à utiliser d’autres repères.
Il convient de revenir à la bi-polarité fondamentale : mariage d’une part, virginité et célibat d’autre part. C’est entre ces deux pôles, grâce à cette différence fondamentale, que se signifie la liberté chrétienne.
Le principal texte de référence est ici Matthieu 19, 1-12, qu’il faut prendre comme un tout, c’est-à-dire ne pas couper entre les versets 9 et 10. Quand on prête attention au mouvement d’ensemble du texte, on constate que la phrase de Jésus "tous ne comprennent pas ce langage mais seulement ceux à qui c’est donné" intervient, en situation médiane, entre une réflexion sur le mariage et le passage concernant les eunuques. Cette place médiane n’est-elle pas à interpréter comme le signe que la formule "c’est donné" vaut aussi bien pour le mariage que pour le célibat ?
L’interprétation proposée par Dom DUPONT va dans le même sens (1). Selon lui le verset 2 s’applique d’abord à l’indissolubilité du mariage : rester fidèle au lien conjugal, alors que le couple est en situation d’échec et se sépare, c’est impossible pour les hommes mais possible pour Dieu.
Prolongeant cette réflexion on en vient à comprendre que, pour ceux à qui il est donné d’entendre cet appel, la continence totale "à cause du Royaume" mène à son épanouissement l’amour vécu dans l’unité indissoluble du mariage. Est donc eunuque celui qui saisit à quel point le véritable amour engage et qui le reçoit de Dieu au-delà de son impuissance d’homme.
On le voit, la différence fondamentale entre mariage et célibat débouche sur un éclairage mutuel : les deux situations sont des dons de Dieu. L’impossibilité dont elles triomphent l’une comme l’autre montre qu’elles sont des réalisations de la liberté chrétienne.
Pour entendre l’enseignement de Matthieu 19, 1-12, il est particulièrement intéressant d’observer que ce texte est traversé par une tension entre création et eschatologie.
Jésus renvoie au Créateur, à ce qu’il a voulu au commencement. Dès cette origine apparaît un premier manque dans la chair. Le passage de GENESE 2 que cite Jésus ne prend sens qu’en fonction de ce qui précède : de la côte retirée ("car elle fut tirée de l’homme celle-ci"). La différence fondamentale qu’est la différence sexuelle, différence en laquelle culmine l’acte de différenciation qu’est la création, est inscrite métaphoriquement comme manque dans la chair de l’homme par la côte retirée.
L’autre pôle, celui de l’eschatologie, est signifié par l’évocation du Royaume des Cieux. Nous y retrouvons à nouveau un manque dans la chair, puisqu’il y a des "eunuques à cause du Royaume des Cieux".
Le manque dans la chair, c’est l’appel à l’union dans la différence maintenue. Dans l’ordre de la création, le manque dans la chair est appel à l’union de l’homme et de la femme dans la différence maintenue. Dans l’ordre eschatologique, où s’accomplit l’ordre de la création, le manque dans la chair est appel à l’union de l’homme avec Dieu, dans la différence maintenue.
Ainsi l’appel évangélique s’enracine dans une réalité anthropologique. Réalité d’une grande portée au seul plan de notre humanité, car le manque interdit toute suffisance et il implique la solidarité avec tous ceux qui manquent (les autres catégories d’eunuques...).
Bref, le texte n’oppose pas célibat et mariage pour exalter l’un aux dépens de l’autre. Il les valorise corrélativement. Ce faisant il ouvre une alternative fondamentale pour la réalisation de la vocation chrétienne. Alternative radicale, ce qui s’indique notamment dans le fait qu’elle concerne le corps propre (et par là aussi le corps social et ecclésial).
II - DE MULTIPLES FIGURES CONCRETES
La bi-polarité fondamentale entre mariage et célibat donne lieu à de multiples figures concrètes quand elle croise d’autres principes de différenciation.
Ici interviennent des choix qui ne concernent pas d’abord le corps propre, mais le corps social ou ecclésial. A ce niveau l’inscription d’une vocation peut se faire selon les axes suivants :
service de la prière au nom de l’Eglise
service de l’évangélisation et des communautés chrétiennes
service des pauvres
engagement dans le monde.
Il est intéressant d’organiser ces différentes possibilités en fonction d’une nouvelle bi-polarité. En effet, une distinction se révèle ici particulièrement pertinente :, elle concerne le statut eschatologique de ces diverses manières de se situer dans le corps social et ecclésial (car toutes les réalités de la vie chrétienne ont un statut eschatologique).
Il y a deux grands mouvements dont l’un est premier par rapport à l’autre :
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Le premier mouvement va des réalités dernières, à ce qui est avant-dernier. La vie et la mission de l’Eglise ont leur source dans le fait que les réalités dernières sont données pour le temps avant-dernier. L’ordre sacramentel s’inscrit dans cette perspective. Cet ordre est suspendu à l’initiative de Dieu. Pour signifier cette initiative l’ordination joue un rôle déterminant mais pas exclusif.
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En dépendance du premier mouvement il en existe un second : les réalités avant-dernières reçoivent d’annoncer les réalités dernières. Il s’agit ici des manières concrètes dont l’Eglise vit et remplit sa mission. Avec Mgr COFFY on peut dire que l’Eglise essaie "de vivre des situations qui sont signes privilégiés du Royaume, qui proclament au monde que le Royaume de Dieu vient :
- la liberté par rapport à tout ce qui limite et enferme dans un univers clos sur lui-même,
- l’obéissance à Jésus-Christ pour que soit reconnue sa seigneurie,
- la pauvreté qui annonce que, dans le Royaume, les rapports entre les hommes sont basés sur l’être et non sur l’avoir,
- la virginité signe de la libération et de l’universalisation de l’amour,
- la contemplation : elle est signe de l’absolu de Dieu, elle rappelle que la figure du monde passe et que le Royaume vaut la peine qu’on lui sacrifie tout,
- le rassemblement liturgique qui devrait toujours être rassemblement d’hommes qui attendent le retour du Christ" (2)
La vie religieuse s’inscrit dans cette perspective. Quant à son statut eschatologique, il y a deux interprétations possibles :
une interprétation statique : la vie religieuse serait une anticipation de l’accomplissement attendu, une "vie angélique", la "vie du Paradis". C’est fort discutable.
Une interprétation dynamique : "tout quitter" pour "suivre Jésus" implique une tension vers un dépassement. De fait le projet religieux a toujours été caractérisé, sous des formes différentes, par une large marge de disponibilité, de non-enracinement, de liberté. Historiquement la vie religieuse a vécu d’un "partir vers ailleurs" qui s’est révélé très fécond.
EN GUISE DE CONCLUSION
Le moment est venu de se demander si les réflexions qui précèdent peuvent avoir quelque incidence quand il s’agit de proposer telle ou telle figure concrète, telle ou telle forme de vocation chrétienne.
La première conclusion à tirer c’est qu’il ne convient pas de s’en tenir à des catégories rigides. Il faut une ecclésiologie vivante, organique. Ce qui importe c’est d’entretenir une communion faite de reconnaissance mutuelle.
Les figures concrètes ne cessent de se diversifier. Certaines sont lestées d’un grand patrimoine, d’une grande tradition. D’autres surgissent. Si ces dernières répondent à certains critères d’ecclésialité, on peut les reconnaître ou les proposer sans arrière pensée.
Quand on est soi-même déjà établi dans un statut social et ecclésial vécu comme vocation, il est non seulement légitime mais nécessaire de chercher à rendre compte de cette vocation : ré-assumer son patrimoine, assurer sa vitalité et sa fécondité, déployer son intelligibilité sont des tâches qui s’imposent. Si l’on a de bonnes raisons de valoriser telle ou telle figure, il n’y a pas lieu de craindre que ce soit au préjudice des autres.
NOTES : -----------------------------------
1) J. DUPONT Mariage et divorce dans l’Evangile Matthieu 19, 3-12 et parallèles - Bruges, DDE, 1959.
repris par J. RADERMAKERS Au fil de l’évangile selon St Matthieu II Institut d’études théologiques - Bruxelles, 1972 - pp. 255-259 [ Retour au Texte ]
2) Assemblée plénière de l’Episcopat français, Lourdes 1971, Eglise signe de salut au milieu des hommes, Centurion, pp. 37-38 [ Retour au Texte ]