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Le ministère ordonné dans son rapport au mariage et à la vie religieuse
Michel FEDOU, s.j.,
professeur au CENTRE SEVRES
Si le "Préambule aux états de vie", dans les Exercices spirituels de saint Ignace, pose une alternative entre les deux extrêmes que sont la suite du Christ par la voie du mariage et la suite du Christ par la voie d’une vie religieuse avec célibat, comment comprendre, dans l’éventail ainsi ouvert, la signification particulière du ministère presbytéral et plus largement du ministère ordonné ?
Il n’est pas simple de préciser cette signification car, ainsi qu’on peut facilement le pressentir, les trois termes "mariage" - "ministère ordonné" - "vie religieuse" ne peuvent être conçus comme les trois angles égaux d’un triangle équilatéral : jusqu’à un certain point ils communiquent entre eux, ne serait-ce que par l’existence de diacres mariés ou de religieux-prêtres. Raison de plus pour tenter une clarification des termes en présence, ce qui exigera une réflexion à la fois historique et systématique.
Nous commencerons par interroger la période patristique pour voir comment se posait, dans cette période, la question du rapport entre le mariage, les ministères et le célibat pour le Royaume. Il s’avère en fait que, dans les premiers siècles de l’Eglise, la différenciation fondamentale n’était pas une différenciation entre ces trois termes, mais entre deux termes seulement : le mariage et la virginité. Nous verrons alors comment le ministère ordonné s’est historiquement situé par rapport à ces deux états de vie, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, et nous tenterons finalement d’exprimer la signification théologique qui est la sienne.
I/ Mariage et virginité aux premiers siècles
1) JUSQU’AU IIIème SIECLE
La position de l’Eglise ancienne sur les choix de vie dévoile d’abord son sens par rapport aux institutions alors existantes.
La pratique et la conception du mariage dans le monde romain présentent en effet deux traits qui doivent être brièvement rappelés. En premier lieu elles reflètent le principe d’une inégalité juridique entre les individus : il y a une grande diversité d’unions, depuis les "justes noces" réservées aux citoyens romains jusqu’aux mariages entre esclaves qui sont seulement des unions de fait, en passant par des catégories intermédiaires comme celle des mariages contractés par les étrangers (1). En second lieu il est normal d’accepter un mariage prévu par la famille ; on peut se reporter ici à la description donnée par Eliane PAGELS :
"Dans la société gréco-romaine classique, l’hésitation ou le refus de contracter une union arrangée par la famille était un signe d’insoumission ou même de folie. Les parents espéraient généralement que leurs filles se marieraient vers 1’âge de la puberté ou peu après ; dans les milieux aristocratiques, on arrangeait parfois des mariages aventureux entre des enfants qui n’avaient pas plus de six ou sept ans. ‘Le mariage, dit l’historien Peter Brown, faisait entrer une fille dans la société : elle en devenait, comme son époux, un membre pleinement productif’. Les jeunes gens devaient se marier entre dix-sept et vingt-cinq ans. Ils se mettaient ensuite au service de leur communauté, selon la tradition et le rang social de leur famille." (2)
Le mariage se présentait donc comme une nécessité sociale, d’une manière qui ne laissait guère de place au libre choix des individus. Il faudrait sans nul doute compléter cette appréciation en faisant valoir l’incidence des idéaux philosophiques sur l’existence conjugale : non seulement certains sages restent célibataires pour satisfaire aux exigences de leur quête intellectuelle et spirituelle, mais on voit des épouses de stoïciens accompagner leurs maris dans l’épreuve de l’exil ou du suicide, ce qui implique une relativisation des valeurs familiales au profit d’autres valeurs jugées plus essentielles (3). Il reste que les deux caractéristiques évoquées - l’inégalité des individus en matière de mariage, et la pression de la nécessité sociale - décrivent le fond de tableau sur lequel vont progressivement se dessiner les figures chrétiennes de l’union conjugale et de la virginité.
Il arrive d’abord que les fidèles de l’Evangile soient conduits, lors des persécutions, à signifier une rupture radicale avec les liens de parenté :
"Si les épouses des stoïciens avaient uni leur sort à celui de leur mari et de leur père, ce sont maintenant des jeunes filles ou des épouses qui s’affirment face au pouvoir persécuteur, contre la volonté d’un père ou d’un mari, s’appuyant alors directement sur un maître extérieur au milieu familial, Jésus d’abord et ensuite un maître spirituel, le plus souvent évêque. C’est par l’affirmation religieuse que des femmes, en petit nombre et pour peu de temps, ont mis une distance entre leur volonté et celle de leur famille, de leur père, de leur mari." (4)
Il y a là, sous une forme extrême, une affirmation fondamentale de la liberté chrétienne par rapport à un mariage (et plus généralement à tout lien de parenté) qui serait pour ainsi dire enchaîné par la nécessité sociale.
Mais qu’en est-il en dehors des temps de persécution ? Qu’en est-il pour les temps ordinaires où l’être-chrétien doit bien s’inscrire dans le corps de la société ? Par rapport à la situation du mariage dans l’Empire romain, le christianisme des premiers siècles manifeste son attachement à l’un des modèles que léguait déjà la tradition gréco-romaine : celui de la monogamie ; et en même temps qu’il précise l’obligation de fidélité, il souligne la visée essentielle de procréation qui d’ailleurs était elle-même reconnue par le mariage romain (5). Mais dans la perspective de notre réflexion, il importe surtout de faire paraître deux insistances majeures de l’Eglise ancienne : d’une part le droit de tout homme à se marier ; d’autre part le droit d’être célibataire et la dignité éminente de la virginité.
La première de ces insistances reflète à elle seule une double option : d’abord une option contre l’inégalité de la législation romaine (alors que les "justes noces" étaient réservées aux seuls citoyens romains, les auteurs chrétiens s’efforcent de faire admettre que tout homme a le droit de se marier) ; ensuite une option contre des courants gnostiques qui condamnaient le mariage en tant qu’œuvre charnelle (6).
Quant à la seconde affirmation, elle implique paradoxalement que le mariage doit être l’objet d’un libre choix - comme le célibat du reste - ; mais c’est justement la possibilité du célibat qui arrache le mariage à l’ordre de la nécessité.
Cette double insistance conduit ainsi l’Eglise ancienne à déterminer deux états de vie qui ont chacun leur légitimité : le mariage et le célibat pour le Royaume. La réflexion des premiers Pères trouve une sorte d’aboutissement vers la fin du IIème siècle, avec l’œuvre de Clément d’Alexandrie : pour lui le mariage et le célibat sont l’un et l’autre agréables à Dieu ; l’essentiel est que les chrétiens accomplissent fidèlement leurs devoirs dans la condition qui est la leur (7).
Mais on voit du même coup le risque : dans la mesure même où l’être-chrétien prend corps, en pratique, dans des états de vie déterminés, ceux-ci ne vont-ils pas finir par s’imposer (dans le cas du mariage surtout) en vertu d’une nécessité sociale qui occultera le témoignage inouï de la liberté évangélique -cette liberté qui avait trouvé son expression extrême dans l’expérience du martyre ?- Et le risque ne deviendra-t-il pas plus aigu dès lors que les persécutions auront cessé et que les chrétiens seront davantage reconnus dans le monde de leur temps ?
2) L’EXPERIENCE DU DESERT ( IIIème-IVème SIECLES)
Ce risque devient de plus en plus réel au IIIème siècle, avant même la conversion de l’Empire. Certains Pères de l’Eglise en sont très conscients : ils rappellent donc aux époux les exigences de l’Evangile, et surtout ils tentent (avec Origène par exemple) d’insister à nouveau sur le choix de ceux qui "se sont rendus eux-mêmes eunuques en vue du Royaume des Cieux" (8).
Mais un homme nommé Antoine, et d’autres à sa suite, font un choix plus radical. Alors même que la société et l’Eglise leur offraient des états de vie à l’intérieur desquels ils auraient pu mener une existence aussi évangélique que possible, ils prennent le chemin du désert et inventent un style d’existence qui leur permet, loin des obligations du monde ambiant, d’approfondir dans la solitude leur relation avec Dieu. Sans doute ne sont-ils pas très nombreux, si on les compare au nombre des chrétiens qui fréquentent les églises du IIIème siècle ; leur option devient néanmoins significative pour beaucoup d’autres qui, sans avoir pris eux-mêmes le chemin du désert, entendent de nouveau l’appel à ne pas subir tel état de vie comme une nécessité sociale mais à choisir cet état de vie comme leur manière propre de répondre à l’appel du Christ. Non moins significative, l’existence des chrétiennes qui vers la même époque, en Asie Mineure, se rassemblent dans des maisons et des jardins pour mieux se livrer aux exigences de la prière et de l’ascèse. Méthode d’Olympe nous a laissé un tableau de tels rassemblements dans LE BANQUET, un dialogue imaginaire entre des vierges dont l’une, Thècle, présente sa condition comme la preuve même d’une radicale liberté ; parce que de telles femmes avaient refusé de se soumettre aux modes de vie que leur parenté et leurs amis considéraient comme leur destin, elles "montraient le sens réel de la vie chrétienne : le libre agir des êtres humains" (9). Et cette nouvelle attestation de la liberté évangélique devait à son tour refluer sur les pratiques plus ordinaires de l’être-chrétien.
3) LES CHOIX DE VIE AUX IVème-Vème SIECLES
Ce mouvement de reflux se vérifie en tout cas avec les générations suivantes, tant dans la ligne du célibat que dans celle du mariage. Dans la ligne du célibat d’abord : un homme comme Grégoire de Nazianze éprouve intensément l’appel à une vie monastique, même si son ascendance et sa culture le conduisent en fait à exercer des charges importantes dans la Cappadoce du IVème siècle. Mais aussi dans la ligne du mariage : le même Grégoire de Nazianze, faisant l’éloge des parents de Basile, évoque "le nombre enviable des prêtres, des vierges, et de ceux qui dans le mariage se firent violence pour que leur union ne fût point un obstacle à une égale réputation de vertu, et qui estimaient que ce sont là questions de choix dans les états de vie plutôt que dans la conduite" (10).
Le mariage est ici placé sur le même plan que la virginité : il l’est justement en tant qu’objet de choix. Même si Grégoire partage les vues traditionnelles sur l’éminente dignité du célibat pour le Royaume, il considère que le mariage peut être choisi au même titre que la virginité et qu’il est une manière également légitime de mener une existence vertueuse. C’est ce dont témoignent à ses yeux les parents de Basile. C’est ce dont témoignent plus généralement un certain nombre de femmes dans la société romaine du IVème siècle :
"Après les martyrs, viennent celles qui ont accepté le mariage pour continuer la lignée. Elles ont une éthique personnelle, un lien religieux personnel. Et, obtenant de leur époux la conversion double à Dieu et à une vie chaste, elles placent l’enfant qu’elles ont fait pour satisfaire leur père, devant deux parents, un homme et une femme, davantage reliés à Dieu que reliés entre eux. Telles ont souvent été les mères de grands prédicateurs chrétiens, des artisans d’une nouvelle civilisation." (11)
Cependant, dans la mesure où le mariage était retrouvé comme l’objet d’un véritable choix, il n’était pas seulement confirmé dans sa légitimité mais courait à nouveau le risque de se voir figé dans la nécessité d’une loi familiale et sociale. A. ROUSSELLE considère que ce risque est devenu réalité, et cela - paradoxalement ! - à la faveur même de la prédication chrétienne :
"Avec l’exaltation du mariage et l’indissolubilité vient, revient, le semblant : les couples conjugaux dans lesquels priment l’apparence ou la réalité des rapports entre époux, et s’estompe l’adhésion à une éthique. Passé le danger, tout était prêt pour un retour à l’éthique lignagère, dans la fiction conjugale". (12)
Il nous semble pourtant que ce jugement pessimiste doit être complété, et pour une part corrigé. Notre hypothèse serait la suivante : une fois révolus le temps des persécutions et celui du monachisme naissant, n’est-ce pas l’institution sacramentelle du mariage qui aurait eu pour fonction d’assumer dans le corps social l’exigence même que l’Evangile avait introduite par rapport à la vie conjugale ?
De fait, au tournant du IVème et du Vème siècles, on voit Augustin utiliser le terme sacramentum pour définir le troisième "bien du mariage" (13) ; et même si ce mot, dans un tel contexte, n’a pas encore le sens précis que lui donnera la théologie médiévale, son emploi atteste que l’existence conjugale, en perspective chrétienne, ne se caractérise pas seulement par la visée de procréation et la valeur de fidélité, mais aussi et même d’abord par une relation constitutive à l’histoire du salut : "Ce mystère est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise" (14).
La sacramentalité du mariage indique précisément que le mariage chrétien ne peut être subi comme une simple nécessité d’ordre familial et social, mais qu’il est une manière de donner corps - familialement et socialement - à la décision d’une existence avec le Christ (15).
L’Eglise des premiers siècles témoigne en tout cas, nous l’avons vu, d’une alternative fondamentale entre existence conjugale et célibat pour le Royaume : alternative qui trouve d’ailleurs son fondement évangélique dans le texte fameux de Mt 19, 1-12 . Comment caractériser, dans cette perspective, la signification propre des ministères ordonnés et tout particulièrement du ministère presbytéral ?
II/ Le ministère ordonné
par rapport au couple "mariage"-"vie religieuse"
Il faut d’abord rappeler que l’affirmation des ministères (clairement attestée par le Nouveau Testament) n’est pas séparable d’une autre affirmation selon laquelle tous les disciples du Christ constituent un "sacerdoce royal" (16) ; ce thème d’un sacerdoce ouvert à tout chrétien est notamment développé au IIIème siècle par Origène (17), et son importance sera largement retrouvée au XXème siècle dans les documents de Vatican II (18).
Cependant, le lien au "sacerdoce commun des fidèles" ne suffit pas à déterminer la signification originale des ministères ordonnés. Avant de préciser cette signification d’un point de vue théologique, il sera utile d’évoquer brièvement l’évolution historique des rapports entre ministères et célibat.
1) MINISTERES ET CELIBAT : EVOLUTION HISTORIQUE
Pour les premières générations chrétiennes le célibat n’est pas de soi associé au ministère ordonné : l’Eglise de cette époque comprend à la fois des ministres mariés et des ministres célibataires (non seulement parmi les diacres, mais aussi parmi les prêtres et les évêques).
Toutefois un nombre croissant de prêtres choisissent le célibat, "tout comme les moines et dans le même esprit" (19) ; ou plus exactement, il arrive de plus en plus que ces hommes soient attirés par l’existence des moines et qu’on leur demande ou leur impose d’être prêtres. Le résultat est que, dans les faits, les ministres célibataires deviennent de plus en plus nombreux. L’évolution est très sensible dans la seconde moitié du IVème siècle, et on peut la repérer très précisément dans le cas de Grégoire de Nazianze : alors que son père est évêque, il décide quant à lui de ne pas se marier et c’est comme célibataire qu’il sera ordonné prêtre puis évêque. La phrase de Grégoire que nous citions plus haut mentionne d’ailleurs la catégorie des "prêtres" en la distinguant non seulement de celle des "vierges" mais de celle des hommes mariés : cette trilogie porte la marque de l’évolution à la faveur de laquelle les prêtres, de plus en plus, ont été choisis parmi des hommes célibataires.
Une telle évolution n’était cependant pas dictée par des motifs théologiques au nom desquels le célibat aurait été nécessairement impliqué par le ministère ordonné. Au IVème siècle encore, l’alternative fondamentale reste bien l’alternative entre mariage chrétien et célibat pour le Royaume, non pas l’alternative entre mariage chrétien et presbytérat.
Cette situation demeure perceptible en Orient, où les hommes mariés auront jusqu’à nos jours la possibilité de devenir prêtres. En Occident même, elle subsiste encore jusqu’au XIIème siècle ; l’Eglise latine promulgue certes vers la fin du IVème siècle une loi relative aux ministres ordonnés, mais il s’agit d’une "loi de continence" et non pas d’une loi de célibat ; cette loi consiste à interdire tout rapport sexuel lors de la nuit qui précède la communion eucharistique. C’est seulement en 1139, avec les canons 6 et 7 du Concile de Latran II, que la loi du célibat ecclésiastique se trouve finalement promulguée (20). On sait qu’elle est réaffirmée avec force par Vatican II ; elle reçoit même ici un nouveau fondement, car elle n’est plus d’abord justifiée par un souci de pureté rituelle mais par une référence explicite au texte de Matthieu 19, 11 (21).
Cependant le Concile précise que la continence parfaite "n’est pas exigée par la nature du sacerdoce, comme le montrent la pratique de l’Eglise primitive et la tradition des Eglises orientales" ; son affirmation est plutôt qu’il existe "de multiples convenances" entre le célibat et le sacerdoce, et qu’au nom de ces "convenances" l’Eglise latine est autorisée à maintenir la loi ecclésiastique du célibat (22).
L’évolution qui vient d’être rappelée invite à deux remarques. D’une part, on comprend que la législation de l’Eglise latine, depuis le XIIème siècle jusqu’à nos jours, conduise concrètement à une nouvelle alternative (qui n’abolit pas la première mais s’ajoute à elle) : l’alternative entre sacerdoce et mariage. D’autre part, cependant, il est clair que le sacerdoce du prêtre célibataire, même s’il est fort heureusement recommandé par Vatican II, n’épuise pas toutes les figures du ministère ordonné - ainsi qu’en témoignent, non seulement la tradition antérieure au XIIème siècle, mais l’existence actuelle de diacres mariés dans l’Eglise latine et celle de prêtres mariés dans les Eglises d’Orient. C’est que théologiquement, le sacerdoce ne se distingue pas du mariage à la façon dont le célibat se distingue du mariage. Certes, dans le cas de l’Eglise latine, l’une et l’autre distinction peuvent en pratique s’identifier de sorte que l’appel au sacerdoce et l’appel au célibat sont perçus comme inséparables. Mais cette perception ne suffit pas à dire la différence théologique entre le ministère ordonné et le mariage chrétien.
2) LA DIFFERENCE SACRAMENTELLE
Poser cette différence théologique, c’est reconnaître que le ministère ordonné se distingue du mariage comme un sacrement se distingue d’un autre sacrement. L’affirmation implique avant tout que le ministère ordonné et le mariage chrétien sont l’un et l’autre de l’ordre du sacrement - ce qui, si l’on prend le mot "sacrement" dans sa précision conceptuelle (23), n’est pas le cas de la vie religieuse. La "différence sacramentelle" peut être ainsi entendue dans un double sens : elle est d’une part ce qui différencie le mariage et le ministère ordonné par rapport à la vie religieuse ; elle est d’autre part ce qui différencie le sacrement du mariage par rapport au sacrement de l’Ordre à l’intérieur de l’organisme sacramentel. Soit le schéma suivant (correspondant du moins à la situation de l’Eglise latine) :
Ce schéma marque certes la différence concrète entre ministres mariés (du côté de A) et ministres célibataires (du côté de B). Mais il manifeste surtout la "différence sacramentelle" : d’un côté le mariage et les ministères ordonnés, qui ont en commun d’être sacramentels ; d’un autre côté la vie religieuse, qui au sens strict n’est pas sacramentelle, et que nous caractérisons par la lettre Oméga (O) en raison de son rapport original à la Fin.
Il s’agit seulement d’une structure, dont les éléments peuvent se combiner de façons diverses. Un deuxième schéma peut suggérer ces diverses combinaisons :
Il reste à préciser le fondement de la "différence sacramentelle" : comment comprendre que le mariage et le ministère ordonné se distinguent l’un de l’autre comme un sacrement se distingue d’un autre sacrement ?
3) LA SACRAMENTALITE DU MARIAGE ET DU MINISTERE ORDONNE
Voyons ce qu’il en est d’abord pour le mariage. La manière dont Jésus en parle en Matthieu 19 suggère de revenir au récit du commencement :
"N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès l’origine, les fit homme et femme, et qu’il a dit : Ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair ?" (24).
Or d’après le récit de Genèse 2, la différence des sexes renvoie à l’acte créateur qui à partir de l’un ("Adam") a produit deux. Elle signifie donc l’unité dont elle procède au commencement. Mais dans la mesure même où elle signifie cette unité, elle lui est également ordonnée comme à sa fin ; l’homme et la femme ne procèdent pas seulement de l’unité, ils ont vocation d’y retourner : "ils deviennent une seule chair" (25).
L’acte créateur de la différence homme-femme est donc paradoxalement l’acte même qui appelle l’homme et la femme à ne faire qu’un. Or en Matthieu 19 Jésus commente de la sorte le récit de la Genèse : "Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Eh bien ! ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer." Ces paroles signifient d’une part que Jésus perçoit le mariage comme réalisation de l’unité paradoxalement signifiée, dès l’origine, par la différence des sexes ("ils sont une seule chair"), et d’autre part que cette unité effectivement advenue est l’œuvre de Dieu même ("Ce que Dieu a uni...").
Mais ces deux significations n’en font précisément qu’une, et c’est en cela que le mariage est sacrement. L’union de l’homme et de la femme est présence de Dieu ; en elle s’accomplit le dessein créateur qui n’a fait Adam homme et femme que pour symboliser, par l’union de l’homme et de la femme, l’union même de Dieu avec l’humanité. D’où la formule de la Lettre aux Ephésiens : "ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise" (26). Le oui que l’homme et la femme échangent entre eux est à la fois signe et réalisation, à hauteur de la communauté conjugale, de la présence même du Christ à son Eglise. C’est ce que l’on veut dire lorsqu’on parle du mariage comme d’un sacrement.
Le ministère presbytéral, comme plus largement l’ensemble des ministères ordonnés, doit être également compris dans sa référence à la sacramentalité ecclésiale. Comme tel, il ne peut pas se fonder sur le texte de Matthieu 19 : il existe certes de "multiples convenances" entre le sacerdoce et le célibat pour le Royaume, mais ce n’est pas le célibat qui caractérise théologiquement le ministère ordonné (alors qu’il caractérise, par contre, la vie religieuse régulière). Il ne suffit pas non plus de fonder le ministère presbytéral sur la considération des disciples, même s’ils ne la réalisent pas de la même manière.
Peut-on alors fonder le sacerdoce ministériel sur le choix plus restreint et plus spécifique des apôtres ? Cette formulation n’est pas encore assez précise : sans doute est-il hautement souhaitable que le diaconat et le sacerdoce soient conférés à des hommes qui en aient éprouvé la vocation (27), mais cela ne peut signifier que d’autres chrétiens, qui n’ont pas été ordonnés aux ministères, ne se reconnaissent pas eux-mêmes comme réellement "choisis" par le Christ. Pour atteindre ce qui caractérise de façon plus exacte le sacerdoce ministériel, il faut plutôt partir de la parole que prononce Jésus lors du dernier repas : "faites ceci en mémoire de moi" (28) Dans son contexte cette parole ne vaut naturellement que de l’Eucharistie, mais il est légitime de lui donner une portée plus large : ce n’est pas simplement le fait d’être "choisi" qui caractérise le sacerdoce ministériel, c’est le fait d’être choisi pour refaire en mémoire de Jésus les gestes de salut qu’il a lui-même posés durant sa vie publique, et cela dans des conditions telles que l’Eglise s’engage à propos des ministères ainsi exercés en garantissant qu’en eux et par eux le Christ continue de se donner aux hommes et femmes de notre temps. La répartition de ces ministères peut naturellement varier (et elle varie de fait, selon que le ministre est diacre, prêtre ou évêque) ; mais il importe de ne pas perdre de vue le caractère fondamental du ministère ordonné comme habilitant aux paroles et aux actes sacramentels, dont l’Eglise atteste qu’ils sont l’offre renouvelée du don une fois pour toutes accompli sur la Croix. Or nul ne peut se donner par lui-même le pouvoir d’accomplir de tels gestes ; aussi bien le ministère ordonné relève-t-il d’un sacrement, et ce sacrement signifie ecclésialement l’initiative du Christ, conférant à tel ou tel la mission de le rendre présent par les paroles et les actes qui doivent rendre effectif, dans le temps même de l’Eglise, le salut jadis offert dans l’événement de la Pâque.
Le ministère ordonné se distingue donc bien du mariage chrétien comme un sacrement se distingue d’un autre sacrement. Mais on voit en même temps ce qui les unit dans leur différence même : ils ont en commun de signifier sacramentellement la relation du Christ à son Eglise. Simplement ils ne la signifient pas de la même manière : le mariage la signifie par sa façon de symboliser, dans l’union conjugale, l’union du Christ avec l’Eglise ; le ministère ordonné la signifie par son pouvoir de prononcer les paroles et d’accomplir les actes sacramentels qui visent à faire croître cette même union de l’Eglise avec le Christ.
On comprend alors que le ministère ordonné et le mariage - comme tous les sacrements d’ailleurs - aient un caractère transitoire par rapport à ce que sera, selon l’espérance chrétienne, l’accomplissement plénier de l’union Christ-Eglise. Or c’est justement de cet accomplissement que témoigne déjà la vie religieuse. Le sacrement de mariage et le sacrement de l’Ordre ont en commun de manifester la présence du Christ à son Eglise ; ils le font cependant au cœur d’une histoire qui n’est pas universellement gagnée par cette présence du Christ. Mais si l’on espère que l’union Christ-Eglise puisse réellement atteindre son terme effectif dans un monde où Dieu sera "tout en tous", on doit du même coup reconnaître que cette union n’aura plus lieu d’être signifiée sacramentellement puisqu’elle sera pleinement et définitivement advenue. L’eschatologie permet ainsi de penser un dépassement de la sacramentalité au profit de l’union enfin accomplie entre le Christ et son Eglise - laquelle union est radicalement signifiée par la vie religieuse -. Le ministère ordonné se distingue certes du mariage chrétien comme un sacrement se distingue d’un autre sacrement. Mais l’un et l’autre, comme sacrements, se distinguent de la vie religieuse, qui n’est pas sacramentelle parce qu’elle désigne déjà l’au-delà eschatologique de la sacramentalité chrétienne.
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Notre propos était avant tout d’élucider historiquement et théologiquement les rapports entre ministère ordonné, mariage et vie religieuse. Il convient cependant, au terme, de dire quelques mots sur les incidences possibles d’une telle réflexion.
Nos analyses de la situation ecclésiale aux IIIème-IVème siècles invitent à formuler une première proposition. Nous sommes peut-être dans une situation un peu analogue, au sens où divers modèles d’existence chrétienne sont institutionnellement reconnus (ce qui en soi est heureux), mais risquent aussi d’être pour une part absorbés ou confisqués par le poids de certaines coutumes familiales et sociales. Là où la question se pose, on est en droit de se demander si la liberté chrétienne trouve un espace suffisant pour s’exprimer - c’est-à-dire pour faire en sorte que le genre d’existence finalement adopté fasse l’objet d’un choix vraiment évangélique. L’analogie avec les IIIème-IVème siècles nous semble parlante, car elle suggère en même temps que le passage de la nécessité à la liberté - de la loi à l’Evangile - s’opère par des options qui sont en écart par rapport aux modèles accoutumés et qui vont cependant refluer de façon bénéfique sur les institutions existantes.
Il faut donc s’interroger : qu’est-ce qui, dans notre propre situation, peut ou pourra correspondre à ce que fut l’invention du désert aux IIIème-IVème siècles ? Sans doute doit-on être attentif de ce point de vue à de nouvelles formes, telles un engagement délibéré au service du Tiers-Monde, un choix d’existence qui marque une solidarité effective avec les plus pauvres, une attention aux immigrés dans une société comme la nôtre... N’est-ce pas par de telles décisions, apparemment marginales par rapport à la question des états de vie, que des chrétiens peuvent retrouver le chemin d’une liberté qui leur permettra un jour de faire élection du type d’existence correspondant vraiment à leur vocation ?
Il y aura en second lieu à peser les enjeux contemporains de notre réflexion sur le ministère ordonné. La situation de l’Eglise latine reflète, au regard du christianisme ancien, une sorte d’identification concrète entre la notion de ministère et la notion de célibat - sauf bien entendu dans le cas des diacres mariés -. Cette identification, nous semble-t-il, atteste une grandeur particulière de notre tradition, soulignant avec Vatican II les "multiples convenances" entre le célibat et le sacerdoce. Mais elle ne signifie pas, nous l’avons vu, que le célibat soit comme tel lié à la nature même du ministère ordonné. La signification originale de celui-ci autorise plutôt la proposition suivante : Si des hommes ou des femmes, célibataires ou mariés, paraissaient aptes à des types inédits de ministère ordonné, ou s’ils se trouvaient dans des situations telles que leurs paroles et leurs gestes puissent être perçus comme possédant les caractères essentiels du sacrement chrétien, alors l’Eglise aurait le droit de prendre acte de tels faits et d’inventer en conséquence de nouvelles figures du ministère, qui certes n’auraient pas à remplacer les figures léguées par notre tradition, mais qui seraient des actualisations originales du don que le Christ continue aujourd’hui même de faire à ses disciples.
En attendant que cela soit - si cela doit être -, il nous incombe au moins de discerner les charismes ministériels qui peut-être sont déjà là, en quête d’un droit de cité, même s’ils n’ont pas encore trouvé à s’inscrire dans le corps social de l’Eglise.
NOTES : -------------------------------------------------------
1) Voir Ch. Hunier L’EGLISE DANS L’EMPIRE ROMAIN (IIe-IIIe siècles) IIIème partie. Eglise et cité, Paris, Cujas - 1979 - pp.4-6 [ Retour au Texte ]
2) E. Pagels, ADAM, EVE ET LE SERPENT (trad. de l’anglais) Paris, FLammarion, 1989, pp.134-135 [ Retour au Texte ]
3) cf. A. Rousselle, "Gestes et signes de la famille dans l’Empire romain", dans HISTOIRE DE LA FAMILLE, Paris, A. Colin, 1986, pp.263-264 [ Retour au Texte ]
4) A. Rousselle, ibid. p.265. L’auteur se réfère notamment au témoignage de Perpétue ; sur ce témoignage, voir aussi E. Pagels, op. cit., pp.74-77 [ Retour au Texte ]
5) "Le mariage romain est conclu liberorum procreandorum causa" (Ch Munier, op. cit. p.14) [ Retour au Texte ]
6) En particulier les courant de l’ "encratisme" ; voir Ch. Munier ibid., p. 7-11 [ Retour au Texte ]
7) Cf. Ch. Munier, ibid., p. 12-13 (avec référence à STROMATES III, 68) [ Retour au Texte ]
8) cf. Mt 19, 12 [ Retour au Texte ]
9) E. Pagels, op. cit. p.143 ; voir Méthode d’Olympe, LE BANQUET coll. "Sources chrétiennes" N° 95, 1963 [ Retour au Texte ]
10) IX,3 ; dans GREGOIRE DE NAZIANZE. DISCOURS FUNEBRES EN l’HONNEUR DE SON FRERE CESAIRE ET DE BASILE DE CESAREE, trad. F. Boulenger (légèrement modifiée), Paris, Picard, 1908, p.77 [ Retour au Texte ]
11) A. Rousselle, op. cit., p.269 [ Retour au Texte ]
12) ibid. [ Retour au Texte ]
13) Après les deux autres biens que sont "les enfants" (proles) et "la fidélité" (fides) ; cf. DE BONO CONJUGALI, XXIV, 32 [ Retour au Texte ]
14) Eph. 5, 32 [ Retour au Texte ]
15) Naturellement le problème rebondit encore, car le mariage-sacrement risque d’être à son tour absorbé par les coutumes et les institutions : il en vient alors à ne plus faire l’objet d’un choix évangélique. La perversion extrême serait ici de faire appel au "mariage à l’Eglise" par pure convention : on userait du sacrement à l’encontre de ce qui est justement signifié par le sacrement. [ Retour au Texte ]
16) cf. 1 P 2, 9. Sur le témoignage de l’Ecriture au sujet du sacerdoce ministériel et de son rapport au sacerdoce commun, voir A. VANHOYE, PRETRES ANCIENS, PRETRE NOUVEAU SELON LE NOUVEAU TESTAMENT, Paris, Seuil, 1980, notamment pp.344-348. [ Retour au Texte ]
17) cf. HOMELIES SUR LE LEVITIQUE, IX, 1 et 9 ; coll. Sources chrétiennes N° 287, 1981, pp.73-75 et 115-117.
Voir H. de Lubac, MEDITATION SUR l’EGLISE, 2ème édit. Paris, Aubier-Montaigne, 1953, p. 113 sq. [ Retour au Texte ]
18) cf. avant tout LUMEN GENTIUM, n° 10 [ Retour au Texte ]
19) E. Schillebeeckx, PLAIDOYER POUR LE PEUPLE DE DIEU. HISTOIRE ET THEOLOGIE DES MINISTERES DANS l’EGLISE (trad. du néerlandais), Paris, Cerf,1987 p. 267 [ Retour au Texte ]
20) cf. E. Schillebeeckx, ibid., p.266-270. En fait, l’évolution peut être plus précisément décrite dans les termes suivants : aux XIe-XIIe siècles, un certain nombre de mesures conduisent à transformer la règle de la continence cléricale en loi du célibat, "mais sans que cela soit jamais dit explicitement" (M. Dortel-Claudot, ETAT DE VIE ET ROLE DU PRETRE, Paris, Le Centurion, 1971, p.88) [ Retour au Texte ]
21) cf. LUMEN GENTIUM, N°42 : "...Parmi ces conseils il y a en première place ce don précieux de grâce fait par le Père à certains (cf. Mat. 19, 11 ; 1 Cor 7, 7) de se consacrer plus facilement et sans partage du cœur à Dieu seul dans la virginité ou le célibat (cf. 1 Cor 7, 32-34). Cette continence parfaite à cause du règne de Dieu a toujours été l’objet de la part de l’Eglise d’un honneur spécial, comme signe et stimulant de la charité et comme une source particulière de fécondité spirituelle dans le monde". On notera que le Concile parle de "continence parfaite" et non pas de "chasteté parfaite", ce qui évite de dévaloriser le mariage et permet du même coup de louer le mode de vie des prêtres mariés dans l’Eglise orientale (cf. PRESBYTERORUM ORDINIS, n° 16) ; voir E. Schillebeeckx, op.cit.p.272 [ Retour au Texte ]
22) Voir P.O. n° 16 [ Retour au Texte ]
23) C’est-à-dire au sens où l’on parle des "sept sacrements" [ Retour au Texte ]
24) Mt 19, 4-5. L’expression"dès l’origine" est encore reprise au verset 8 [ Retour au Texte ]
25) On notera qu’en Gn 2, 24 1’union de l’homme et de la femme, devenant une seule chair, est présentée comme conséquence ("c’est pourquoi...") du récit de création. [ Retour au Texte ]
26) Eph. 5, 32 ; cette formule présuppose la vision du Christ comme "nouvel Adam" - Peu importe ici qu’il ait fallu plusieurs siècles pour caractériser le mariage comme sacrement ; le point capital est plutôt celui-ci : ce que nous entendons par "sacramentalité" est déjà posé, dans l’Ecriture même, à propos du mariage. Cette donnée est d’ailleurs confirmée, paradoxalement, par le fait que le mariage chrétien n’ait pas fait l’objet, dans les premiers siècles, d’une institution spécifique de l’Eglise : la sacramentalité est avant tout liée, dans le cas présent, au consentement mutuel des époux chrétiens ; or les conditions institutionnelles d’un tel consentement étaient assurées par l’Empire romain. [ Retour au Texte ]
27) Encore que, dans l’Eglise ancienne, on n’ait pas hésité à ordonner des chrétiens contre leur volonté ! Quoi qu’il faille penser de cette pratique, elle révèle au moins que l’on n’entendait pas fonder le sacerdoce ministériel sur la vocation de chrétiens qui se seraient eux-mêmes perçus comme choisis par le Christ pour le presbytérat. [ Retour au Texte ]
28) Lc 22, 19 ; cf. aussi 1 Co 11, 25 [ Retour au Texte ]