Décision et vocation


Olivier de FONTMAGNE, s.j.,
Supérieur de la Communauté du CENTRE SEVRES

Les pages qui suivent ont fait l’objet d’une intervention au cours d’un séminaire sur "LA VOCATION CHRETIENNE DANS l’EGLISE d’AUJOURD’HUI". Comme telles elles se proposaient d’aborder un ensemble de questions liées à la capacité de décision examinée sous l’angle de la vocation.

Introduction

L’analyse qui est conduite ici procède d’un terrain bien précis : celui des élèves de grandes Ecoles et des étudiants en université. C’est à partir de quelques aspects très particuliers à cette catégorie de jeunes que seront examinés quelques-uns des facteurs qui structurent le champ où ces jeunes sont amenés à subir ou à façonner leur avenir. Les facteurs retenus sont à la fois culturels et sociaux. Ils sont - parmi d’autres - des éléments qui dessinent la topographie dans laquelle une décision vocationnelle - sacerdotale et religieuse - pourra ou non être prise.

Bien entendu l’examen d’une "vocation" de cette nature supposerait que soient pris en considération les facteurs religieux qui entrent dans la genèse de pareille décision ! Ainsi les représentations socio-religieuses du prêtre ou de la vie religieuse chez l’étudiant. Il n’y sera fait référence que de manière adjacente. On s’attachera plutôt aux conditions qui rendent possible, dans l’espace culturel et social, l’émergence d’une telle question, qui favorise ou entrave une décision à cet égard.

I - UN CHAMP DECISIONNEL SUR-DETERMINÉ

1) Détermination par le niveau scolaire

L’élève qui prépare un concours dans un lycée et qui réussit à intégrer une grande école est un produit particulier qui se caractérise par la rareté. Son orientation vers la filière "C" tient plus à sa réussite dans les disciplines "scientifiques" qu’à son échec dans les matières littéraires. Le choix de la filière dépend alors moins de ses goûts et facultés que des influences des milieux parentaux, scolaires, sociaux dont il a lui-même plus ou moins intégré les normes.

Le choix du lycée où l’on sera admis à faire sa "prépa" conditionne fortement les résultats aux concours. Ceux-ci peuvent varier de 1 à 10 dans les sections où la compétition est la plus forte entre les lycées. L’admission dans un lycée prestigieux dépend bien sûr du niveau scolaire mais aussi d’autres facteurs : géographique, social, économique.

Le choix de sa section, notamment de celle qui permet l’entrée aux écoles les plus recherchées, ne dépend pas du seul désir de l’élève ; mais cela est fonction de son niveau scolaire apprécié par la direction qui décide en dernier ressort de l’affectation. La possibilité d’intégrer dans une école dépendra à la fois de la réussite au concours présenté ainsi qu’au classement dans ce dernier. Ainsi celui qui se trouve sur la liste d’attente pour l’X a peu de chance d’y entrer. Celui qui présente les "concours communs" aux écoles d’ingénieur ou de commerce se déterminera d’abord au regard de ses résultats même s’ils ne correspondent pas à l’école qu’il aurait choisie d’intégrer. S’il est reçu à plusieurs écoles il pourra faire jouer sa préférence.

La caricature du système est illustrée par ce qui se passe à l’X : à la sortie de l’X le choix de l’école d’application dépend du classement final ; le "major" ainsi que les dix premiers n’ont guère d’autre possibilité, si l’on peut dire, que d’intégrer le "corps des Mines".

Le système ressemble à un tube télescopique. Toutefois, il n’est pas aussi mécanique qu’il y paraît. La réussite scolaire ne fait pas tout. Pour franchir la série d’obstacles qui jalonnent le parcours au sortir du bac il est requis de l’élève une motivation forte. L’ascèse, en effet, peut être rude ! Outre les trente heures de cours hebdomadaire qu’il faut suivre, il faudra renoncer à cette gestion souple, agréable du temps qui fait le charme de la vie étudiante. Il se trouve dans l’obligation de maintenir avec ténacité une trajectoire sur laquelle il se trouve situé plus qu’il ne s’y est disposé lui-même de manière raisonnée (ceci dans la plupart des cas).

2) Détermination par le niveau social

Sans les aptitudes requises l’influence par le milieu social (parents, professeurs, etc.) ne conduirait pas à elle seule l’élève au terme du processus. Il n’en demeure pas moins que le milieu social constitue une variable fortement déterminante dans le choix de la filière et dans la réussite des études. La proportion des enfants d’ouvriers y est nettement inférieure à celle que l’on trouve dans les universités ; celle des enfants de professeurs, de patrons et de cadres supérieurs y est importante. Sans épouser la thèse de BOURDIEU, notamment son aspect mécaniciste, on peut utiliser à moindre risque sa théorie de la "reproduction sociale", tant l’investissement symbolique des parents et de l’institution scolaire concernée est considérable à cet égard !

3) Détermination par l’Ecole (Grande Ecole)

Une fois intégré dans l’école l’élève entre dans un champ symbolique structuré : avec ses repères, ses rites, ses règles, ses valeurs. Il est soumis à la force de ce champ symbolique à l’égard de laquelle il n’a pas l’entière possibilité de se dérober sous peine d’exclusion plus ou moins larvée. Désormais il fait partie de l’ "élite" avec les droits et devoirs que ce rang implique. L’Ecole développe une idéologie à laquelle il n’est pas insensible. On voudra bien considérer avec P. R1COEUR (1) que l’idéologie a une triple fonction :

1°) une fonction de LEGITIMATION

La sélection opérée par les grandes écoles, le prestige dont elles jouissent, le caractère "emblématique" attaché à leur diplôme et qui revêt de parure ceux qui ont mérité son obtention, la carrière ascensionnelle enfin qui en résulte, tous ces attributs sont légitimés par l’effort poursuivi depuis la prépa, par l’ascèse éprouvée, les renoncements consentis, par les aptitudes reconnues et validées, par l’excellence enfin de la formation donnée et le service par là rendu à la nation...

2°) une fonction d’INTEGRATION

La sélection à l’entrée dans les grandes écoles, le prix que l’élève a pu y mettre pour en être digne intériorisent le discours légitimiste tenu par les membres de l’institution. Les bizutages, les rites d’initiations ou autres, les diverses coutumes propres aux écoles exercent une fonction d’intégration qui rend difficile de penser qu’il puisse y avoir pour soi l’élection d’une voie autre, d’un autre bonheur possible.

3°) une fonction de DISSIMULATION

Les méthodes pédagogiques, les critères de rentabilité, les impératifs de réussite (classes prépa), le maintien du niveau d’excellence (qui se traduit par le refus d’augmenter les effectifs) entraînent parfois une mutilation des dons qui pourraient trouver autrement leur épanouissement. Cela engendre aussi un conformisme social, une homogénéité des structures mentales et tend à produire ce que P. BOURDIEU nomme l’enfermement symbolique (2).

Autant de traits à caractère idéologique qui ne facilitent pas la réflexion personnelle, le goût et le désir d’un itinéraire, d’une vocation autres, nécessairement déviants par rapport aux normes admises.

4) Détermination par l’Entreprise

L’Entreprise pénètre cet univers symbolique et le cultive de diverses manières : par la "sponsorisation" des activités multiples des écoles (week-end d’intégration, Forum entreprises, Junior entreprises, etc.), par les stages en Entreprises, par la publicité, le démarchage (les "chasseurs de tête"), les offres de salaire et d’emploi.

De toutes ces manières l’Entreprise alimente et prolonge l’idéologie légitimiste, le prestige d’un système dont on serait bien sot de ne pas vouloir récolter les bénéfices alors que l’on parvient au terme du parcours !

Les brèves réflexions que l’on vient de faire constituent la systématisation d’un processus en vue d’en faire saisir la logique. Il convient d’en avoir conscience pour ne pas tomber soi-même dans la caricature, dans laquelle BOURDIEU a excellé (3). On aura l’occasion de revenir sur d’autres dimensions de la vie en école : élasticité, autonomie plus grandes par rapport au temps des prépas. Sans cela il n’y aurait guère de pédagogie possible du choix. Une première rencontre nationale des aumôneries de prépas a montré par comparaison combien toute activité d’aumônerie ainsi que bien d’autres sont rendues très difficiles en raison des contraintes de travail.

C’est donc la dimension négative du système que l’on vient de présenter ici afin de souligner les effets qu’il induit sur le processus qui aboutit à un choix ou à l’absence de choix.

Chacune de ces variables déterminantes cumulées, leur somme aboutit au concept de sur-détermination du champ où un choix personnel pourrait s’exercer : détermination par l’amont, la filière qui place le sujet sur une trajectoire au profil bien défini ; détermination par l’aval, la pénétration symbolique de la profession, de l’Entreprise qui flatte les ambitions du sujet et favorise ses stratégies individuelles de carrière. Ainsi l’élève est amené à vivre, à évoluer dans un système qui occulte toute autre trajectoire, tout autre choix possible. A l’âge où se forge la maturité, où s’opèrent des choix le sujet est conduit, pour reprendre une catégorie weberienne, à mettre en oeuvre une "action rationnelle par rapport à une fin". En d’autres termes il développe, il vise une action instrumentale : l’individu règle son activité en fonction de ses calculs, de ses stratégies utilitaires. Il lui est alors difficile d’envisager "une action rationnelle en valeur". On reviendra plus loin sur cette autre catégorie weberienne.

II - SOUS-DÉTERMINATION DU CHAMP DÉCISIONNEL

1) Chez les élèves de Grande Ecole

Alors que le système qui conduit l’élève de Grande Ecole au seuil de celle-ci devrait logiquement lui ôter toute inquiétude quant à son avenir, il n’est pas rare de constater chez un grand nombre une indécision, la peur de se tromper lorsqu’arrive l’heure du choix d’une option qui déterminera le déroulement d’une carrière. La multiplicité des offres qui se présente à l’élève suscite chez lui une angoisse qu’il arrive souvent mal à maîtriser et qui l’amène parfois à des choix que l’on peut juger irrationnels. Comme l’écrivait l’un d’entre eux (4) :

"Il faut aussi reconnaître que nous sommes peu préparés à faire des choix et que nous n’en avons parfois pas fait d’aussi importants auparavant"

En effet, le système n’a pas permis d’effectuer de choix vraiment personnel depuis la classe de terminale jusqu’à ce jour.

2) Dans la vie étudiante en général

Les quelques réflexions qui vont suivre ont été suggérées par un sondage paru dans LE MONDE du 8 février 1990, sondage réalisé pour LE MONDE CAMPUS et la M.N.E.F.

La vie étudiante est dominée par l’apprentissage de deux grandes inconnues : le métier et l’amour.

Précisément parce qu’elle est valorisée et valorisante, la vie professionnelle met dans l’inquiétude : il s’agit de ne pas faire fausse route. Le métier donne l’indépendance et la possibilité de vivre à sa guise. Il constitue le passage à l’état adulte plus que le mariage ou l’arrivée des enfants.

Quant à l’amour, c’est une inconnue qui inspire la méfiance et on lui préfère l’amitié dont l’absence est perçue comme nettement plus grave que l’absence de travail, de vie amoureuse ou d’enfants. C’est que l’amitié a la vertu de pouvoir concilier la chaleur des relations humaines, la liberté individuelle. Alors que la vie amoureuse et la vie professionnelle sont contraignantes, l’amitié préserve l’autonomie personnelle.

Chacun des points de ce sondage pourrait être commenté du point de vue examiné ici, notamment les aspects qui concernent la vie affective, la difficulté de s’engager durablement. On ne retiendra que quelques traits de ce sondage.

Tout d’abord l’ambivalence des attitudes par rapport au métier, ce qui interdit tout schématisme. Les élèves de B.T.S. sont les plus soucieux de leur avenir et préoccupés par le risque du chômage, alors que leur qualification est très recherchée. Ainsi la grande détermination du produit (formation et débouché) va de pair avec une grande indétermination sur le plan de la décision.

A l’inverse, les élèves des grandes écoles de commerce sont déjà pratiquement intégrés dans l’univers des adultes. Ayant peu de soucis pour leurs études et leur vie professionnelle, leur principale préoccupation est la réussite de leur vie sentimentale. En outre ils sont plus ouverts que les autres aux diverses dimensions de la vie en société ainsi qu’à la notion de projet en ce domaine. Ils se distinguent en cela des élèves des grandes écoles d’ingénieurs plus proches de la sensibilité de la communauté universitaire.

Ces quelques données confirmeraient qu’une sur-détermination du champ décisionnel peut très bien aller de pair (voire faire naître) une relative indétermination du désir et de la volonté. Au contraire là où existent à la fois une grande détermination du champ de formation et de décision en matière de carrière et de grande sécurité d’emploi ainsi qu’une assez grande plasticité de la qualification qui permet un métier plus élastique, la capacité d’investissement est plus large, le champ décisionnel plus ouvert.

Pour ne pas y avoir insisté il convient de souligner au passage la sous-détermination du champ affectif : engagement dans le mariage ou la vie en couple, venue d’enfants repoussée à plus tard.

3) Sous-détermination du champ sociétal

Le sondage auquel on a fait référence manifeste chez la plupart des étudiants une faible représentation de la société et une absence de repères. A la question : La société idéale c’est : ils répondent :

un rêve
62
un projet
19
une idiotie
15
NSP
4

A la question : Les grandes idéologies ne correspondent plus à rien, 57 % répondent qu’ils sont d’accord. Cela n’est point pour étonner. La faillite du communisme qui a entraîné avec lui la disqualification du marxisme, a consacré le capitalisme triomphant. Il n’y a pas d’espace où un jeune puisse se représenter un autre type de société. Non pas que celle-ci soit récusée par les étudiants. Ils en apprécient les qualités d’efficience. Cependant à se présenter ainsi sans concurrent sur le marché idéologique la société capitaliste ne peut plus guère dissimuler ce qui la fait agir et reconnaître : elle devient le royaume du profit, de l’utile. Les repères auxquels ils se sentent dès lors accordés sont d’un universalisme abstrait : Se sentent plutôt :

citoyen du monde
31 %
européen
23 %
français
27 %

La société idéale, on l’a vu, est une utopie sans contenu (un rêve), sans circonscription (citoyen du monde). Cette absence d’appui dans le passé, ce manque de repères pour penser l’avenir, cet horizon sans contour pour se représenter le présent et tenter une action personnelle et collective, tout ceci renforce la volonté d’autonomie personnelle et les stratégies individuelles. Il convient de noter qu’avec l’avancement des études augmente la place donnée à la culture, à la formation de la personnalité, à la politique, toujours d’après ce sondage. Il faudrait également mesurer la valeur accordée à l’écologie parmi les étudiants.

III - UNE PHILOSOPHIE DU PRESENT, UNE PEDAGOGIE DE LA DECISION

Pour reprendre de manière réflexive ce qui vient d’être analysé précédemment, on empruntera à Paul RICOEUR les concepts suivants en raison de leur pertinence pour situer l’espace dans lequel se meut notre modernité. RICOEUR la décrit prise, écartelée entre un espace d’expérience, histoire où s’enracine le présent, lieu qui nous livre la tradition et l’horizon d’attente qui prescrit la marche en dessinant le chemin. Or l’époque moderne, selon RICOEUR, est caractérisée par un écart croissant entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente.

D’une part on assiste à un "rétrécissement" de l’espace d’expérience qui "fait que le passé paraît toujours plus lointain à mesure qu’il devient plus révolu".

D’autre part l’horizon d’attente se mue en "uchronie", lorsque - dans la situation actuelle - il recule plus vite que nous n’avançons. "Le présent ainsi scindé en lui-même se réfléchit en ’crise’, ce qui est peut-être une des significations majeures de notre présent".

Pour sortir de cette "scission" RICOEUR propose trois types d’action :

  • il faut résister au "rétrécissement de l’espace d’expérience". Pour cela "il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu". Il faut raviver dans le passé ses potentialités inaccomplies.
  • "A l’encontre de l’adage qui veut que l’avenir soit à tous égards ouvert et contingent, et le passé univoquement clos et nécessaire, il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées. Or ce sont là deux faces d’une même tâche ; car seules des attentes déterminées peuvent avoir sur le passé l’effet rétroactif de le révéler comme tradition vivante. Entre ces deux termes RICOEUR introduit un troisième qu’il emprunte à NIETZSCHE : la force du présent qu’il aime appeler d’un terme pour lui équivalent l’initiative.

Parmi les élèves de grande école et les étudiants susceptibles d’envisager leur avenir sous le mode d’une vocation sacerdotale et religieuse, il n’est pas rare de voir s’exprimer pareille scission. L’espace d’expérience ne livre pas une tradition vivante ; il ne nourrit pas la force du présent capable de dessiner le chemin d’un avenir raisonnable. Point n’est besoin de développer le type de vocation qu’engendre ou qu’attire une telle appréhension du passé. "Scission", le mot n’est peut-être pas adéquat ici car les personnes dont il s’agit ne sont généralement pas à l’aise avec la modernité qu’elles contestent en recourant à un passé utopique.

En revanche l’autre aspect de la "scission" paraît plus répandu parce qu’il se ménage un chemin de viabilité au sein de la modernité tout en recourant à un avenir utopique qui la conteste.

Il n’est pas douteux que ce type de vocation exerce un véritable attrait en raison de la simplification qu’il opère et du dynamisme qu’il manifeste : à la fois bien de ce monde (bien dans ce monde souvent) et plus à l’aise encore dans l’envers de ce monde.

La vocation chrétienne va alors se présenter non seulement comme une "voie" mais aussi comme un système, une organisation religieuse prophétique, comme une anticipation d’un dépassement possible de la modernité. Ce dualisme chrétien s’entend à cultiver ce que Danièle HERVIEU-LEGER appelle "une marginalité à 1’envers"."Son étrangeté structurelle à la modernité peut passer pour la marque de sa lucidité face aux incertitudes de l’avenir, écrit-elle (5). Cela est manifeste notamment chez certains élèves de grande école. A l’aise dans leurs études, avec les technologies qu’ils utilisent, avec les responsabilités qu’ils entrevoient d’exercer, ils ne sont pas non plus sans épouser nombre de comportements d’une société dont par ailleurs ils prônent "l’envers".

RE-INTRODUIRE LA FORCE DU PRESENT

Les propos de D. HERVIEU-LEGER incitent à reprendre la proposition de P. RICOEUR : "Il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées". On a vu précédemment combien l’expérience des élèves de grande école est sur-déterminée en ce qui concerne leur cursus scolaire, leur avenir professionnel, en même temps que leur horizon d’attente est sous-déterminé, sans projet de société, tourné vers un universalisme sans contour ("citoyen du monde"). Pour ce faire il convient de prendre appui sur ces zones d’élasticité qui existent dans la vie d’une Ecole, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et de les développer. Il existe dans les écoles une vie associative intense, des plages de liberté où l’initiative, le goût de l’action avec des élèves aux idées différentes peuvent s’inscrire. Dans ces lieux l’élève fait l’apprentissage de la responsabilité, de la décision.

Au sein de ces espaces de créativité l’élève récupère dans l’initiative et dans l’imprévu liés à l’agir ce qu’un parcours trop linéaire, trop déterminé a figé et occulté. Dans cette vie associative comme dans les nombreux stages en entreprise il fait également l’apprentissage de ses limites et de ses capacités, il prend la mesure de la réalité et du possible. A cette fin il convient de l’aider à analyser ce qui se passe en lui et autour de lui. Ce faisant on peut s’appuyer sur son goût de l’agir et du présent à partir duquel il rêvera à un horizon atteignable, franchissable aussi parce qu’il est toujours quelque peu inattendu.

C’est ainsi, à partir d’attentes déterminées, donc finies et relativement modestes, que peut être suscité un engagement responsable. Comme le dit fort bien P. RICOEUR, "il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir ; il faut le rapprocher du présent par un échelonnement de projets intermédiaires à portée d’action". La séduction d’attentes purement utopiques ne peut que désespérer l’action ; car, poursuit P. RICOEUR, faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux qu’elles situent ’ailleurs’" (6)

L’éducateur chrétien a la chance de pouvoir travailler ici dans un terrain riche de facultés et de possibilités.

C’est dans ce terrain que la praxis chrétienne prendra corps et sera donatrice de sens. Articulée sur un "déjà-là" et un "pas encore", sur la tradition et l’espérance, elle empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ de l’expérience, elle maintient l’écart où se tient l’Esprit du Christ qui appelle au discernement dans le présent et à faire oeuvre de décision. Une manière de procéder consiste à développer chez l’étudiant ses capacités d’attente, de mémoire, d’initiative ; à l’aider à se constituer, comme le dirait P. RICOEUR, une identité narrative à partir de laquelle il pourra construire ce que WEBER nomme son idéal type. C’est ce que l’on peut entreprendre en les initiant à des "relectures" de stage, d’expériences dans la vie associative de quelque nature qu’elle soit, ou bien d’autres ainsi qu’au cours d’une retraite ; sans omettre toutefois la "relecture" du quotidien. L’étudiant à travers ces "relectures" diverses apprend à repérer une cohérence qui se manifeste dans ses forces et faiblesses, à déchiffrer un sens qui se donne à lire, à mûrir une décision vitale pour lui. Le passage à ce type de décision s’opère au travers d’une série de multiples décisions. Chacune d’entre elles constitue un seuil capital. En effet, la décision, comme l’écrit LADRIERE, "introduit la détermination de l’acte dans l’indétermination d’une question" (7).

IV - LA PROPOSITION DE LA "VOCATION"

Poser à quelqu’un la question de la "vocation" sacerdotale ou religieuse, lui soumettre cette question comme une possibilité ouverte, cela a-t-il un sens du point de vue qui est le nôtre ici ? Cela a-t-il un sens pour le destinataire de la proposition, cela a-t-il un sens pour l’instance ecclésiale qui la formule et à quelles conditions ?

La relation entre le sujet croyant et l’instance ecclésiale opérée par la proposition "vocationnelle" fait système tout comme fait système la relation de l’élève avec son école et avec sa future profession. Dans l’une et l’autre relations opère le jeu des déterminations, des représentations de l’Ecole, du métier, de la société, du prêtre, de la vie religieuse, de l’Eglise.

Proposer à un étudiant une telle "vocation" c’est avoir conscience que ces deux systèmes inter-agissent et que leur point de contact n’est pas le col effilé d’un sablier, un simple transvasement ! Prenons, par exemple, la proposition célèbre : "j’embauche !", dont il ne s’agit pas ici d’accabler l’auteur. Elle est intéressante à un double point de vue pour ce qui nous occupe. Du poini de vue du sujet invité elle a l’inconvénient de s’apparenter à l’un des traits du système où évolue le sujet. Elle se situe en cohérence avec le discours des "chasseurs de tête" (8). Par ailleurs le "j’embauche !" appelle la question symétrique : pour quel job ?

Reprenons la question au regard des deux acteurs qui nous intéressent.

1) A l’égard du destinataire de la proposition

On ne prend pas ici le cas du sujet qui vient soumettre au discernement d’un "ancien" l’appel qu’il perçoit en lui à une "vocation". La question que l’on se pose et que l’on se décide à proposer se situe en amont. Question que l’on se pose. En effet, on ne proposera pas cette question à n’importe qui. En dehors de tout jugement de valeur, de toute appréciation hiérarchisante, le sujet auquel l’on s’adresse est censé avoir du goût pour ce qu’il fait, des capacités pour réussir en même temps qu’il témoigne d’une vie chrétienne solide et d’une foi personnelle. Pour être légitime une telle question doit être posée en exposant brièvement ses raisons, avec discrétion et sans intention d’y revenir - sauf cas particulier – si l’intéressé ne le fait pas de lui-même. Car il ne faut pas le cacher, la discrétion la plus grande, n’enlève rien au fait qu’il y ait violence à agir ainsi. Cette proposition est légitime cependant à l’égard d’un sujet dont on pense qu’il a les capacités requises pour une telle "vocation" et qu’il pourra y être heureux. Elle est légitime car le sujet (étudiant, élève de grande école) soit ne 1’a jamais entendue (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne lui ait jamais été adressée), soit l’ayant entendue trop jeune ou même récemment elle ne parvient pas à briser le sceau des déterminations, à infléchir la logique d’un parcours, la cohérence d’une trajectoire qui, du bac "C" jusqu’à l’école et bientôt la vie professionnelle, sont trop prégnantes à l’esprit pour laisser place à une autre cohérence, à une autre trajectoire.

Dans cette figure enclose dans un champ décisionnel sur-déterminé la proposition de la "vocation" a le mérite de rompre avec une relation trop exclusivement analytique, déductive ou instrumentale - relation qui s’est instaurée entre le sujet et un ensemble de fins : métiers, ambition professionnelle, amour, famille - là où fonctionnaient, peut-être, l’attrait d’une image à reproduire, un "idéal" aligné sur un modèle dominant.

Pareille proposition introduit une variable qui bouleverse le champ des possibles : elle peut conduire le sujet à structurer sa personnalité, à orienter sa vie autrement.

Notons, sans nous y arrêter, que dans le cas d’un champ sous-déterminé, marqué par une relative indécision, la proposition peut avoir un effet cristallisant sur le désir et sur l’action, quelque soit son orientation ultime.

La "vocation" ainsi proposée s’apparente à la notion d’idéal typique. Poursuivant cette analyse en termes weberiens, on est en mesure de penser que cette "notion" de "vocation" a pour effet de dégager de la pure rationalité instrumentale l’action rationnelle en valeur (action qui est chez WEBER pensée à partir d’un cas limite, comme peut l’être pour le sujet la perspective de "vocation").

Pour comprendre le passage d’un type de rationalité (celui que l’on a déjà rencontré chez l’élève) à un autre, il est nécessaire de fournir ici ou de rappeler une explication de ces concepts weberiens :

  • l’action rationnelle par rapport à une fin est une relation à caractère instrumental ; l’individu règle son activité en fonction de ses calculs, de ses stratégies utilitaires.
  • l’action rationnelle en valeur suppose la priorité absolue de valeurs qui déterminent l’action quelles que puissent être les conséquences de celle-ci (9).

Ainsi la proposition "vocationnelle" introduit une variable qui détermine l’action de manière radicalement autre. Non point que la proposition rende l’action irrationnelle - on a vu combien il est important de fonder la proposition, d’en exposer les raisons -, mais ce que vise alors l’action, le bien qu’elle recherche est sans rapport avec l’investissement effectué. Sa mesure est d’accepter, de vouloir une action dont le sens n’est pas maîtrisable, qui l’amène à l’inattendu.

Quel sera l’effet, le résultat de la proposition sur le sujet ? Cela même appartient aux conséquences imprévisibles de l’action. Car, pour violente qu’elle soit, la proposition ne détermine pas le caractère de la réponse. Dans le meilleur des cas, lorsque la proposition aura été entendue et reçue, la réponse ne sera pas univoque : avec la vocation sacerdotale ou religieuse une multitude de possibles peuvent naître ou renaître que ce soit à l’intérieur même du parcours entrepris, que ce soit par la décision de tracer d’autres chemins.

C’est pourquoi la proposition est légitime.

2) Questions posées aux questionneurs (instances hiérarchiques, ecclésiales, religieuses)

Au début de ce paragraphe a été soulevé le problème du sens de cette proposition pour celui qui la formule ainsi que les conditions nécessaires à sa formulation.

Personnellement pour celui qui l’avance les conditions sont formellement simples : il est requis de lui un grand détachement par rapport à lui-même et par rapport à l’institution ecclésiale ou religieuse que l’on représente (ce qui n’est pas le plus évident). Il est requis également un grand respect à l’égard de celui auquel on fait la proposition (on n’est pas agent de son propre bonheur).

Quant au sens que cette proposition peut avoir pour l’institution elle-même ou son effet de sens sur elle, on n’en retiendra volontairement qu’un seul.

La formulation de cette proposition demande qu’on réfléchisse davantage que l’on ne l’a fait jusqu’à présent sur le genre de vie, sur le type d’activité que l’on propose pour la suite du Christ, au service de son Eglise. On est trop enclin aujourd’hui à spiritualiser, à idéaliser la notion de vocation, à faire appel à la générosité ; alors que l’on sait fort bien la dévalorisation qu’a subi le statut du prêtre ou de la vie religieuse, de la vie du missionnaire dans la représentation sociale !

Ce faisant, on se débarrasse d’une question difficile et qui demanderait autant d’attention, de recherches que l’on en a mises dans la promotion des "vocations", dans leur discernement, dans la ré-ouverture de séminaires. Dans le cas précis qui nous occupe, qu’offrent nos institutions aux sujets dont notre proposition interrompt le parcours réglé, dont elle déroute les projets ? En d’autre terme, quel idéal type représente la figure du prêtre, de la religieuse, du religieux dans la société ?

On trouve cette question abordée par Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels lors de la méditation du "Règne". Cette méditation met en oeuvre une parabole qui s’articule sur deux idéal type, pourrait-on dire : celui du valeureux chevalier répondant avec empressement à l’appel de son Roi pour une noble cause ; celui de tout chrétien ayant "jugement et raison" offrant "toute leur personne" pour répondre à l’appel du Christ Roi éternel pour travailler à son oeuvre de salut.

Les élèves, les étudiants auxquels s’adresse la proposition sont semblables à ces nobles chevaliers de la parabole. Ils sont riches d’une histoire déjà, de dons et de capacités qu’ils ont commencé à exercer ; ils ont des projets. Sans doute sont-ils l’objet, la cible de bien des conditionnements qui entravent leur faculté de choisir librement. Le second volet de la parabole du "Règne" aura pour effet de déhancher une démarche si bien cadencée vers un avenir plein de promesse, de perturber quelque peu une si belle ordonnance dans le but de rendre présente, sensible une autre perspective.

Mais l’appel du "Roi éternel", même si et parce qu’il propose une tâche d’une plus haute importance, prend appui sur la grandeur de la tâche proposée par le "Roi temporel" comme sur la noblesse du chevalier.

Si nous osons proposer la "vocation" à un jeune qui serait le contemporain du "noble chevalier" d’Ignace, cela exige de nous que nous reconnaissions les capacités, les dons de ces "nobles chevaliers" d’aujourd’hui et que nous soyons en mesure de leur proposer un champ d’activité digne d’eux et du Seigneur qui les appelle a sa tâche. Autrement dit faire une telle proposition engage une réflexion, une action sur les structures, les activités apostoliques, les responsabilités confiées, les comportements et mentalités cléricales et religieuses, les modes de vie.

Pour que la proposition de "vocation" ait chance d’être entendue par ces jeunes très sollicités de toute part, relativement à l’aise dans ce monde, souvent heureux dans l’itinéraire qu’ils poursuivent, fût-il l’objet d’un choix non réfléchi, il faudrait que l’Eglise offre des perspectives moins misérabilistes que celles qu’elle propose aujourd’hui et qu’elle qualifie trop facilement d’ "évangéliques".

NOTES : -------------------------------------------------------

1) P. RICOEUR : "Du texte à l’action" - Essais d’herméneutique Ed. SEUIL - p. 230 et ss. [ Retour au Texte ]

2) P. BOURDIEU : "La noblesse d’Etat - Grande Ecole et esprit de corps" Ed. de MINUIT - p. 121 [ Retour au Texte ]

3) op. cit. [ Retour au Texte ]

4) P. GROS, in revue "Chrétiens en Grande Ecole" - mai-juin 1989, p. 2 [ Retour au Texte ]

5) Danièle HERVIEU-LEGER : "Vers un nouveau christianisme" - Ed. CERF p.331 [ Retour au Texte ]

6) op. cit. pp.274-276. On devine que cette pédagogie est à l’opposé du "carpe diem" cher à l’auteur du film : "Le cercle des poètes disparus" [ Retour au Texte ]

7) L. LADRIERE : "L’articulation du sens" - Ed. CERF - I - p.58 [ Retour au Texte ]

8) Toute autre est l’invitation : venez et voyez ainsi que l’appel : suis-moi ! Ils sont suscités de l’intérieur même de la liberté par Celui-là seul qui le peut. [ Retour au Texte ]

9) Philippe RAYNAUD. Max Weber et les "dilemmes de la raison moderne" Ed. P.U.F. - p.103 [ Retour au Texte ]