De l’autonomie à la liberté des enfants de Dieu


Pierre GUILBERT,
prêtre du diocèse de PARIS,
co-responsable du Service Régional des Vocations Féminines d’Ile-de-France

La liberté est l’une des revendications les plus explicites de l’homme moderne, qui est devenu très sensible à tous les conditionnements, à toutes les aliénations. Cette revendication, qui est tout à fait légitime, se respire avec l’air du temps, si bien que tous, et plus particulièrement les jeunes, en sont aujourd’hui marqués. Nous la retrouvons chez les jeunes qui envisagent une vocation consacrée, soit comme une expression explicite, soit comme une inquiétude latente. Il est impossible de contourner le désir de liberté qui s’inscrit aujourd’hui dans la mentalité de chacun et de chacune.
En d’autres termes, il s’agit d’opérer une réconciliation entre le désir d’autonomie qu’éprouve tout être humain et la condition concrète d’exercice de la liberté dans le cadre de la vie religieuse, parfois présentée comme une "abdication de sa liberté". Il ne faut pas oublier en effet que des expressions ont été employées (et le sont peut-être encore ici ou là) qui justifient le soupçon d’aliénation porté contre la vie religieuse.

I - La nécessaire autonomie

La croissance et la maturité humaines sont un long cheminement vers l’autonomie. De l’indifférenciation primordiale au cloisonnement intra-utérin (les circuits de la mère et du fœtus étant déjà séparés), de la naissance qui est séparation radicale à la structuration de la personnalité dans l’enfance (qui est encore très dépendante de la mère) puis de l’adolescence qui passe par le refus et la révolte, la personne humaine se construit peu à peu dans l’autonomie. L’autonomie signifie originellement qu’une personne est à elle-même sa propre loi. Et telle est bien la première et essentielle caractéristique de la personne. La personne est un sujet autonome. Elle ne dépend pas de l’espèce, comme l’animal qui est individu, mais non personne. Elle ne dépend pas d’une autre personne, mais accède peu à peu à une existence par soi-même, à l’autonomie. La personne exige l’autonomie.

Toute l’éducation des petits d’homme vise à promouvoir en eux l’autonomie, à leur permettre de prendre en charge en vérité leur propre-existence, à "tenir debout" tout seuls, comme on dit. L’effort éducatif et les moyens qu’on y emploie (moyens de tous ordres : coercitifs, incitatifs, punitifs, etc.) ont pour but premier de construire l’autonomie de la personne. Est donc abusive toute autorité qui voudrait s’imposer comme pouvoir sur la personne, ou qui poursuivrait d’autres fins que l’autonomie de la personne, c’est à dire que la personne devienne peu à peu capable de se passer de l’autorité d’un autre. Cela est vrai tout au long de la croissance dont j’ai parlé à l’instant. Mais cela reste vrai pour tout exercice de l’autorité, à quelque niveau qu’elle se situe : qu’elle soit l’autorité sociale, l’autorité des supérieurs religieux, l’autorité dite "de droit divin".

Toute liberté authentique passe donc par l’apprentissage de l’autonomie. Mais elle ne saurait s’y réduire.

II - Les limites de l’autonomie

S’il ne peut exister de personne humaine sans accession à l’autonomie, il n’est pas possible non plus, à l’inverse, que l’autonomie soit la requête unique et exclusive de la personne. L’homme est un être social : nul n’est une île. Il serait faux de penser que la personne se construise dans l’isolement ou la solitude. L’homme est un être essentiellement relationnel, et cela depuis la conception. Il n’existe donc pas de personne humaine qui ne soit "sous influence". La relation est une dimension nécessaire de la personne. Et cela vient inévitablement moduler les expressions de l’autonomie.

La Bible l’exprime de manière claire : "II n’est pas bon que l’homme soit seul", dit Dieu (Gn 2, 18). C’est dire, au moins pour une part, le rôle de l’altérité, de l’ "autre" sans lequel aucun homme ne parvient à sa maturité. L’autre est aussi bien, à l’origine la mère, qu’au moment de l’âge adulte le conjoint. L’autre est aussi la société au sein de laquelle vit tout homme. L’autre est aussi Dieu lui-même, dans sa relation créatrice à l’homme.

L’autre, quel qu’il soit, interfère nécessairement dans l’existence humaine et en cela, introduit des limites à son autonomie. Je ne puis pas ne pas tenir compte de la présence de l’autre, de ma relation avec lui et de tout ce que cela entraîne pour lui, comme pour moi. L’autre est pour moi à la fois un moyen et une limite. Un moyen, parce que c’est seulement dans la relation interpersonnelle équilibrée que je peux me construire. Une limite, parce que, très souvent, un autre vient se mettre en travers de mon désir ou de mon projet.

Il importe de bien comprendre qu’ici, moyen et limite ne sont pas opposés, mais qu’ils concourent tous deux à la même construction de la personne. En s’interposant entre mon désir et moi, l’autre m’oblige à prendre de la distance. Sa présence ou son intervention introduit une "parole" entre moi et mon désir : quelque chose est "dit entre", "inter-dit". Limitation inévitable de mon autonomie, cet "interdit" est en même temps pour moi élément nécessaire de ma construction. Sans interdit, le petit d’homme ne saurait se construire et parvenir à la maturité.

L’intégration de l’autre à mon expérience est un combat. Freud le définirait comme le combat entre le principe de plaisir et le principe de réalité : le désir spontané et de tendance autonomiste se heurte à la réalité de l’autre et du monde qui résistent. Ce combat n’est jamais gagné d’avance et l’on peut dire qu’il ne cesse à peu près jamais. Le désir d’autonomie revient sans cesse à la surface et remet en cause les acquis supposés. Long combat de l’éducation qui mène progressivement à la liberté.

III - Libération et liberté

Aucune liberté ne peut exister que sur fond d’autonomie et de relation. Aucune liberté n’équivaut à l’isolement. Aucune liberté qui ne tienne compte de l’autre et ne compose avec lui. Et l’autre apparaît toujours d’abord comme une restriction à ma liberté : c’est la définition même de la vie en société. Vivre ensemble impose des limites à la liberté qu’il me faut intégrer. Je dois composer avec toutes ces données, indépendantes de moi. Il y a là un travail de longue haleine. Bien des étapes et des combats sont nécessaires à l’acquisition de la vraie liberté à travers les successives libérations que doit vivre l’être humain.

I - LA LIBERATION DES CONTRAINTES EXTERIEURES

La compétition entre liberté et dépendance peut être vécue de différentes manières. Il existe toujours (ou presque) un moment de la croissance humaine où elle est vécue sous forme-de conflit, parfois rude. C’est le moment typique de l’adolescence : sortant de l’enfance, le jeune s’émancipe et découvre sa personnalité naissante. Pour se "poser", il s’oppose, de manière assez systématique, et souvent avec beaucoup de maladresse. Encore fragile, il n’ose pas toujours affronter l’autorité de l’autre. Il est tenté de s’affronter avec violence, pour neutraliser entre autres les facteurs affectifs qui l’attachent et le retiennent. Il bataille à tort et à travers, pour se libérer peu à peu et devenir maître de son destin. Mais il conserve l’illusion d’une liberté radicale, sans aucune dépendance.

C’est d’abord cette forme de libération vers laquelle tend l’adolescent. Ce combat n’est pas toujours clos à l’âge où normalement finit l’adolescence. Il demeure parfois des revendications inconscientes ou occultées de cette libération des contraintes extérieures, qui se manifeste le plus souvent dans l’insupport de l’autorité : un insupport pratique, qui peut coexister avec une affirmation explicite de soumission. C’est que la liberté n’est pas encore bien en place.

2 - L’APPRENTISSAGE DES LIBERATIONS INTERIEURES

Il nous faut bien comprendre que la liberté connaît une mise en place lente et progressive avec des avancées et des reculs. Elle n’est pas "un long fleuve tranquille" qui déploierait ses eaux sans heurts ni pertes. La liberté est complexe comme la vie. Elle est fragile et rencontre de nombreux obstacles. Des obstacles non seulement externes, mais intérieurs.

a) LIBERTE ET SPONTANEITE

Le "spontanéisme" se pare facilement des atours de la liberté. Il en donne l’illusion parce qu’apparemment, rien ne vient se mettre en travers de la pulsion qui naît et vise à la satisfaction sans retard ni entrave. La pulsion n’est pas naturellement disciplinée. Elle n’est pas ordonnée à une fin. Elle vise le plaisir et se soucie peu de la moralité de l’acte.

En revanche, la liberté ne peut se construire sans une distanciation par rapport à l’objet du désir. Chacun est tenté de voir dans la poursuite de son désir l’expression de sa liberté. Mais est-ce la vrai liberté ? Livré à ses pulsions, l’homme va n’importe où, choisit n’importe quoi. Il n’existe pas de vraie liberté sans une libération des pulsions, sans que l’homme soit amené à prendre du recul pour évaluer justement son désir. La spontanéité n’est pas la liberté : elle n’en est parfois que la caricature, à laquelle on peut être tenté de se laisser prendre.

Il faut donc arriver à discipliner la spontanéité. C’est en principe le rôle de l’interdit, qui structure progressivement la personne et sa liberté.

b) LIBERTE ET PLAISIR

Le plaisir est l’un des moteurs principaux de l’homme. Le désir exaucé suscite le plaisir et il n’existe pas d’être humain qui ne cherche son propre plaisir. Certes il peut arriver que certaines personnes un peu névrosées recherchent un plaisir morbide, dans la souffrance ou l’humiliation. Mais c’est un plaisir tout de même. L’absence de plaisir est inhumaine. Et le proverbe est vrai qui dit : "On prend son plaisir où on le trouve".

Mais cette constatation - qu’il n’y a pas lieu de regretter - n’entraîne pas que le plaisir soit toujours l’expression de la meilleure liberté. Surtout quand il s’agit de la recherche du plaisir immédiat. Freud a bien mis en lumière les deux principes qui dirigent l’homme : le principe de plaisir qui est le moteur et s’appuie sur les pulsions instinctives, et le principe de réalité auquel chacun finit toujours par se heurter. La réalité résiste à mes élans, de me "cogne" contre elle, sans toujours vaincre sa résistance. Il n’y a pas de vraie liberté sans cette intégration du principe de réalité, sans l’acceptation difficile mais réaliste de respecter le réel. Un respect qui n’est pas seulement résignation douloureuse, mais qui est acceptation positive, caractéristique de l’adulte. L’adolescent se cogne la tête contre les murs, l’adulte sait que les murs résistent et apprend à les contourner.

Choisir ses plaisirs sans en être l’esclave, mais avec réalisme et mesure, tel est bien le chemin de libération intérieure qui mène à la liberté. Un tel chemin n’est pas sans chutes ni retours en arrière. Cela fait partie du réalisme de l’adulte qui connaît ses faiblesses et compte avec elles. C’est un chemin, car il n’existe pas de liberté toute faite : elle ne se trouve qu’en marchant vers le bout de la route que l’on n’atteint jamais pleinement. Notre liberté connaît toujours des misères avec lesquelles il faut compter.

c) LES ILLUSIONS DE LA LIBERTE

"Enfin, je peux faire ce que je veux". C’est souvent la première impression ressentie quand un jeune accède à son autonomie, on disait autrefois à la "majorité". Il n’est plus obligé d’être soumis, d’obéir, et il pense être libre, alors qu’il est seulement "indépendant". Il ne sait pas encore bien discerner les multiples dépendances qui l’attachent. Il est dépendant de l’éducation qu’il a reçue et des valeurs qui lui ont été inculquées. Il est dépendant de tout ce qu’il a intégré de la culture de son milieu, de son pays, de son époque. Il est dépendant d’une certaine vision du monde qui est la sienne et non pas nécessairement la meilleure. Il est dépendant d’innombrables facteurs de subjectivité (une certaine sensibilité, des souffrances non assumées, des limites encore inconnues, des convictions plus passionnelles que raisonnées, etc.). Il est souvent dans une grande illusion quand il souligne ses "libertés" nouvelles.

La dépendance inconsciente de tels facteurs intérieurs rend la liberté plus illusoire que la dépendance de facteurs externes : un prisonnier d’opinion subit des contraintes extérieures qui, indiscutablement, restreignent sa liberté. Mais il peut garder toute sa liberté intérieure, être vraiment libre, plus libre en tous cas que ses geôliers. Mais atteint-on jamais à l’entière liberté ?

3 - DE LA "LIBERTE DE" A LA "LIBERTE POUR"

"Je suis libre de" : cette protestation fréquente témoigne du point d’application premier de la liberté. Elle est vue d’abord dans le domaine de l’action, du "faire". C’est la fameuse "liberté de choix" qui peut bien, parfois, déchoir en caprice. Sur quels critères est-ce que je choisis ? De quoi, de qui, mon choix tient-il compte ? Et lorsque je suis acculé à tenir compte d’une autre volonté que la mienne, suis-je encore libre ? On voit l’importance de ces réflexions en fonction du "vœu d’obéissance" auquel on s’engage le plus souvent dans la vie consacrée.

Il n’est pas question de dévaluer la liberté de choix, qui reste indispensable, mais de la situer avec précision. Au lieu d’être la première liberté à revendiquer, elle ne peut trouver son plein et juste exercice que dans l’articulation avec une autre liberté, plus fondamentale, plus intérieure qu’on pourrait définir comme "une liberté pour". Elle pré-existe au choix qu’elle favorise et rend plus juste et plus cohérent. Il s’agit par exemple d’être "libre pour choisir".

Cette liberté-là se situe dans l’être profond. Elle est une certaine qualité d’être, ou une qualité de l’être personnel qu’il convient peu à peu de situer.

4- - LIBERTE ET AMOUR

La "liberté de" reste enfermée sur soi. La vraie liberté intègre l’autre dans sa réalité et sa différence. Elle a pris conscience de tout ce que la présence et l’action des "autres" a réalisé en elle et pour elle. C’est dans la relation inter-personnelle qu’elle a pu se construire. Elle donne donc joyeusement sa place à l’autre, qui est reconnu et honoré. Elle a fait l’expérience d’être aimé et pour elle l’authenticité et la richesse des relations interpersonnelles est essentielle. Elle est avant tout "libre pour aimer".

Intégrer l’amour dans la liberté est un aboutissement qui signe la maturité de la personne. Jusque-là, la liberté ne peut prendre ses vraies dimensions.

Cela entraîne des conséquences importantes. En effet si la liberté tient compte avec précision de l’amour qu’elle vit (l’amour reçu autant que l’amour donné), elle se crée inévitablement des limitations à son exercice. Mais elle a conscience, ce faisant, d’accéder à une liberté plus fine, plus enrichissante, plus "libre". Amour et liberté jouent dans un rapport paradoxal, mais qui n’est nullement contradictoire. La qualité de l’amour vécu donne assez de force et d’élan pour que la liberté accepte le paradoxe au lieu de le récuser comme contraire à ses propres intérêts et de rester égoïstement centrée sur elle-même.

L’acceptation d’aimer (en retour d’un amour reçu) réduit la liberté de choix. Mais contrairement aux craintes qu’on pourrait éprouver, la vraie liberté ressort grandie du don ou de l’abandon consenti. Elle confère un "plus être" qui à son tour est créateur de joie profonde. C’est seulement quand l’amour s’affadit que l’homme commence à revendiquer une "liberté-pour-lui". Nous en retrouverons les richesses au moment de définir la liberté des enfants de Dieu.

IV - Qu’est-ce donc que la liberté ?

C’est de manière très délibérée que je n’ai pas voulu commencer par une définition de la liberté. Il aurait été facile d’en percevoir toutes les implications. Le détour que nous avons fait du côté des inévitables contraintes permet de risquer une définition capable d’intégrer autant que possible tout ce que nous avons dit.

Au long des étapes de notre réflexion, nous avons vu la liberté changer peu à peu de physionomie, de visage. D’une requête d’autonomie, finalement très superficielle, elle s’est progressivement enracinée dans les profondeurs de l’être, de la personne en fonction des relations qui l’ont construite. Pour autant l’exploration que nous avons conduite jusqu’à présent est demeurée au plan humain, au niveau que préconisent les sciences humaines. J’ai conscience que les valeurs spirituelles qu’il faudra intégrer par la suite seront une richesse nouvelle. Mais il me semble qu’elles ne changeront pas fondamentalement le visage de la liberté que nous avons vu se dessiner au plan humain.

Mais en fonction du caractère très "vécu" de ce que j’ai dit, je ne donnerai pas, à proprement parler, une définition de la liberté. Parce que la liberté ainsi envisagée n’est pas un concept qu’on peut délimiter. Elle est la vie elle-même dans sa croissance, dans sa construction. La question à laquelle je vais essayer de répondre est donc plutôt la suivante : "Qu’est-ce donc qu’être libre ?"

Etre libre, c’est avoir suivi un long chemin de libérations extérieures et intérieures au cours duquel la personnalité de l’homme

- s’est lentement dégagée de sa gangue de narcissisme et d’égoïsme,

- s’est construite au fil des relations interpersonnelle et des apports culturels,

- est devenue capable de tenir sa place et de répondre à sa vocation propre dans le concert symphonique de l’humanité,

- en intégrant l’amour oblatif comme sa plus haute expression et sa meilleure source de joie.

Etre libre n’est jamais un acquis totalement assuré, au point de ne jamais connaître de retombées. C’est un combat qui dure autant que la vie.

V - La liberté des enfants de Dieu

La liberté des enfants de Dieu n’est pas d’une autre nature que la liberté humaine dans sa vérité ultime. Elle est la même liberté, revêtant les mêmes caractéristiques essentielles, mais qui reçoit de la référence à Dieu une plénitude nouvelle.

I - DE l’ESCLAVAGE DE LA LOI A LA LIBERTE DU CHRIST

Il n’est pas indifférent que l’expérience fondatrice du Peuple de Dieu ait été une expérience de libération humaine : l’Exode, libération de l’esclavage égyptien. A partir de là aussi s’est dessiné pour le Peuple le vrai visage de Dieu, du Dieu qui, en le libérant, fait exister son Peuple, du Dieu créateur et ami des hommes. L’organisation du Peuple, la Loi qui lui est donnée, sont des pédagogues qui lui permettent de se construire comme Peuple et qui, à mesure que se découvre la valeur personnelle de chaque homme, construit aussi la liberté individuelle fondamentale. Quand l’homme, enraciné dans l’expérience de son Peuple, réfléchit à la condition humaine, il conclut que l’homme est créé "à l’image et ressemblance de Dieu" (Gn 1, 26-27). Toute la révélation -qui est révélation de Dieu-aboutit aussi à une révélation sur 1’homme-image, icône de Dieu. Une pauvre image, car "le péché est entré dans le monde", et la ressemblance est souvent défigurée. Mais une image que Dieu lui-même s’emploie a restituer, ce qui est la signification même de l’Histoire sainte.

La Loi commence par s’imposer au Peuple, à la manière dont un pédagogue fait l’éducation de l’enfant : il est impossible de partir de la liberté, comme si elle était un donné primitif. Mais à mesure que le Peuple de Dieu croît en humanité et en ressemblance, la Loi commence à lui peser et il veut en secouer le joug. Innombrables infidélités qui constellent le ciel de l’Histoire. La liberté se conçoit d’abord comme refus de la Loi et donc de Celui qui la fonde. Le dessein de Dieu sur l’homme a bien du mal à être compris, à être mis en oeuvre par une humanité adolescente qui se révolte et revendique.

C’est aussi que la Loi ne peut être qu’un pédagogue, qu’on abandonne quand la personne parvient à la maturité. Alors, la Loi, qui semble trop s’imposer de l’extérieur, doit trouver un nouveau relais, plus intériorisé : "Voici venir des jours, oracle du Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël une Alliance nouvelle... Je déposerai ma Loi au fond de leur être, je l’inscrirai dans leur cœur" Jr 31, 33). Ce n’est encore qu’une promesse, mais l’étape est indispensable pour que la liberté soit pleinement vécue : la Loi, pour être accueillie dans la liberté ne doit plus s’imposer de l’extérieur. Elle doit être intériorisée, personnellement assumée comme le sens même de sa vocation.

Alors parut Celui qui fut l’Homme en plénitude, en sa parfaite maturité, en son absolue liberté intérieure : Jésus, le Christ, Fils et Verbe fait homme en totale vérité. En lui, la ressemblance est retrouvée, intégrale et inespérée. En lui, la liberté s’affirme, dans le paradoxe de l’esprit filial : une liberté en l’homme qui reproduit ce qu’est la liberté de Dieu. L’image de ce que nous sommes appelés à devenir et qui nous est offert par grâce et non plus au terme d’un effort qui passe l’homme et l’épuisé.

"C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés... Vous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés" (Ga 5, 1-13). Il semble donc que la vraie et totale liberté n’existe que par le Christ et comme un don reçu par son entremise. "Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté" (2 Co 3, 17) : Jésus mort et ressuscité ayant donné l’Esprit, ceux qui adhèrent à lui par la foi deviennent libres. Il l’avait lui-même annoncé : "Si le Fils de l’homme vous libère, vous serez vraiment libres" (Jn 8, 36). "La vérité vous libérera" (Jn 8, 31). Il nous reste à chercher quelle est cette liberté nouvelle qui nous vient de lui.

2 – LA LIBERTE DES ENFANTS DE DIEU

Quelles caractéristiques prend donc la liberté humaine, quand elle devient "liberté des Enfants de Dieu" (Rm 8, 21), selon l’expression de l’Apôtre ? Certes, elle est renouvelée à l’image de la liberté qui fut celle de Jésus. Mais qu’est-ce à dire en vérité ? Quelle fut donc la liberté de Jésus ?

a) LA LIBERTE DU FILS ETERNEL

Nous avons l’habitude de penser la liberté de Dieu, selon des schémas monothéistes et quelque peu calqués sur les modes humaines. Il est beaucoup plus rare qu’on s’efforce de la regarder chez chacune des Trois Personnes divines. Or, si la liberté est une marque essentielle de la personne, il importe de la regarder d’abord dans sa réalisation concrète en chaque Personne divine. Et, de manière plus particulière, chez le Fils, puisque c’est lui qui s’est fait homme. C’est là que nous serons le mieux renseignés.

La liberté divine n’est pas tant l’arbitraire de sa toute-puissance, que l’expression de son être, qui est Amour. "Libre pour aimer" : la liberté de Dieu se déploie dans la totale spontanéité de son Amour. Entre liberté et Amour, il n’existe en Dieu aucun distorsion, aucun conflit. Entre la spontanéité et l’Amour, il n’existe aucune distance, aucun obstacle, aucun nuage. Dieu aime toujours et c’est toujours son premier mouvement spontané. Aimer spontanément, telle est la liberté de Dieu.

Le Père qui est tout amour engendre dans une totale liberté le Verbe, sa Parole, son Fils. Rien d’autre en cet engendrement qu’un amour infini, qui ne peut se complaire en soi-même, auquel rien n’oblige, qui est radicalement gratuit, spontané, libre. La liberté du Père est d’être pleinement Père dans l’acte d’amour par lequel il engendre éternellement le Fils. La liberté coïncide avec l’amour fécond du Père, avec son être même de Père, avec le don qu’il fait de soi-même au Fils.

Le Fils éternel est pleinement Fils. Sa liberté consiste à se recevoir éternellement de son Père, afin que dans cet accueil, le Père soit pleinement Père et que lui soit pleinement Fils. Sa liberté coïncide absolument avec son accueil du don du Père qui le fait Fils. Il n’existe aucune distance entre son être de Fils et sa liberté. Il est totalement libre en étant totalement Fils, en n’étant que par le Père.

L’Incarnation du Verbe est totale liberté et totale soumission au Père, à l’amour du Père qui, par et dans le Fils, rejoint les hommes pour les sauver. "Il s’est anéanti lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort et une mort de croix" (Ph 2, 6-8). Son amour qui va jusqu’à l’extrême est totale liberté, comme en totale liberté il se reçoit du Père. Mieux, le Fils incarné vit cet amour et cette liberté dans la condition humaine, il les vit en homme, dans une vie humaine en toutes choses semblable à la nôtre, hormis le péché. Et c’est en cela que l’humanité, en l’homme Jésus, Fils de Dieu, est sauvée parce qu’en lui elle rejoint le dessein éternel de Dieu, d’une manière qu’aucune infidélité humaine ne pourra plus jamais remettre en cause. Il reste à chaque homme, croyant en Jésus sauveur, à entrer dans l’expérience qui fut la sienne, avec la liberté de sa foi et de la réponse de son amour à l’amour infini qu’il a reçu. Ainsi l’homme sauvé reproduit-il en lui l’être même de Jésus Fils de Dieu : il devient fils à son tour, et atteint peu à peu, à la mesure de sa configuration au Christ, la pleine liberté, le plein amour, l’être même des Enfants de Dieu. Le dessein de Dieu s’accomplit...

L’Esprit Saint est la liberté de Dieu : il procède de la liberté du Père engendrant son Fils, dans la liberté du Fils qui se reçoit du Père. Tierce expression du libre amour qu’est Dieu. Il est l’Amour et la liberté qui se communiquent. Dans le dernier acte de son libre amour, Jésus a donné l’Esprit pour qu’il soit la liberté de l’amour au cœur des hommes. "Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté", là est l’amour.

b) LA VIE SPIRITUELLE, CHEMIN DE LIBERTE

Les hommes qui ont adhéré au Fils de Dieu par la foi, suivent le Christ dont ils sont devenus les disciples. Il est sans doute important de remarquer que l’Evangile exprime la condition de disciple en termes de chemin à la suite du Maître. L’homme doit se mettre en route et marcher : telle est sa condition de créature et de pécheur sauvé. Il est en marche vers la condition pleinement déployée de fils de Dieu par adoption : "Voyez de quel grand amour le Père nous a fait don, que nous soyons appelés enfants de Dieu ; et nous le sommes !... Mes bien aimés, dès à présent nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que, lorsqu’il paraîtra, nous lui serons semblables, puisque nous le verrons tel qu’il est" (1 Jn 3, 1-2).

Le chemin du disciple est le même que celui du Fils : se recevoir de l’amour du Père dans un échange gratuit, adhérer librement à l’être qu’il lui est proposé de devenir, être fils. Mais le disciple, créature limitée et pécheresse, en fait peu à peu l’apprentissage, en un cheminement parfois laborieux, marqué d’avancées et de reculs, d’amour et de pardon, de refus et d’accueil. Un tel cheminement est un autre nom de l’expérience spirituelle que chacun est appelé à vivre. L’accompagnement proposé en facilite les étapes en éclairant ce qui se passe, ce qui est vécu, en en montrant les implications diverses et la signification dans le cheminement global. C’est là un chemin de vraie liberté, qui passe par de douloureuses libérations, mais qui débouche sur une croissance humaine et chrétienne parfois impressionnante.

Peu à peu, dans cette vie spirituelle et grâce aux divers moyens qu’elle met en oeuvre, se forge une liberté de plus en plus intériorisée, de plus en plus dégagée des illusions autonomistes, et donc capable d’assumer les exigences d’une vie consacrée, dans les renoncements évangéliques qui en font la richesse et la difficulté : pauvreté, chasteté, obéissance, humilité, oubli de soi en un don d’amour, service joyeux des frères au-delà de tout intérêt personnel, attitude permanente d’accueil de l’amour multiforme de Dieu, dans le "OUI" qui dit en même temps la pleine liberté et 1’amour.

Il n’est pas difficile de reconnaître en ces voies les divers cheminements de liberté que proposent les spiritualités et les charismes des Ordres et Congrégations. Puissent ces quelques réflexions contribuer pour leur part à la maturation humaine et chrétienne des jeunes que le Seigneur appelle et à l’éclosion en eux d’une lumineuse liberté, celle des enfants de Dieu.