De l’émotion à la liberté


Marc LEBOUCHER,
laïc, membre de l’équipe pastorale du Service National des Vocations

On ne peut parler d’un éveil à la liberté dans l’Esprit sans évoquer le contexte d’une modernité où fleurit un sentiment religieux diffus et parfois insaisissable. La lecture critique du dernier ouvrage dirigé par Françoise CHAMPION et Danièle HERVIEU-LEGER, "De l’émotion en religion", publié cette année aux éditions du Centurion, offre de ce point de vue des pistes de réflexion intéressantes. Même pour ceux qui accompagnent des jeunes en recherche de vocation spécifique...

Décidément, nos sociologues sont friands de l’analyse de la place du religieux dans une modernité qu’on croyait à tout jamais sécularisée, au point parfois de lasser les lecteurs de leurs écrits ! (1). Il ne nous appartient pas, ici, d’apprécier cette fascination pour les phénomènes religieux, mais de montrer dans un premier temps l’intérêt de cet ouvrage collectif, pour en tirer ensuite quelques pistes quant à l’accompagnement des jeunes en recherche.

EMOTION ET RELIGION

En dépit de la complexité de certaines analyses ou de l’abus parfois d’un vocabulaire sociologique par trop technique - en particulier dans l’article conclusif de D. HERVIEU-LEGER - le propos général des auteurs mérite qu’on s’y arrête. Dans leurs travaux précédents (2), F. CHAMPION et D. HERVIEU-LEGER remarquaient l’émergence, au sein de la modernité marquée par la sécularisation et l’individualisme, d’un sentiment religieux fortement exprimé à travers des "communautés émotionnelles". De ces nouveaux groupes de croyants, les communautés du Renouveau charismatique constituaient la manifestation exemplaire.

Mais ici, les auteurs constatent que la place de l’émotion, à travers les démonstrations affectives ou conviviales, le rôle de la spontanéité (pensons au parler en langues), les phénomènes extraordinaires (pensons aux guérisons), le mépris à l’égard de toute réflexion intellectuelle, a beaucoup changé. Car cette émotion primitive se trouve désormais canalisée, socialisée à travers les institutions existantes, qu’elles soient communautaires ou plus largement ecclésiales. On quitte peu à peu l’euphorie des temps de fondation pour entrer dans une durée au moyen de ce que nos sociologues appellent le "processus de routinisation".

Mais comment donc définir une "émotion religieuse" ? L’abbé BREMOND parlait bien quant à lui, au début de ce siècle, du "sentiment religieux" en en retraçant l’histoire littéraire et monumentale. Nos sociologues constatent avec une prudence dépourvue de polémique qu’il est bien difficile de donner une définition de l’émotion religieuse, sinon de constater à partir d’exemples différents qu’elle se caractérise par une immédiateté du contact avec le divin et qu’elle est susceptible d’un travail de socialisation. Façon d’avouer que la sociologie est parfois bien désarmée pour appréhender une réalité qui lui échappe...

Paradoxalement, souligne le livre, l’explosion religieuse que nous connaissons aujourd’hui signifie peut-être une sorte de "fin de la religion" conçue comme référence à l’autorité d’une tradition extérieure, l’individualisme devenant déterminant dans l’émotion croyante. Cette interrogation, qui n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Marcel GAUCHER "LE DESENCHANTEMENT DU MONDE" (3), ouvre un débat plus large que nous n’avons pas le temps d’aborder dans ce cadre.

Trois études méritent cependant d’être signalées ensuite comme plus stimulantes pour notre réflexion. Elles décrivent en effet des expériences religieuses qui caractérisent fortement les nouvelles générations. C’est tout d’abord ce que F. CHAMPION nous décrit comme la "nébuleuse mystico-ésotérique", qui fait florès actuellement à travers des revues comme "Sources" "Troisième Millénaire", dans les étalages des librairies, dans des courants comme ceux du "Nouvel Age" (4). Une religiosité diffuse et qui ne dit pas toujours son nom, marquée par un syncrétisme qui ne se prive pas d’emprunter de nombreux traits au christianisme. Une pensée complexe faite d’un impressionnant bricolage, qui met à profit certaines remises en cause des postulats de la science classique pour étayer un discours pseudo-scientifique ou mystique. Ayant partie liée avec la gnose et le piétisme, "la nébuleuse mystico-ésotérique représente, selon F. CHAMPION, la pointe extrême d’une sensibilité qu’on retrouve dans l’ensemble du champ religieux" (5). Il faut noter de plus qu’elle offre à ses sympathisants la possibilité de concilier recherche religieuse et souci d’équilibre personnel .

La secte Sokka Gakkai fait ensuite l’objet d’une analyse serrée de Louis HOURMANT, qui souligne combien ce groupe d’origine nippone propose une forme de néo-bouddhisme qui oriente les adeptes vers un pragmatisme foncier. Si ce mouvement insiste sur l’étude, la foi, la pratique, il se méfie en revanche du mysticisme. Il tend également à symboliser fortement l’expérience quotidienne, dont le moindre événement quotidien peut constituer un signe d’ordre religieux pour l’adepte.

Enfin, Martine COHEN se livre avec pertinence à une étude comparée du regain des cercles d’études juives, les yéchivot, et des communautés charismatiques, comme lieux de convivialité et d’affirmation de l’identité religieuse. Elle montre en particulier combien les cercles d’études Israélites rencontrent l’attente de nombreux jeunes juifs, souvent marqués par une forte ignorance religieuse, souhaitant y trouver un enrichissement de sens et un climat plus fraternel. Chez les courants charismatiques chrétiens, M. COHEN constate une stabilisation des émotions. Le travail intellectuel y semble mieux honoré qu’il y a quelques années et le souci d’un accompagnement, d’une formation se montre réel. A nouveau, la sociologue met l’accent sur la force de l’aspiration communautaire exprimée par ces communautés. Une requête qui entend se réaliser ici et maintenant.

Il est à regretter que les autres études de ce livre, intéressantes par ailleurs et consacrées à la Jeunesse Etudiante Chrétienne Féminine et à certains courants de l’Islam algérien, apparaissent un peu décalées dans le temps et l’espace par rapport au projet général de l’ouvrage et nuisent à son unité.

DES APPELS POUR LES ACCOMPAGNATEURS

"Et les vocations, dans tout ça ?", pourrait-on se demander trivialement en refermant ce livre. Un livre qui peut certes avoir plusieurs niveaux de lecture mais ne peut laisser indifférents ceux gui accompagnent les jeunes en recherche, à cause des réalités qu’il dévoile.

1) Nouvelle religiosité et annonce du Christ

Les accompagnateurs, et bien des pasteurs aussi, constatent la montée de la nouvelle religiosité, sous ses formes gnostiques ou relativistes (6). L’ignorance religieuse et l’éducation des nouvelles générations marquées par un certain type d’esprit scientifique risquent à terme d’accentuer cette tendance. C’est dire si au sein de la démarche d’accompagnement doit souvent trouver place une formation catéchuménale, une initiation chrétienne de base. Hippolyte SIMON dans un autre article de cet ensemble, souligne que d’autres courants religieux ont moins de complexes gué notre Eglise pour proposer, appeler, offrir. A nous de montrer que nous sommes capables d’annoncer le Christ mort et ressuscité de façon audacieuse et rigoureuse, sans craindre d’être ce que nous sommes, avec nos mots et nos convictions.

2) Aspiration communautaire et découverte de l’Eglise

La force de l’aspiration communautaire est à nouveau soulignée ici et il est difficile de discerner d’emblée si elle constitue d’abord la marque de la faiblesse psychique de l’individu moderne ou bien une authentique requête spirituelle. "JEUNES ET VOCATIONS" se propose d’ailleurs de réfléchir cette question dans un ensemble à venir. Reste qu’il faut faire face à ce désir en éveillant les jeunes à cette réalité qu’est l’Eglise corps, plus large que mon espace privé et intime, plus exigeant que ma simple recherche de sécurité chaleureuse. Un corps avec ces joies et ses beautés, ces souffrances et ses tiraillements. Un corps qui n’est pas le mien mais celui d’un Autre, du Christ fait homme pour que tous soient sauvés.

3) Souci d’équilibre et vie dans l’Esprit

Plutôt que de gloser à l’infini sur la fragilité prétendue des nouvelles générations, il faut davantage s’interroger sur cette recherche d’équilibre personnel, de mieux-être qui nous caractérise tous peu ou prou. Elle traduit sans aucun doute la difficulté de vivre dans la modernité, avec son lot d’euphorie et de dépression, de solitude et de complexité. Elle traduit certainement chez des jeunes en recherche le désir de donner un sens à leur vie, de trouver un équilibre nouveau dans une existence souvent chaotique. D’où l’intérêt de pédagogies qui aident à retrouver cette structure intérieure, en dehors de toute tentation pseudo-scientifique ou para-religieuse. En ce sens, il peut être intéressant de retrouver une véritable spiritualité chrétienne qui prenne en compte le quotidien, la dimension de l’incarnation (cf. l’article de Jean-Pierre GAY sur Madeleine Delbrêl dans ce numéro).

Un quotidien qui est le lieu du combat spirituel mais qui a aussi à s’articuler ou s’opposer face à certaines mentalités ambiantes. Qu’en est-il en ce sens de l’articulation entre la gratuité proposée par la foi chrétienne et l’idéal de pragmatisme, d’efficacité mis en valeur par la société ? S’interrogeant sur son propre choix de vocations, un jeune ne peut pas passer à côté de la question : réussir selon ce que propose un certain type de valeurs sociales ou selon l’Evangile ?

4) Emotions et liberté

Au rebours de ce qui est constaté par les auteurs de l’ouvrage évoqué plus haut, nous ne pensons pas que l’expérience religieuse chrétienne puisse avoir un avenir en se passant de la référence à une Eglise et à une tradition. L’Eglise est pour nous le signe qui témoigne du salut, et sa tradition est vivante. Elle ne peut se satisfaire d’une certaine forme d’individualisme moderne que d’aucuns voudraient se contenter d’avaliser. Loin de nier que la modernité ait de nombreux aspects positifs, nous n’avons pas non plus à renoncer a notre esprit critique.

En évoquant les jeunes qui pensent aujourd’hui à un projet de vocation, il reste à les aider sans doute à mesurer que nous ne sommes pas d’abord appelés à l’émotion, mais à la liberté. Si l’appel nous touche tels que nous sommes avec notre sensibilité, nos joies et nos souffrances, il nous invite aussi à nous convertir. C’est à dire faire du sentiment un choix offert, une obéissance nouvelle pour une liberté nouvelle. C’est à ce prix qu’un chemin est possible à travers la découverte des médiations, de l’Eglise, des autres...., pour s’engager dans la liberté de l’Esprit.

Souhaitons que cette lecture stimulante puisse nourrir aussi un accompagnement vigoureux, aiguillé par l’espérance de la résurrection.

NOTES ------------------------------------------------------

1) voir par exemple D. HERVIEU-LEGER en collaboration avec F. CHAMPION "Vers un christianisme nouveau ?" CERF, 1986 [ Retour au Texte ]

2) idem [ Retour au Texte ]

3) GALLIMARD, 1985 [ Retour au Texte ]

4) voir le dossier réuni par Monique HEBRARD dans le numéro de juin 1989 du mensuel "PANORAMA" [ Retour au Texte ]

5) "De l’émotion en religion", p. 69 [ Retour au Texte ]

6) En ce sens, un livre comme celui de Jean-François MAYER "Confessions d’un chasseur de sectes", CERF, 1990, apparaît comme tout à fait révélateur du climat relativiste et gnostique actuel, qui commence à mordre sur les franges du christianisme. On s’étonne d’ailleurs de voir les Editions du Cerf publier un livre qu’on aurait vu davantage chez des éditeurs plus amateurs de l’étrange et du sensationnel... [ Retour au Texte ]