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L’austère beauté du désert
Paul HOUIX,
moine trappiste de l’abbaye de TIMADEUC
« Les moines suivent les traces de ceux qui dans les siècles passés ont été appelés par Dieu au combat spirituel dans le désert".
Ce texte de nos nouvelles Constitutions (en voie d’approbation par Rome) exprime la vocation monastique dans ce qu’elle a vraiment de spécifique, à savoir l’appel au désert.
Cette symbolique du désert peut nous permettre de considérer la vie monastique en dégageant quelques grands axes présentés ici d’une façon assez schématique.
1 - L’APPEL AU DESERT
"Je vais la séduire, la conduire au désert et parler à son cœur" (Osée 2, 16)
Personne ne part au désert si ce n’est sous l’inspiration de l’Esprit du Dieu vivant. Il s’agit bien là d’une vocation au sens strict, c’est à dire d’un appel auquel parfois on a résisté. On pourrait même dire qu’on ne choisit pas de partir au désert, on est choisi pour cette aventure spirituelle qui peut faire peur parce que le désert présente toujours un double aspect très marqué dans la Bible : il est à la fois le lieu de la rencontre de Dieu qui nous a séduits et le lieu du combat avec les forces du mal. Le désert est aussi bien le jardin du Cantique des Cantiques où se célèbre l’alliance que la terre aride, le pays de la soif où se creuse le désir.
2 - LE DESERT COMME LIEU DE LA REVELATION
Dans le silence du désert, l’homme peut entendre Dieu qui lui parle au cœur. Pour cela il faut que cette pureté du cœur qui selon Cassien est le but même de la vie monastique ; le cœur pur ou en voie de purification est rendu capable d’écouter la Parole de Dieu par laquelle s’accomplit une double révélation :
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Révélation du vrai Dieu face aux idoles :
Déjà Moïse est présenté comme celui qui reçoit cette révélation avec toutes ses exigences. Jésus lui-même, au terme de ses 40 jours au désert, repousse Satan, le Tentateur, en prenant partie pour le seul Dieu qui est son Père : "Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c’est à lui seul que tu rendras un culte" (Lc 4, 8). L’adoration du vrai Dieu est l’attitude juste qui dit à la fois proximité et distance, intimité et respect. L’adoration dans l’amour évite la fusion avec le vrai Dieu ou la main-mise sur lui ; on ne dispose pas de Dieu, on se pose devant lui dans l’attente qu’il vienne à nous.
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Révélation du vrai moi face à mon idole :
"Souviens-toi des marches que Yahvé ton Dieu t’a fait faire pendant quarante ans dans le désert, afin de t’humilier, et t’éprouver et de connaître le fond de ton cœur : allais-tu ou non garder ses commandements" (Dt 8, 2)
Au désert personne n’échappe à sa propre vérité car tout est mis à nu, tout est à découvert. Le Dieu révélé ici ne permet plus les ruses et les dissimulations : il fait connaître le fond du cœur. Grave moment pour l’homme qui se voit enfin tel qu’il est ; il n’est pas rare qu’une telle révélation entraîne la conversion dans l’expérience de la miséricorde de Dieu.
3 - LE DESERT COMME LIEU DE LA MISERICORDE
La découverte souvent inattendue du fond de misère qui habite le cœur de l’homme est un moment décisif pour lui puisqu’elle va lui permettre de faire une autre découverte plus importante encore : celle de la miséricorde.
Les exemples ne manquent pas à travers toute la Bible. Mentionnons au moins David, "jeûnant strictement, passant la nuit sur la terre nue, couvert d’un sac" (2 Sam. 12, 16), après sa rencontre avec le prophète Natan et sa fameuse parole "cet homme, c’est toi". Evoquons aussi Pierre qui, après son triple reniement, entend le coq chanter et à cet instant précis voit Jésus qui se retourne et fixe son regard sur lui ; alors Pierre "sortant dehors, pleura amèrement" (Lc 22, 61-62). Celui qui a pleuré en découvrant la profondeur de son péché, celui-là sait bien que ses larmes ne sont pas tant provoquées par la prise de conscience de ce péché, que par l’infinie miséricorde qu’il contemple dans le regard de Jésus. Peut-être n’y a-t-il pas de plus vraie contemplation ?
Les premiers Cisterciens voulaient établir une école de charité (schola caritatis) ; à cette école, on apprend d’abord qu’on est aimé de cet amour de miséricorde. Une communauté monastique ne pourrait pas longtemps subsister s’il n’y avait pas entre ses membres ce pacte de la miséricorde qui s’exprime dans ce regard sur l’autre, ce regard qui voit le mal mais qui voit aussi plus loin que le mal, ce regard qui voit le cœur de l’homme pécheur toujours aimé par Dieu.
Le désert façonne ce cœur de miséricorde par la rencontre du Crucifié qui accorde au bandit repentant la joie d’être avec lui, aujourd’hui, dans le Paradis (cf. Lc 23, 4-3). Seule, la croix du Fils de Dieu donne à l’homme pécheur l’assurance d’un salut sans condition, sinon celle de la confiance. Comme le serpent d’airain planté en plein désert, la croix de Jésus attire le regard de l’homme mordu par le péché ; il ne faut donc pas s’étonner si le moine, l’homme du désert, ose tant parler du péché : il sait bien, par sa propre expérience, que le péché peut devenir l’occasion de cette rencontre éblouissante et libératrice avec le regard du Crucifié !
4 - LE DESERT COMME LIEU DE LA LOUANGE ET DE l’INTERCESSION
Bien loin de refermer le moine sur lui-même dans un repentir paralysant, cette rencontre avec la miséricorde le transforme en un témoin qui déborde d’action de grâce et de louange. En effet, quand on saisi les dimensions du pardon de Dieu, on ne peut que s’abîmer dans la reconnaissance et faire de sa vie une eucharistie incessante. Certes, il fallait déjà rendre gloire à Dieu, toujours et en tout lieu, pour la merveille de la création et l’homme du désert mesure autant que quiconque l’infinie grandeur de tout ce que Dieu a fait pour l’homme ; mais l’oraison de la Vigile pascale nous fait dire à Dieu : "toi qui as fait merveille en créant 1’homme et plus grande merveille encore en le rachetant".
Le désert où le moine a été conduit par l’Esprit n’est pas le seul lieu où la louange puisse jaillir, mais sans louange, le désert risquerait de se transformer en solitude stérile. Grâce à la louange, le désert redevient le lieu de grâce où la communauté eucharistique chante le Dieu trois fois saint, la Trinité bienheureuse qui appelle l’homme à entrer dans sa propre vie. Devenu fils dans le Fils bien-aimé à son baptême, le moine accueille l’Esprit qui le divinise et l’humanise davantage.
Dès lors son regard se tourne vers ses frères et sa louange s’ouvre dans une intercession qui englobe l’humanité entière. L’homme du désert ne porte pas de jugement et ne désire pas se détacher du reste des hommes considérés par lui comme pécheurs ; bien au contraire il se sent "très solidaire de leurs joies et de leurs espoirs, de leurs tristesses et de leurs angoisses" (début de Gaudium et Spes) et il les englobe tous dans une intense intercession. Et que demande-t-il pour le monde sinon l’Esprit du Christ. Sa prière est une épiclèse incessante, car il sait bien que le don par excellence est cet Esprit-Saint qui aidera les hommes de notre temps à chercher et à trouver les solutions aux graves problèmes qui se posent à eux. Le service que le moine rend au monde est bien cette prière qui est son combat particulier mené jour et nuit au nom de ses frères en humanité.
A la mort d’Antoine, le père des moines, Sérapion écrivit à ses disciples :
"Le monde a perdu un grand vieillard" dit la version syriaque tandis que la version arménienne dit : "le monde a perdu un grand intercesseur" ! et le texte ajoute : "lui qui intercédait pour l’univers".
5 - LE DESERT COMME LIEU OU LA MORT EST REGARDÉ EN FACE
Notre monde vit un étrange paradoxe : d’une part, il ne cesse de parler de la mort et de montrer des cadavres et d’autre part, il n’ose pas regarder la mort en face ; par tous les moyens il essaie de fuir la mort. Au désert, la mort n’est pas cachée, elle est regardée comme normale, il faut avoir chaque jour devant les yeux l’éventualité de la mort, dit Benoît dans sa Règle et saint Antoine, donnant avant sa propre mort, ses dernières recommandations à ses disciples, ose leur dire : "Respirez toujours le Christ, croyez en lui, vivez chaque jour comme devant mourir" ; déjà dans son premier discours il leur avait affirmé : "si nous vivons comme devant mourir chaque jour, nous ne pécherons pas".
Ce langage risque de ne plus être compris car il peut paraître très malsain de vivre ainsi quasiment en compagnie de la mort. Cela ne rappelle-t-il pas trop l’imagerie ancienne présentant un moine méditant devant un crâne ou bien creusant sa tombe chaque jour ou rencontrant son frère et lui disant : "frère, il faut bien mourir" ? Aujourd’hui ces excès n’existent plus dans les monastères, mais la mort y est attendue dans la paix.
Cela ne signifie pas qu’on meurt mieux au désert qu’ailleurs ; il y a aussi des morts tragiques dans les monastères. On peut rêver d’une belle mort, mais la réalité est parfois beaucoup moins belle ! Les modalités de la mort sont beaucoup moins importantes pour le moine que la réalité de cette mort :
Il sait qu’il est un être-fait-pour-la-mort et il assume sa vie en conséquence, espérant pouvoir dire comme ce médecin anglais : "Mon Dieu fais que je sois vivant au moment de la mort" ! Sa foi au Christ mort et ressuscité lui donne un regard lucide sur la mort : il sait qu’il n’échappera pas lui non plus à ce moment décisif dont parfois il peut avoir peur, mais il avance jour après jour vers son heure pour rencontrer enfin dans la claire vision Celui qu’il cherchait sur terre dans la ténèbre. La pensée de la mort n’empêche pas l’homme du désert d’aimer cette vie sur terre, de la saisir à bras le corps car il pense lui aussi que "l’art de mourir doit finalement s’étendre à toute la vie. Celui qui mène une vie joyeuse, ouverte, allègre, saine en un mot, c’est l’homme qui, chaque jour, s’exerce à mourir" (Friedrich Heer).
L’enterrement d’un moine exprime bien cette acceptation, dans la foi, de la mort : le corps du frère qui vient de mourir est déposé au milieu du chœur et il va rester là jusqu’à l’enterrement. Durant ce temps, les frères vont se relayer pour dire les psaumes près de lui, puis le jour venu, ils porteront son corps au cimetière où il sera mis en terre sans cercueil, déposé comme le grain enfoui et recouvert aussitôt. Ce rite de l’inhumation trouve là sa pleine signification : l’homme du désert sait qu’il lui faudra un jour rejoindre cet humus car il est poussière et il doit retourner à la poussière. Comment ne comprendrait-il pas, avec saint Benoît, qu’il n’y a qu’un chemin pour aller vers Dieu : celui de l’humilité ?
6 - LE DESERT COMME LIEU OU LA TERRE RETROUVE SON POIDS
Cette image d’un corps d’homme descendu par ses frères au fond d’une tombe qu’ils ont creusée pour lui est extrêmement significative et symbolique : elle dit bien que l’homme est vraiment un terreux, que sa place est sur cette terre et dans cette terre. S’il aspire de toutes ses forces à la joie du ciel, s’il doit désirer la vie éternelle de tout son désir spirituel (concupiscentia spiritali, écrit saint Benoît), il aime aussi sa terre, il s’y sent bien.
Le vœu de stabilité enracine le moine dans sa communauté, mais aussi dans un lieu sur lequel il va vivre toute son aventure monastique. Certains frères sont ainsi plantés dans tel lieu depuis plus de 50 ans. Alors il y a comme une sorte d’osmose entre l’homme du désert et le sol sur lequel il habite : il en connaît la rudesse et la solidité, il le travaille de ses mains ; il y construit sa maison, il y plante ses arbres. On comprend bien que l’on disait d’un des fondateurs de Cîteaux : "il aimait les frères et le lieu".
Dans notre monde où l’homme est si souvent déraciné, changeant de lieu pour diverses raisons, les monastères apparaissent comme des lieux stables ; il y a certes le danger de s’y installer ou d’y oublier ce qui se passe autour, mais cette stabilité permet aussi de former des personnes ayant de bonnes racines humaines et spirituelles. C’est le fruit d’une réconciliation avec la terre, l’homme redevenant le roi de la création.
Le travail accompli par l’homme du désert est une des plus belles expressions de cette réconciliation, ce travail dont Jean Paul II disait dans son encyclique Laborem Exercens qu’il est "un bien de l’homme - il est un bien de son humanité - car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, il devient plus homme" (n° 3). Cet idéal, si bien défini mais si difficilement réalisé, est celui auquel tend l’homme qui se rappelle que le Fils de Dieu s’est fait homme et travailleur.
Il ne faut pas alors s’étonner que la terre ait une telle place même dans la prière de l’homme du désert et, en particulier, dans sa liturgie. Avec l’Eglise, il donne vraiment à la terre tout son poids quand il la chante dans les psaumes et les Cantiques (Que la terre bénisse le Seigneur), et plus encore quand il la prend dans ses mains sous les signes du pain et du vin pour que, dans la puissance de l’Esprit sanctificateur, ils deviennent Corps et Sang du Seigneur, aliment pour son pèlerinage qui l’achemine vers la Terre Nouvelle.
Aimant lui aussi les frères et le lieu, il aspire cependant à cette terre où "il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance" (Ap.21, 4). Donnant tout son poids à la terre où il chemine parfois si péniblement, il ressent le désir intense de l’autre Terre où plutôt de la Terre devenue autre parce que transfigurée par la gloire du Ressuscité.
7 - LE DESERT COMME LIEU OU LE SILENCE ENGENDRE UNE PAROLE QUI CONDUIT AU SILENCE
A l’image de la Vierge Marie, le désert est la terre silencieuse qui, sous l’action de l’Esprit-Saint, engendre une parole. C’est la parole que les frères se donnent dans le partage de leur vie commune : une parole de vie qui redonne l’espérance au frère qui porte douloureusement son angoisse, une parole de réconfort pour celui que son péché écrase et humilie, une parole d’amour pour celui qui se sent abandonné de Dieu et des autres, une parole de soutien pour celui qui a perdu confiance en lui-même à la suite d’un échec, une parole d’encouragement pour celui qui hésite sur une route devenue une impasse, une parole de vérité aussi qui ne dit pas à l’autre ses vérités mais qui l’invite à faire la vérité dans telle situation.
Cette parole qui sort du désert est aussi celle que vient chercher l’hôte de passage ; l’homme du désert n’est pas un muet sauvage, mais un frère blessé qui a rencontré la miséricorde et qui peut, à son tour, être témoin de la miséricorde. Il est l’homme de l’espérance parce qu’il croit en un Dieu qui aime l’homme à la folie et qui ne désespère pas de lui, même s’il fait des folies ! Dans le silence de son désert, le moine est devenu vulnérable à la souffrance du monde et il accueille le cri de ses frères ; il écoute leurs détresses percevant à travers elles le gémissement de la création en travail d’enfantement.
Alors vient pour lui le temps du silence où il s’abandonne avec confiance à l’Esprit qui gémit en lui depuis le jour de son baptême et murmure le nom qui fait vibrer de joie son désert : Abba ! Père.