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L’Evangile donné et reçu
Claude DIGONNET
prêtre du diocèse du PUY,
est responsable du Service National des Vocations
Dans ce numéro de "JEUNES ET VOCATIONS" consacré à la vocation missionnaire, la contribution qui m’est demandée est de l’ordre du témoignage, à partir d’une expérience bien précise, celle d’un prêtre diocésain "fidei donum", engagé sur le terrain aux côtés de prêtres, religieux, religieuses appartenant, eux, à des Instituts missionnaires. Je tenterai donc de préciser, dans cet article, comment à travers cette situation particulière j’ai perçu la spécificité de la vocation missionnaire.
Il semble important, que d’abord je précise les temps et lieux de mon service "à l’extérieur".
entre 1964 et 1974, premier séjour dans le diocèse de GAROUA, au nord du Cameroun,
entre 1980 et 1988, deuxième séjour dans le diocèse de YAGOUA, toujours au nord du Cameroun.
C’est donc sur une période de près de 25 ans que je suis resté en contact étroit avec ce qu’on a coutume d’appeler un territoire de mission. Je dois en outre préciser que, lorsque je suis arrivé, pour la première fois au Cameroun, le pays célébrait le 5ème anniversaire de son indépendance et que la région où j’atterrissais avait moins de 20 ans de présence missionnaire. Ces deux remarques ont leur importance pour souligner à la fois l’intérêt mais aussi la limite de mon expérience. Je me garderai bien d’en tirer des enseignements ou des constatations universellement valables.
Je retiendrai surtout trois aspects de la vocation missionnaire qui me sont apparus de plus en plus nettement au fil des années passées au Cameroun.
D’abord la perspective, pour cette tâche, d’un engagement à vie par le biais et à l’intérieur d’un Institut.
Ensuite, lié à ce premier aspect, le souci d’une véritable inculturation, par la connaissance approfondie de la langue et des coutumes.
Enfin, la conscience, chez le missionnaire, de rester un étranger et, à ce titre, d’avoir à s’effacer en devenant capable d’accueillir et de recevoir lui-même la Bonne Nouvelle de celui à qui il l’annonce.
A ces quelques caractéristiques de la vocation missionnaire, je voudrais ajouter deux remarques sur l’impact que peut avoir toute vocation missionnaire sur l’ensemble du peuple de Dieu.
En tant que prêtre diocésain du PUY, envoyé pour un temps au service de jeunes Eglises du Nord-Cameroun, je n’ai jamais considéré comme définitif mon départ vers l’Afrique. Même si je suis resté près de 20 ans à l’extérieur de l’hexagone, au bout de dix ans, pour garder des liens visibles avec mon diocèse d’origine, j’ai choisi de revenir travailler dans l’Eglise au service de laquelle j’avais été ordonné prêtre. Pendant six ans j’ai partagé la vie et le ministère des prêtres de mon diocèse avec qui j’ai toujours voulu garder des liens solides. Pour la même raison, après un 2ème séjour africain de huit ans, j’ai décide de revenir, en 1988, à la case départ.
Telle n’est pas la perspective d’un missionnaire qui, lui, est ordonné dans un Institut, au service de la Mission universelle. J’ai beaucoup travaillé avec des missionnaires qui étaient, eux, Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Leur engagement religieux les met de façon permanente et définitive à la disposition d’un Institut à visée missionnaire. Et je pense à deux évêques de cet Institut dont l’un est à l’origine de toute l’évangélisation du Nord-Cameroun et qui, après avoir demandé à être libéré de sa charge épiscopale à cause de son âge, continue son travail sur place, en s’occupant d’une petite paroisse ; l’autre, averti du risque qu’il courait pour sa santé en poursuivant sa tâche, a choisi de donner sa vie jusqu’au bout, et, mort à 50 ans, il a confié son corps à cette terre qu’il avait épousée. Pierre, Jean, prêtres missionnaires dont j’ai été très proches, sont morts, eux aussi, au même âge. Et bien d’autres, après quarante ans et plus de service missionnaire, n’ont jamais envisagé de retour sur leur terre natale. Pour les mêmes raisons, à cause de cet engagement définitif au service de la mission, d’autres, après un temps de service au SRI LANKA ou au LAOS, sont venus se mettre à la disposition des Eglises d’Afrique.
Dans la logique de cet engagement à long terme : une étude approfondie de la langue et des coutumes pour une meilleure connaissance d’un peuple et une évangélisation en profondeur. C’est bien là une autre caractéristique de la vocation proprement missionnaire Pour avoir moi-même essayé une première approche de la langue "foulfoulde" ou de la langue "tupuri", je mesure mieux l’immense travail des missionnaires catholiques et protestants dans ce domaine. Que d’heures, de journées, de mois et d’années passées pour apprendre à parler et pour transcrire des langues qui n’avaient jamais été écrites auparavant ! Que de temps consacré à l’écoute des anciens pour mieux saisir le sens des coutumes ! Que de recherches, de débats parfois rudes, pour le choix de la traduction des mots-clefs de l’Ecriture et cela, en tenant compte de tous les acquis relativement récents de l’exégèse biblique.
J’apprenais récemment que dans le secteur où je travaillais, les chrétiens, catholiques et protestants, avaient célébré une grande fête de la "dédicace" à l’occasion de la première traduction imprimée du Nouveau Testament en "tupuri", résultat d’une longue coopération oecuménique entre la Mission Catholique et la Mission Fraternelle luthérienne, fruit mûr de la présence et du travail soutenu de cinquante ans de vie missionnaire.
Je me souviens aussi de l’effet produit au jour de l’ordination d’un évêque camerounais, par la lecture expressive, en langue "foulfoulde". de l’évangile du jour, en l’occurrence la parabole du Fils Prodigue ; les réactions de la foule en disaient long sur ce travail d’inculturation d’autant que cette langue est d’abord celle des musulmans de la région et que le missionnaire qui faisait la lecture, ainsi que deux ou trois autres, en sont devenus de vrais spécialistes, parmi les meilleurs connaisseurs.
Je vois dans cet aspect du travail d’évangélisation une deuxième caractéristique de la vocation missionnaire dans sa spécificité.
J’annonçais comme troisième élément de ce qui me paraissait être fondamental dans la mise en oeuvre d’une vocation proprement missionnaire, la conscience, chez celui qui a quitté son pays pour annoncer l’évangile, de rester toujours un étranger. Il ne s’agit pas toujours d’une conscience claire ni clairement exprimée, mais bien souvent d’une conviction profonde, qu’à un moment ou un autre, les événements se chargent de rappeler. Cela peut se traduire de diverses manières :
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Même s’il connaît parfaitement la langue, j’ai vu souvent le missionnaire passer par un interprète pour lui demander de dire à ses frères, avec ses mots à lui, la Parole de Dieu, quitte parfois à reprendre telle ou telle expression qui demande un nouveau commentaire.
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J’ai remarqué aussi, bien des fois, la discrétion du missionnaire refusant d’entrer dans trop de détails sur la manière concrète de vivre l’Evangile dans l’existence quotidienne, préférant laisser chacune, chacun, sous l’action de l’Esprit, exprimer sa façon de mettre en pratique la Parole entendue... Il n’est pas rare alors d’entendre le missionnaire dire son admiration et reconnaître que "les pauvres l’ont évangélisé", et que lui, l’étranger, reçoit l’Evangile autant qu’il le donne.
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Sur un autre point capital, j’ai constaté le souci du missionnaire de préparer en "se hâtant lentement"_la naissance d’une Eglise locale, se donnant elle-même, à l’écoute de Dieu qui appelle, les ministres et les témoins dont elle a besoin pour vivre et se développer en restant elle-même.A ce sujet-là, on m’a rapporté l’étonnement d’un responsable général d’Institut missionnaire sur le cas du Nord-Cameroun où, dans des délais relativement courts - à peine quarante ans - l’Eglise paraissait déjà solidement implantée grâce, il faut le dire aussi, à l’apport du Sud plus anciennement christianisé. Alors le missionnaire expatrié apprend à collaborer avec l’évêque et le clergé locaux. Alors, dans la fidélité à sa vocation propre, il est amené parfois à chercher sur place ou ailleurs encore, de nouveaux champs d’évangélisation.
D’autres témoins "fidei donum" pourraient sans doute relever encore d’autres caractéristiques d’une vocation proprement missionnaire, à partir d’expériences diverses et d’un regard différent.
Je voudrais, quant à moi, dans une seconde partie, ajouter deux remarques qui ont leur importance, me semble-t-il, pour la pastorale des vocations spécifiques, quelles qu’elles soient.
Aujourd’hui, plus qu’hier semble-t-il, le souci de la visibilité du signe de la vie religieuse habite ceux et celles qui sont engagés, pour que soit mieux perçue du dehors la radicalité de certains choix évangéliques. Il y va, bien sûr, de la portée du témoignage de ce type de vocation dans l’Eglise et dans le monde. On parle non seulement de visibilité mais aussi de lisibilité. On constate par exemple que la vie religieuse contemplative est mieux perçue dans sa spécificité que la vie religieuse de type apostolique. Qu’en est-il de la vocation proprement missionnaire ?
En réponse à la question je dirai, par exemple sur un point bien précis, parce que cet écho m’est parvenu plusieurs fois, que les chrétiens du Tchad, mais plus encore les non-chrétiens, ont été sensibles au fait que lors des événements qui ont secoué leur pays, autour des années 80, les missionnaires sont restés sur place alors que la plupart des expatriés quittaient momentanément le pays. Non contents de rester au milieu de la population ils ont, de plus, pris beaucoup d’initiatives en faveur des plus défavorisés qui, dans des situations de ce genre, sont les plus exposés aux difficultés de toutes sortes : insécurité, famine, épidémie, etc. Cet exemple montre l’impact que peut avoir ce type de vocation proprement missionnaire, avec ce caractère d’engagement durable, pour le meilleur et pour le pire.
Il est vrai que, bien souvent, dans son Eglise d’origine, le missionnaire n’est pas reconnu de la même façon ; parfois même il est contesté dans ce qui constitue le fondement même de sa vocation "Pourquoi aller annoncer une religion étrangère à un peuple qui a déjà ses traditions religieuses ? Au nom de quoi, au nom de qui, bouleverser une société qui avait trouvé son harmonie et son équilibre ?"
Je ne résiste pas à l’envie de vous citer la réponse apportée à ces questions par l’évêque camerounais de Yagoua, dans une interview accordée à Radio-Sources (diocèse du Puy) :
"Nous décidons parfois des choses à la place des personnes intéressées... Si, par exemple, il ne fallait pas annoncer la foi catholique, ce serait peut-être à nous de décider de cela, pas a vous. Si je vous demande de me donner quelque chose, je ne vois pas pourquoi vous allez, vous, prendre la responsabilité de décider-que je n’en ai pas besoin. Et puis, la foi catholique ce n’est pas la vôtre, ce n’est pas celle des Français... Vous-mêmes vous avez reçu cette foi, vous ne l’avez pas fabriquée... C’est un don de Dieu à toute l’humanité. Qui que nous soyons, nous sommes en situation d’accueil,. vis-à-vis de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. La foi chrétienne ce n’est pas plus la vôtre que la mienne, pas plus la mienne que la vôtre... De plus nous oublions parfois une des règles d’or, une des règles fondamentales de la foi chrétienne, de l’Evangile, c’est que quand on a reçu, il faut donner ; c’est un devoir. On reçoit pour communiquer, ce que vous oubliez parfois. Alors que, d’ailleurs, vous avez beaucoup de fils et de filles de votre peuple, de votre Eglise, qui ont participé à cet effort pour répondre au message du Christ.Donc, vous n’êtes pas libres de l’annoncer, mais cela dépend de nous de recevoir. En tout cas ne décidez pas à notre place que nous ne devons pas recevoir l’Evangile".
Comme les autres vocations spécifiques, la vocation missionnaire est nécessaire à la vie et à l’expression d’une Eglise particulière, pour que soit rappelé à tous les baptisés un des aspects de la vocation commune qui fait de tout chrétien un membre de Jésus-Christ prêtre, prophète et roi. En l’occurrence il s’agit de manifester et de rappeler à tous que l’Evangile est reçu d’un autre et qu’il est toujours à transmettre, qu’il n’appartient à personne comme s’il était un bien de famille à conserver précieusement, à l’usage exclusif du propriétaire, à l’abri de toute altération, de tout contact avec l’extérieur.
Non seulement la foi ne perd rien de sa vigueur et de sa richesse lorsqu’elle est communiquée à de nouvelles cultures ou de nouvelles générations, mais au contraire elle y gagne en profondeur et en diversité d’expression. "Je n’ai jamais connu une foi aussi grande en Israël", déclare Jésus étonné par la prière du centurion, mais aussi par la confiance de la femme de Tyr ou par l’attitude des Samaritains. La flamme du cierge pascal ne meurt pas de se communiquer à chacun des participants de la Vigile Pascale. Tous les visages, dans leur diversité, s’en trouvent illuminés.
A travers le témoignage d’un missionnaire sur la façon dont d’autres peuples découvrent l’Evangile et cherchent à le vivre, les chrétiens de son Eglise d’origine sont interpellés sur leur propre façon de vivre l’Evangile et de le transmettre. Vous savez bien que le pain eucharistique, l’eau baptismale ne deviennent signes lisibles que par la Parole qui les accompagne. En matière de vocation spécifique, la lisibilité exigera toujours la parole qui explique les choix que l’on a fait et les motivations de ces choix.
Je crois pouvoir dire en tout cas, et c’est la deuxième remarque annoncée, que le missionnaire, lorsqu’il l’est vraiment, lorsqu’il se fait connaître, lorsqu’il est connu et reconnu comme tel suscite dans son entourage proche et sa famille, d’autres vocations de même type. Sans doute le fait était plus fréquent il y a 30 ou 50 ans, et j’ai connu, dans mon diocèse, des oncles et neveux missionnaires. Mais aujourd’hui encore dans la province Cameroun-Tchad des Missionnaires "Oblats, je connais une "lignée" familiale comprenant grand oncle, oncle et neveu. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’en tirer des conclusions définitives car ce sont, malgré tout, des cas exceptionnels, mais simplement de remarquer que la vocation missionnaire "passe" peut-être mieux que d’autres types de vocation dans le milieu familial, parce que plus "lisible" comme témoignage de foi et d’option évangélique. A ce sujet-là, dans un article du journal LA CROIX, en date du 22 juin 1989, sous la plume de Ch. Plancot, ancien fidei donum d’Argentine, j’ai été particulièrement étonné par ce qu’on pourrait appeler les "retombées" du témoignage de Sœur Alice Domon, une des deux religieuses françaises disparues en Argentine. Jugez-en vous-mêmes :
En 1979, peu après les événements, deux jeunes du village où travaillait Sœur Alice décident d’entrer au séminaire. Paul et Emo viennent d’être ordonnés prêtres le 24 juin 1989. Un de leurs anciens compagnons, jeune prêtre argentin, se prépare à Lyon pour un service fidei donum en Afrique. Un neveu de Sœur Alice, Christian Domon, a été ordonné diacre le 25 juin 89, à Lyon, dans l’institut des Missions Africaines. Quelle fécondité !
Le témoignage des martyrs a toujours porté du fruit, à commencer par celui de Jésus lui-même, "le prophète assassiné". Ce témoignage n’est pas seulement visible, il est lisible.
S’il est vrai que l’origine de la vie religieuse, sous sa forme érémitique ou communautaire, au temps d’Antoine et de Benoît, se proposait en quelque sorte de prolonger sous une autre forme le témoignage évangéliques des martyrs dans une Eglise désormais à l’abri de la persécution, il convenait que cette nouvelle race de témoins adresse au monde une interpellation assez forte pour être entendue et reconnue. Le radicalisme évangélique doit passer la rampe.
Que constate-t-on aujourd’hui ? c’est que parmi les chrétiens qui sont connus et reconnus des jeunes, chrétiens ou non, il y a, bien sûr, les martyrs comme POPIELUSKO, ROMERO, mais il y a aussi des gens comme Mère Teresa, Sœur Emmanuelle, l’abbé Pierre ou encore Jean Paul II (surtout en tant que défenseur des droits de l’homme) pèlerin infatigable de la Paix), sans parler de Lech Walesa, "fidèle laïc".
Sans doute avons-nous à chercher encore et toujours comment rendre visible et plus lisible le témoignage rendu à Jésus-Christ, à travers des vocations aussi diverses que celles du ministère ordonné, de la consécration religieuse ou séculière sous toutes ses formes, et de l’engagement missionnaire, sans trop se soucier de l’impact immédiat car Jésus-Christ, le témoin fidèle, a d’abord été le prophète rejeté et condamné, mais en se disant aussi que le premier témoignage est celui de l’unité, "afin que le monde croie que Jésus est l’envoyé du Père".
De cela aussi j’ai pris conscience de façon plus aiguë au long de ce temps passé en service missionnaire comme prêtre fidei donum.