A partir de la synthèse, quelques réactions


François BOUSQUET,
prêtre, responsable du Service des Vocations, diocèse de PONTOISE
professeur de Théologie à l’Institut Catholique de Paris

A mon tour de vous livrer, au titre de théologien, quelques réactions à l’enquête, non pas pour accumuler de nouvelles questions, mais pour apporter un éclairage différent et complémentaire. Je le ferai autour de trois thèmes :

  • d’abord une sorte d’apologie en faveur du devenir des gens ordinaires et de sa progressivité ;
    puis, mais ce sera plus bref, deux remarques pour attirer votre attention sur deux déplacements théologiques qui me paraissent en cours mais inégalement perçus, et qui en tout cas n’ont pas fini de trouver leur dynamique, leur effet propre :
  • une remarque autour de "Dieu", et donc du "spirituel",
  • une autre et brève remarque autour de l’Eglise.

APOLOGIE DU DEVENIR DES GENS ORDINAIRES, ET DE SA PROGRESSIVITE

Le devenir d’abord :
En lisant la synthèse de l’enquête, comment ne pas être frappé par le nombre et la difficulté des exigences posées, dans "les insistances auxquelles nous tenons", quand il s’agit de "vérifier les grands critères de vocation spécifique", des exigences "au plan humain, au plan spirituel, au plan ecclésial" .Certes, loin de moi de dire qu’elles ne sont pas toutes aussi importantes les unes que les autres ; je me retrouve assez bien dans ce qui est dit, et il faut effectivement aller y voir de près. Certes, il y a aussi l’effet cumulatif : avec l’apport de nous tous, ces exigences se sont affinées et multipliées. Mais le point qui me soucie, c’est de rappeler la vie telle qu’elle est, et les personnes telles que Dieu les aime : en devenir, en route, pas encore accomplies. Si c’est vraiment l’accompagnement notre tâche, il faut nous défendre vigoureusement de vouloir tout, tout de suite. C’est tellement plus simple d’être vérificateur des travaux finis. Alors que le grand art, qui demande attention et patience, c’est justement d’accompagner, d’aider à ce que se bâtisse ce qui n’est jamais d’aplomb au départ, à partir de données à chaque fois différentes, posant des problèmes spécifiques, avec des difficultés et des atouts inédits.

Première des choses donc, nous sommes des artisans, ou des jardiniers, ou mieux : des compagnons de vie, et de vie spirituelle, d’une vie qui est essentiellement devenir, et non pas des gens qui arrivent pour inspecter après coup. Pour que l’idéal que nous visons soit accessible, il nous faut toujours plus prendre au sérieux l’historicité essentielle de notre devenir humain, et tout aussi bien prendre au sérieux l’Esprit Saint lui-même, qui est au cœur de toute genèse, de toute croissance spirituelle, de toute guérison comme de tout appel, lui qui transfigure ce que nous sommes en ouvrant sans cesse de nouveaux possibles...

Cela vaudrait le coup de méditer plus longuement avec vous sur les catégories du temps. Je me contenterai de souligner brièvement quelques aspects, sans rendre compte non plus de la méditation scripturaire et christologique (essentiellement pascale) qui m’inspire ici.

Le devenir est passage ; il peut être pâque : devenir soi par l’autre, et par un devenir soi-même autre, progressif, avec, aussi, la traversée de médiations, à prendre au sérieux comme contingentes. Dans toute vie spirituelle, comme dans la vie donc, le réel le plus réel, c’est le libre, en train de devenir au milieu des nécessités et des contingences. Il faut sans cesse s’en souvenir dans notre rôle d’accompagnement ; car bien évidemment, le point de départ n’est jamais ce dont nous aurions rêvé, la trajectoire présente est pleine d’imprévus, et quant à l’avenir, il faut bien se garder d’en avoir à l’avance une idée arrêtée (en particulier à partir de nos modèles inconscients). Je plaiderai volontiers pour le retour au concret dans nos pratiques de "relecture de vie" : contre des relectures idéalisantes, parce qu’elles font des court-circuits, sont inattentives et pleines d’oublis ; pour des relectures qui gardent en mémoire ce qui ne correspond pas à la "théorie" première (consciente ou non) ; pour des relectures qui ne cherchent pas à "cadrer" trop vite ce qui se passe. Le réseau de réalités où, chacun et tous, nous nous efforcerons de devenir est si complexe : événements, circonstances, rencontres, influences, appels, handicaps, blessures, découvertes, le proche et le plus lointain, le choisi et le non-choisi...

Il ne faut jamais oublier enfin que le temps du devenir est de toute façon épreuve ("crise" en grec, cela veut dire séparation, discernement) : il y aura dans toute vie spirituelle, vous le savez, je ne fais que reprendre une banalité facilement oubliée, et donc dans tout accompagnement un peu long, des moments de crise, des défaites, des tunnels, des passages à vide, voire des conflits, des re-départs, des allers et retours, etc. Si l’on veut que ces passages puissent être vécus comme des pâques, il faudra bien retrouver comme une loi pascale, de part et d’autres : de toute façon, comme un corps à corps avec la Parole de Dieu qui, nous rejoignant au lieu précis de l’épreuve, se présente comme une voie, comme un chemin possible, à condition d’être reconnue. Plus précisément, pour l’accompagnateur, il s’agit de veiller à ne prononcer qu’une parole configurée à la Parole de Dieu elle-même ; c’est-à-dire où le jugement soit en même temps ouverture d’un chemin possible ; et pour l’accompagné, que ce temps de l’épreuve demeure celui d’une parole, d’un échange, d’un invitation à la réponse, une réponse de liberté conquise devant Dieu.

Oui, je le répète, il nous faut prendre au sérieux le devenir, les médiations de notre histoire, mais en cours.., et donc retrouver dans l’inachevé, l’inattendu, ou même l’obscur et l’obstacle, ce qui fait faire du chemin ; dans ce qui reste à parcourir, comme l’espace ouvert a des possibles ; dans la crise ou l’épreuve elle-même, précisément le lieu d’une foi et d’une vocation éprouvée, comme le langage dit bien.

J’ai dit : apologie du devenir, j’ai ajouté : des gens ordinaires (j’allais dire : des éclopés, comme vous et moi, comme nous tous...). En lisant l’enquête, on a l’impression que le candidat devrait avoir tous les dons qu’on n’oserait pas même exiger d’un évêque !
Nous ne pouvons bien sûr oublier la parabole des talents : nous sommes tous appelés à faire fructifier nos dons. Cependant, ceux-ci sont diversement distribués, et heureusement car tous n’ont pas tout à faire. Les dons comme les vocations sont multiples, à la mesure même de la diversité des tâches dans l’Eglise. Laissez-moi ici ajouter trois observations.

La première, sur les limites : il ne faut pas confondre, dans la finitude, la limite et le défaut. La limite est bonne. S’il est dommageable d’être trop limité, il est plus dommageable encore de ne pas savoir ses limites. Car cela empêche de participer et de recourir aux solidarités humaines et ecclésiales qui sont justement notre moyen de transcender nos limites. Donc la limite est bonne, et quand je la connais je puis recourir à l’autre.

Deuxième observation, à propos des blessures et des cicatrices. Il y a des blessures trop vives qui occupent tout le champ de l’attention. Il y a des mémoires trop blessées que cela perturbe de mille manières. Cependant, n’appelons pas trop vite ruines définitives ce qui, avec la même apparence, est pourtant un chantier. Oui, il faut construire d’aplomb. Mais qui de nous n’a reçu des blessures, ou ne souffre d’un handicap permanent ? Avez-vous vu de ces vieux murs, solides, qui ont été traversés un jour par une pousse sauvage et se sont réorganisés autour, au fur et à mesure de ses développements. Tout a pris sa place au cours du temps, et cela tient le coup. Au démarrage, ce n’était pas prévu comme cela, mais il serait dangereux aujourd’hui de supprimer ce qui se renforce par appui mutuel. Bien sûr, il a fallu, pour en arriver là, veiller aux équilibres menacés par la croissance, jusqu’à ce que le tout prenne bonne forme (ou encore pour filer une autre métaphore, la marche, comme chacun sait, est une chute sans cesse compensée et transformée en avancée). C’est délicat peut-être, mais c’est la vie. Le ressuscité lui-même montre comme signes ses cicatrices, pour montrer combien la pâque de son humanité n’advient en gloire que dans la croix, combien l’histoire de son épreuve n’est pas vaine mais salutaire.

Troisième observation : ceci n’empêchera pas de dire qu’il y a des défauts qu’il faut bien soigner, et que la loi de la conversion est toujours d’actualité. A nous cependant de bien évaluer la nature de ce qu’il faut appeler à convertir. Ce n’est pas à nous-mêmes, ou à ce que nous représentons, que nous avons à convertir, mais à l’amour du Père pour les hommes pécheurs, changés par la proximité du Christ et le souffle de l’Esprit.

En résumé donc sur ce point : posons des exigences, pas comme un inaccessible. Il y a toujours toutes sortes d’éléments qui ne seront pas "en place" du premier coup. Pas plus que dans un métier, ou dans une éducation, on ne peut partir expérience déjà faite dans une démarche de discernement de vocation, comme si le chemin ensemble avait été déjà parcouru. Il y a des précautions à prendre au départ, comme pour une course en haute montagne, et il y a des aptitudes qui ne se vérifieront qu’en cours de route. Il faut se faire à l’idée qu’un développement n’est pas automatiquement harmonieux. La règle d’or de l’accompagnateur est, en respectant la progressivité, de bien placer les exigences.

ACCEPTER LE CHOC EN RETOUR DE LA QUESTION DE DIEU

Je serai plus bref sur les deux remarques suivantes que j’annonçais en commençant.

La première porte sur la question de Dieu, qu’il faut entendre en son double sens : la question que nous nous posons sur Dieu, mais aussi celle que d’abord il nous pose.

Or, de la même manière que les "fragilités" dont il a beaucoup été fait mention dans les réponses à l’enquête s’avèrent en définitive aussi les nôtres, car elles relèvent pour une part d’un même contexte social, de la même manière, cette fois au plan théologal, voilà que nous sommes interpellés, comme par un choc en retour, de la question de Dieu en accompagnant des jeunes qui parfois sur ce point, comme nous l’avons dit, nous déconcertent. Je partage tout à fait ce que vient de dire Odile Ribadeau-Dumas sur la nécessaire attitude d’ouverture des chrétiens et de l’Eglise.
Et j’insiste dans le même sens sur ce point précis : maintenons-nous ouverte notre question de Dieu ? De quelle nature est notre "savoir" de Dieu ? Est-ce bien la mémoire longue et lente, et sans cesse bouleversée, d’Israël et de l’Eglise ? Sommes-nous, comme croyants, des chercheurs de Dieu en débat, voire, comme dans la Bible, en procès avec lui : le combat de Jacob, le débat de Job, le procès et le cri des Psaumes ? Ou bien avons-nous fini de savoir qui est ce Dieu, qui pourtant traverse de manière inattendue la vie des jeunes (même si parfois il y a aussi d’abord, chez eux comme chez nous, quelques faux dieux et idoles diverses à déloger) ?
Car le croyant n’est pas celui qui a mis la main sur Dieu (et encore moins l’accompagnateur spirituel), mais bien celui qui ose, au nom même de Dieu, maintenir ouverte la question de Dieu...

Je dirai même que ce choc en retour de la question de Dieu, qui nous revient comme accompagnateurs spirituels de jeunes aux routes rien moins que simples, nous remet face à la question de Dieu chrétien, puisqu’aussi bien notre effort consiste souvent à évangéliser la découverte de Dieu de ceux que nous rencontrons. Quel rapport au Père vivons-nous, nous mêmes ? Et qui est pour nous l’Esprit (nous en reparlerons), cet Esprit qui travaille aux jointures, ce Souffle qui se fait nôtre sans que nous puissions prétendre nous l’approprier ? Est-ce bien l’Esprit de Jésus et de son Père qui nous ramène sans cesse à ne pas séparer Dieu et les hommes, qui nous ramène sans cesse à l’incarnation et à la pâque, à la passion pour l’histoire des hommes maintenant ouverte au salut ?
En tout cas donc, s’agit-il bien pour nous-mêmes du Dieu de Jésus-Christ ? Et quel travail sur nous opéré par le Christ laissons-nous voir, au cœur même de nos limites et de notre péché ?

UNE REFLEXION SUR l’EGLISE, DE NOUVEAU

Ma troisième remarque sera celle-ci :
Dans vos réponses au questionnaire préparatoire à cette session, s’indique ici ou là, mais pas assez nettement à mon sens, comme une sorte de déplacement de la réflexion sur l’Eglise. On dirait que nous sommes tous à la recherche d’une ecclésiologie qui fasse droit à différents accents contrastés, aux approches nouvelles comme aux intuitions plus anciennes. L’essentiel de ma remarque est ici, au fond, de nous inviter à bien faire attention à l’Eglise ici-maintenant, dans la mesure où les problèmes ne se posent plus de la même manière qu’il y a dix ou quinze ans.

Il me semble que nous avons appris à déjouer les pièges (même si ce n’est jamais fini) de deux ecclésiologies que je nommerai un peu brutalement : une ecclésiologie "séculière", qui tendrait à réduire l’Eglise au monde, et une ecclésiologie "de refuge" où le Royaume déjà là (mais lequel ?) ne se distingue plus bien de l’Eglise. La manière dont Vatican II nous a appris à bien articuler la séquence monde-Eglise-Royaume est indépassable.

Mais la question qui demeure s’est affinée : comment concilier dans l’Eglise à laquelle nous travaillons (pour l’annonce de l’Evangile et le service des hommes),

  • une manière d’être qui prend au sérieux (et se met en empathie, en sympathie avec) les dynamismes, les recherches, les "montées" de ce monde.
  • et le sentiment de l’urgence du Royaume (un sentiment non sans rapport avec ce que les biblistes et les théologiens regroupent parfois sous le nom de "l’apocalyptique"), bref, l’annonce directe, presqu’abrupte, kérygmatique donc, de l’avènement, avec le ressuscité de la fin des temps dans le temps.

Vous reconnaissez la tension entre le "déjà" et le "pas encore" dans l’espérance chrétienne. En somme, ce n’est plus tant la tension entre identité chrétienne et mission qu’il faut préciser ; mais bien le rapport de l’Eglise à la culture, et à la société globale, entre la proximité dont il faut témoigner de toute nécessité, au nom de l’incarnation, et la différence qu’il convient tout autant de signifier, au nom même de la pâque. Une tension dans le rapport entre Eglise et société, entre ce que l’on choisit, au nom de l’Evangile, soit d’épouser, soit au contraire de contester.

Dans la réponse à l’enquête, vos remarques sur le "sens ecclésial", à acquérir ou à renforcer ont certainement besoin du travail de cette session pour mieux s’harmoniser, et il me semble que nous allons progresser les uns par les autres. Ma question sera :
Est-ce bien à l’Eglise ici-maintenant que nous renvoyons, justement en mutation, justement en tension dans l’histoire présente entre proximité et distance, entre prise en compte des "montées" de l’histoire et urgence du Royaume ?

Mais j’ai trop parlé. Je rappelle mes trois questions :

  • sommes-nous bien respectueux de la progressivité du devenir des jeunes en projet de vocation, tout en plaçant bien nos exigences ?
  • accueillons-nous le choc en retour de la question chrétienne de Dieu que leur accompagnement nous pose ?
  • comment mieux exprimer un sens de l’Eglise ou un sens ecclésial, qui atteste à la fois la proximité et la différence de celle-ci au sein de l’histoire des hommes ?