Aujourd’hui, accompagner des jeunes


- Conférence : Aujourd’hui Accompagner des Jeunes - Henri Madelin
- Echange après la conférence
- Echos de la table ronde des formateurs

 

PRESENTATION du Père Henri MADELIN

par le Père Yvon Bodin

Nous avons fait un choix au départ de cette session : partir de nos expériences plutôt que de discours. Mais vouloir faire un point de lumière sur ces pratiques, pousser la pédagogie de l’accueil, vérifier le sérieux de nos propositions, préciser nos critères de discernement suppose tout de même qu’à un moment donné du parcours, nous prenions quelque distance et qu’une parole restitue une toile de fond à nos apports et à notre inventaire.

Tous, ici, nous sommes très conscients du danger qui nous guette : nous sécuriser dans une idéologie mythique de l’accompagnement. S’il y avait un "précis" définitif et irréformable de l’accompagnement, on le saurait tout de même !...

- Accompagnement dit SERVICE DE l’ESPRIT DE DIEU :
C’est Lui le maître d’œuvre. Il appelle dans la nouveauté des cultures.

- Accompagnement dit SERVICE DES JEUNES :
Il s’agirait peut-être de prendre en compte cet ailleurs, cet autrement, cet aujourd’hui des jeunes

- Accompagnement dit SERVICE d’EGLISE :
Il s’agirait de ne pas se tromper d’Eglise, c’est celle qui doit annoncer l’Evangile, à ce monde-ci en cette fin de siècle...

Le titre qui convient donc à la parole qu’il nous faut maintenant,
- ce n’est pas : l’accompagnement des jeunes
- MAIS  : AUJOURD’HUI, ACCOMPAGNER DES JEUNES

Un thème qui se veut donc situé et incarné.

Pour tenir un tel discours, tout en finesse, nous avons pensé au Père Henri MADELIN. D’abord, parce que
- c’est un ami du service des vocations, un habitué de nos rencontres,
- c’est un observateur averti de notre société,
- et c’est un praticien de l’accompagnement : comment un jésuite ne le serait-il pas ?

Je lui ai donné un lourd cahier des charges :
- QUEL EST LE CONTEXTE SOCIO-CULTUREL-ECCLESIAL de notre préoccupation, "jeunes et projets de vie" ;
- mais en même temps, faites-nous part de VOS PROPRES REACTIONS face à ce service : quelles sont vos convictions et vos embarras personnels, au-delà du sociologue et du professeur que vous êtes vous qui êtes religieux, qui êtes prêtre, qui avez été Provincial, qui êtes présentement Président du Centre Sèvres.

 

Aujourd’hui, accompagner des jeunes

Henri MADELIN,
s.j., Président du Centre Sèvres à PARIS,
professeur de Sciences Politiques à l’I.E.P.

En ce temps de Pentecôte, il est bon de rappeler qu’un don particulier de l’Esprit Saint, une grâce spéciale, s’appelle la grâce d’aveuglement. Comme nous le savons, cette grâce n’intervient qu’à certains moments. Elle est particulièrement précieuse pour les fiancés, les commençants dans la vie religieuse, les jeunes qui franchissent la porte d’un séminaire, peut-être les auditeurs d’un congrès ! Elle permet de se préparer à l’épreuve de la réalité telle qu’elle est, avec suffisamment de force intérieure et de conviction intime. Elle permet d’aborder avec réalisme le quotidien de demain et ce que Max Weber appelle "la banalisation du charisme".

C’est sans doute cette grâce qui m’a été donnée à mon tour quand j’ai accepté de venir à ce congrès pour y parler du travail d’accompagnement des jeunes^dans 1’aujourd’hui ! Je m’en suis aperçu quand il a fallu rédiger ce que je vais vous dire maintenant.

Le simple énoncé de la demande qui m’a été faite permet de discerner trois aspects qu’il convient de distinguer soigneusement.

a) AUJOURD’HUI, c’est-à-dire dans la société française telle qu’elle est avec ses chances et ses lourdeurs, ses injustices et ses possibilités. Il nous faudra faire appel à quelques analyses pas très encourageantes sur le plan psycho-sociologique, afin de fournir quelques repères pour les jeunes dont nous parlons à ce congrès.

b) Il est question des JEUNES et pas des enfants et des adolescents.
Ils sont dans la tranche d’âge des 18 à 35 ans avec le profil qui ressort du questionnaire préalable à cette rencontre.

c) Le mot ACCOMPAGNER signifie qu’il s’agit d’être pour les jeunes et avec eux un compagnon selon l’Evangile, c’est-à-dire un homme de conviction, habité par le mystère trinitaire, sachant se mettre au service des autres, hanté par l’élargissement des frontières de l’Eglise, ouvert à l’amplitude secrète qui vient, croyant au travail de l’Esprit dans le monde et l’Eglise.
L’accompagnateur ne peut être un substitut du père ou de la mère, ni un grand frère ou une grande sœur, ni un enfant. Mais un passeur, un premier de cordée, quelqu’un qui aide une liberté à grandir, un éducateur, c’est-à-dire celui qui fait "sortir l’autre" selon la racine du mot educere. C’est pourquoi mes propos seront successivement et simultanément remplis de notations sociologiques et de contenus spirituels. L’objectif est d’introduire chacun dans une pratique renouvelée ou purifiée de l’accompagnement. Car, selon le proverbe chinois, quand quelqu’un montre la lune, l’imbécile c’est celui qui regarde le doigt qui montre et pas la lune qui est montrée.

Je parle comme religieux Jésuite, cherchant à "aider les hommes", selon une expression chère à St Ignace de Loyola. Je l’ai fait institutionnellement, comme responsable provincial, du mieux que je l’ai pu en certains passages difficiles. Dans ma vie quotidienne, je m’efforce aussi de permettre à plusieurs hommes, femmes, jeunes ou moins jeunes, de sortir de zones mortifères, de choisir la vie et d’avoir le courage du "oui". Chaque été enfin, depuis sept ans maintenant, je passe dix jours avec une équipe de religieux, religieuses et laïcs pour "aider" des jeunes à grandir humainement et spirituellement, selon une méthode qui associe session et retraite personnellement accompagnée.

Prendre en compte quelques aspects de l’aujourd’hui des jeunes

1 - On constate aujourd’hui un FAIBLE POIDS DES JEUNES GENERATIONS.

La France, comme le reste de l’Europe, est entrée dans ce qu’on a appelé "la révolution grise", c’est-à-dire la révolution tranquille de ceux qui deviennent majoritaires et qui ont des cheveux gris. Une Europe avec un petit nombre d’enfants est une Europe qui n’entend plus les revendications et ne comprend plus les mentalités des jeunes générations, ce qui aggrave la crise.
Nous sommes ici en grand décalage - sauf en Irlande - avec les pays du tiers monde où plus de 50 % de la population a moins de 20 ans. En 1789, les moins de 20 ans formaient 40 % de la population, les soixante et plus, 8,5 % seulement. En 1989, les 60 ans et plus représentent 19 % du total. La population des moins de 20 ans est encore de 27,9 % mais elle diminue de 0,3 % par ans, soit 1 % tous les 39 mois.

Le risque n’est pas mince de voir des jeunes et des adultes venus du Sud, de l’autre côté de la Méditerranée, passer la mer et émigrer vers le Nord par tous les moyens, selon le principe des vases communicants (haut niveau de vie et faible population ici contre faible niveau de vie et forte population là-bas).
C’est une première question pour notre Eglise et les populations jeunes qu’elle devra accompagner.

2 - Je voudrais aussi souligner le contraste entre la MENTALITE CARRIERISTE ET INDIVIDUELLE
qui permet d’obtenir des emplois intéressants et de bons salaires, et celle d’autres jeunes qui cumulent tous les handicaps, ce qui est une des définitions de la pauvreté.

Le mariage ou la cohabitation aggrave cette distorsion à cause de l’homoganie conjugale. Dans les stratégies matrimoniales, comme disent les sociologues, il n’est pas rare que les plus diplômés épousent des femmes elles-mêmes fortement diplômées, si bien qu’il y a cumul des avantages. Alors que de l’autre côté de l’échelle sociale il y a cumul des désavantages.

Les jeunes moins chanceux et de milieux défavorisés ont tout naturellement tendance à retarder leur entrée dans la population active, à prolonger le plus tard possible la fréquentation du système scolaire, à s’habituer à la succession des petits travaux sans perspective d’avenir. Mais il est clair que pour pouvoir rester longtemps dans le système scolaire il est nécessaire que les parents ne soient pas trop démunis sur le plan pécuniaire.
C’est là le plus grand paradoxe des sociétés modernes : le succès de l’école fait que la plupart des parents veulent que leurs enfants y séjournent le plus longtemps possible, mais plus il y a de monde dans le système scolaire, plus les diplômes se dévalorisent et plus il faut monter haut dans l’échelle sociale pour avoir des assurances d’un travail intéressant et rémunérateur. La démocratisation de l’enseignement renforce, en fait, les capacités de sauvetage d’une élite qui gagne sur tous les tableaux.

3 - Grâce à l’école et aux mass-médias, contrairement à une idée reçue, le NIVEAU GLOBAL MOYEN DE LA NATION monte et il convient d’en tenir compte dans notre manière de faire.

A preuve le titre provocateur d’un livre récent : Le niveau monte, réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, par Ch. Baudelot et R. Establet, Seuil, 1989. Il répond à une kyrielle de titres protestataires et percutants. Jugez-en vous-mêmes.

Vos enfants ne m’intéressent plus, par Maurice Maschino, professeur de philo, qui récidive en 1984 avec : Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? Paul Guth avait écrit, en 1980, son encourageante lettre ouverte aux futurs illettrés.
En 1984, c’est Jacqueline de Romilly, professeur au Collège de France et promue depuis académicienne : l’enseignement en détresse.

Les S.O.S. vont se multiplier à partir de 1984, sous le signe de l’équarrissage : le Massacre des Innocents (Michel Jumilhac) et Lettre ouverte à tous les parents qui refusent le massacre de l’enseignement (D. de La Martinière).

D’autres titres, moins saignants, mais parfois pittoresques : l’Ecole en accusation, par le prévisible Didier Maupas et le Club de l’Horloge - Nouvelle Droite - ; Le poisson rouge dans le Perrier (Despin et Bartholy) ; et, parmi les derniers, Voila pourquoi ils ne savent pas lire (1985, H. Huot)

Si l’école est malade, elle est malade de son succès même. Ce succès et cette maladie peuvent faire l’objet de bien des considérations. J’en retiendrai quelques-unes.

- L’école, depuis 25 ans, se caractérise par une croissance gigantesque sans précédent.
L’enseignement secondaire, longtemps conçu pour une faible proportion de la jeunesse, a connu, depuis les années soixante, un formidable boom. La Loi Berthoin de 1959, en rendant la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, marque le début de cette explosion. La réforme Haby (1975) qui envoyait tous les enfants en 6ème, l’a amplifiée.

Quelques chiffres suffisent pour mesurer le phénomène.

 
1950
1960
1970
1988
Classe d’âge
600 000 env.
540 000 env.
830 000 env.
850 000 env.
Entrée en 6ème
40%
47%
97%
Bacheliers
5%
10%
19%
35%
 
33 000
60 000
167 000
311 000

La croissance des effectifs, la massification du système scolaire est une réalité dont nous devons tenir le plus grand compte dans notre travail spirituel. Voici quelques chiffres.

 
1960
1980
1988
Ensemble 2ème degré
1 350 000
4 170 000 (x 3)
1 000 000 (x 5)
2ème cylce - Lycée
(classique et tech.)
243 000
950 000
Enseign. profession.
170 000
628 000 (x 4)

On assiste à des multiplications étonnantes :
- en 20 ans : 3 fois plus d’élèves dans le secondaire ;

- en 30 ans : 5 fois plus d’élèves dans les lycées

A noter aussi la montée des bacs techniques :

- 1972 : 20 % des bacheliers

- 1988 : 35 %

Bac 1988 (candidats) : G :
21%
     
  B :
17,7%
     
  A :
16,8%
Public :
330 700
candidats
  D :
15,6%
Privé :
99 200
(23%)
  F :
12,6%
 
441 000
 
  C :
11,5%
  (+7% par rapport à 1987)
  E :
1,9%
     
  Professionnels :
2%
     

Je résume le tout en donnant cette ultime précision :
En 1988 : 60 % des moins de 18 ans dans le système scolaire
(en 1984 : 45 % des moins de 18 ans dans le système scolaire)
En ce n’est pas fini puisque les ministres successifs de l’Education Nationale viennent de promettre qu’il y aura, en l’an 2000, 74 % d’une classe d’âge en terminale et 60 % de bacheliers.

L’accompagnement spirituel des jeunes va s’en trouver transformé. Il sera happé par le système scolaire et devra suivre une certaine élévation du niveau des connaissances, de grandes ignorances notamment religieuses et une plus grande imprégnation de la mentalité technique.

4 - On comprend cette poussée vers l’école, car actuellement LE CHOMAGE est d’autant plus fort que l’on est moins diplômé.
Selon des chiffres français, les quinze dernières années ont été marquées par une forte croissance du chômage des jeunes (D. Bloch, "Rapprocher l’école et l’économie", dans la revue Etudes, mai 1987). Le taux de chômage qui affecte les jeunes neuf mois après la sortie de l’école n’était plus que de 10 % aux environs de 1973 et, d’une certaine façon, il dépendait peu des diplômes obtenus.

Dix ans plus tard, si ce taux avait peu changé pour les diplômés de formation supérieure longue, il avait doublé pour les formations supérieures courtes, triplé pour les titulaires d’un baccalauréat ; il était multiplié par cinq pour les titulaires d’un diplôme de l’enseignement technique court. Et près de 60 % des jeunes sans diplômes étaient sans emploi.

L’on sait par ailleurs, que les catégories professionnelles dont l’importance diminuera dans les quinze prochaines années sont celles comportant les ouvriers non qualifiés, les employés de l’entreprise et de l’administration, les agriculteurs, les commerçants et salariés du commerce.

Par contre, la demande sera forte pour les professions de l’information et de la communication, les services aux particuliers, les professions libérales, les professions de santé et de l’action sociale, les métiers du tertiaire supérieur, les ingénieurs et les techniciens.

Une enquête sur les 60 000 premiers bénéficiaires du RMI (Revenu Minimum d’Insertion) en France métropolitaine confirme la jeunesse de cette population défavorisée. On constate en effet que 47,6 % des attributaires de cette allocation ont moins de 35 ans et près du tiers (30,8 %) ont moins de 30 ans.
La signification de ces chiffres est claire : plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes ne sont pas parvenus à s’insérer socialement et professionnellement, c’est-à-dire que pendant cinq à dix ans, ils n’ont connu qu’une succession de petits boulots provisoires (cf. Le Monde du 11 avril 1989).

5 - Dans les pays les plus touchés par le chômage des jeunes,
la SITUATION DEVRAIT ETRE EXPLOSIVE ET REVOLUTIONNAIRE, si l’on en croit les traditions idéologiques et politiques.

Avec de tels taux de chômage chez les jeunes, le côté intolérable de la situation devrait apparaître. Pourtant on constate un phénomène inverse, une sorte d’apathie ou de résignation, comme une impossibilité de passer à une solidarité collective et on voit monter des tendances plutôt anarchisantes ou une étrange maladie appelée "coconite".
Les jeunes se sentent fortement aliénés du système politique et du système socio-politique, et notamment syndical. Car les syndicats s’occupent fort peu des sans emploi et ne savent pas bien comment traiter cette question. Ils sont sous la pression de ceux qui ont un emploi et veulent le garder. Au pire, les jeunes les plus éloignés du système disent être dans une "galère", selon le livre du sociologue Dubet.

6 - LA FAMILLE PARENTALE est une valeur en hausse. On la quitte plus tardivement qu’autrefois.
Mais l’identification aux adultes devient difficile et problématique, surtout si les parents connaissent à leur tour le chômage. Se développe alors une culture jeune à distance du monde des adultes, dont la musique et le développement des walkmen sont des symboles parlants.

7 - On assiste au développement d’une MENTALITE INDIVIDUALISTE,
qui considère que le travail, quand il existe, n’a pas d’intérêt en lui-même mais est simplement un ticket d’accès pour entrer et vivre dans la société de consommation, car cette dernière suppose que l’on ait pas mal d’argent pour pouvoir y trouver sa place.
Les démunis voudraient aussi accéder à cette société et, quand ils sont chômeurs, ils ont besoin de se procurer de l’argent pour continuer à tirer les avantages d’une société de consommation dont ils ne peuvent se passer. La frugalité dont on a parlé dans les années 1970-80 n’est pas une valeur à la mode.
D’où la violence, les différents trafics, le rôle de la drogue pour pouvoir continuer à maintenir un certain niveau de vie quand l’emploi se dégrade. Les médias jouent un rôle d’accélérateur de cette dégradation, dans la mesure où ils présentent toujours des situations de réussite facile, où l’argent, la jouissance, les conquêtes sexuelles ont l’air de se faire facilement, le tout baignant dans une huile souriante et derrière une façade de réussite qui semble toute simple.

Par ailleurs, cet individualisme permet de développer des possibilités de loisirs, de découverte des autres, d’exploration d’autres pays inconnus jusque-là. Je crois que les croyants qui accompagnent les jeunes dans un projet de vie ont moins à redouter cette poussée de l’individualisme que d’autres groupes sociaux, d’autres organisations, d’autres constructions idéologiques. Il y a des propositions à faire au niveau de la prière, de l’intériorisation de l’être personnel, etc.
Dans une phase où il y a rupture entre des collectifs et des individus, les accompagnateurs spirituels devraient être plutôt du côté des individus pour les aider à se reconstruire et à prendre leur place dans la société. Mais il faudrait pour cela qu’ils soient davantage en contact avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde des jeunes.

8 - Au niveau des REPRESENTATIONS ET DES PRATIQUES RELIGIEUSES,
on constate un certain règne du flou, un manque d’arêtes vives, une fascination de l’instant.
Nous les repérons bien parce que nous avons vécu généralement selon d’autres références notre rapport à l’espace et au temps religieux. La convivialité peut être forte, mais elle a du mal à trouver la nourriture durable qui permet de l’entretenir. Le nombre des jeunes qui se disent sans religion croît de façon préoccupante.
Mais on trouve aussi beaucoup de contrastes qui laissent espérer des ouvertures dans les brèches actuelles. Exemple de contraste désarmant que l’on trouve dans les sondages : la moitié des jeunes déclare péremptoirement la religion sans intérêt. Mais c’est une attitude provocante d’abord, que l’on connaît bien chez eux, puisque dans le même sondage les trois quarts des jeunes interrogés déclarent prier, dans une gamme qui va de "parfois" à "tous les jours".

Apprendre à discerner

LE MEILLEUR ET LE PIRE

Tous ces univers charrient, comme toujours, le meilleur et le pire.

Le meilleur, c’est la capacité des jeunes à s’étonner, à se dépayser, à se déidéologiser par rapport aux vieilles images qui appartiennent à un passé qui n’est plus ; c’est encore le besoin ou plutôt le désir de faire confiance, la possibilité au-delà de longues traversées de déserts, et en y mettant le prix, de découvrir la richesse cachée et les trésors celés d’une Eglise qui n’a plus généralement pignon sur rue ; c’est enfin la rencontre de représentants de cette Eglise, prêtres, laïcs, religieux et religieuses un peu vieillis mais encore jeunes et animés par un souffle intérieur, un jugement serein et un équilibre de fond, ce qui n’est pas la chose la mieux partagée dans le monde actuel, à la différence de ce que disait Descartes lorsqu’il parlait du bon sens.

Le pire, c’est la fuite dans les fausses idoles et les caricatures d’absolus qui conduisent à être désabusés ou sceptiques précocement. C’est le manque de régularité et d’application dans l’appartenance et les références, quelque chose comme l’effet zapping. C’est la fragilité affective, peu étonnante au vu des parcours adultes et de la fragilité des structures parentales, à moins que l’on ne puisse faire fond sur un membre de la fratrie ou de la parenté qui est resté comme intact à travers tout ce remue ménage.
C’est encore l’ignorance des réalités religieuses, l’absence d’éducation primaire en ce domaine ou un autodidactisme décervelant, ou encore la fuite vers de fausses théories religieuses, sectaires ou marquées d’orientalisme.
C’est enfin l’absence de sécurité qui cherche à se rassurer à bon compte en s’enfermant dans un conservatisme à courte vue ou la quête de signes extérieurs de "distinction", pour parler comme Bourdieu.

Il s’agit donc de "choisir la vie", d’éviter le pire pour aller vers le mieux ou quelquefois le moins mal. Car le désir de Dieu pousse vers l’avant, vers le haut, vers l’élargissement de soi.

TROUVER UNE METHODE DANS LES CHOSES SPIRITUELLES

Je parle ici pour un groupe ou pour un individu, en privilégiant plutôt le second.

Mais il y a une vraie infirmité de notre monde, surdéveloppé dans le calcul, la rationalité technicienne, et sous-développé dans le jeu relationnel et la découverte de ce qui se passe en chacun dans l’ordre des émotions, des enthousiasmes et des tristesses, des refus et des ouvertures, des dégoûts et de l’élan.
Il convient d’apprendre à gouverner son affectivité intérieure et extérieure aussi résolument que les objets et les choses. Or le monde actuel est fort pauvre sur ce point, à la différence des époques antérieures. C’est ce que souligne avec force Simone Weil dans "l’Enracinement" (Gallimard, 1949, p.162) :

Depuis une antiquité indéterminée, bien antérieure au christianisme, il a toujours été universellement reconnu qu’il y a une méthode dans les choses spirituelles et dans tout ce qui a rapport au bien de l’âme. L’emprise de plus en plus méthodique que les hommes exercent sur la matière depuis le XVIème siècle leur a fait croire, par contraste, que les choses de l’âme sont ou bien arbitraires, ou bien livrées à une magie, à l’efficacité immédiate des intentions et des mots.

Il n’en est pas ainsi. Tout dans la création est soumis à la méthode, y compris les points d’intersection entre ce monde et l’autre. C’est ce qu’indiqué le mot Logos, qui veut dire relation plus encore que parole. La méthode est seulement autre quand le domaine est autre. A mesure qu’on s’élève, elle s’accroît en rigueur et en précision. Il serait bien étrange que l’ordre des choses matérielles, reflétât davantage de sagesse divine que l’ordre des choses de l’âme. Le contraire est vrai.

Il est fâcheux pour nous que ce problème, sur lequel, sauf erreur, il n’y a rien qui puisse nous guider, soit précisément le problème que nous avons aujourd’hui à résoudre de toute urgence, sous peine non pas tant de disparaître que de n’avoir jamais existé.

Il y a donc urgence à reconstituer un univers intérieur, inspiré par l’Esprit, nourri de prière et tourné vers l’action, de telle façon qu’il soit assez résistant pour tenir dans de multiples situations où il convient de faire autre chose que du suivisme et du conformisme, au sens où St Jean dit "Soyez pleins d’assurance, j’ai vaincu le monde" (Jn 16, 33).

APPRENDRE A PROPOSER SANS TREVE

Dans un monde où la demande est flottante et fluctuante, nous devons avoir le courage de multiplier les propositions d’expression de la foi et les exigences de pratiques à hauteur d’homme ; il n’est pas bon actuellement de les noyer dès le départ dans le grand océan des changements de structures ; car celles-ci supposent de la part des proposants de naître d’une exigence d’authenticité intérieure. Ces propositions gagneraient à être délibérées de façon ecclésiale dans des cercles restreints mais autorisés, soignées quant à la forme de la présentation pour susciter l’intérêt et savoir conduire plus loin qu’il n’y paraît au premier abord.

DISCERNER, C’EST SAVOIR DEMELER

Opérer un discernement, c’est comme démêler une chevelure généreuse, c’est mettre en ordre, passer un peigne fin sur la réalité. Dans l’univers rempli d’images, d’ignorances, d’expériences trop hâtives, de générosité trouble, univers qui est généralement celui des jeunes actuels, il importe de savoir démêler ce qui se passe, et d’abord en soi, pour apprendre à "aider" d’autres à le faire pour eux-mêmes.

Pour discerner, comme le mot le dit très bien, il faut savoir sur quoi on discerne, détacher l’objet du discernement. On peut dire que "discerner" c’est d’abord identifier. Dans le Robert, "discerner" veut dire : "percevoir distinctement (un objet) de manière à éviter toute confusion". Ou encore : "Distinguer, identifier, percevoir, reconnaître. Discerner la présence de quelqu’un dans l’ombre. Mal discerner les couleurs". C’est quelque chose qui a à voir avec un processus d’identification.

D’autres exemples sont donnés : "Entendre, percevoir. Discerner une douleur vague. Ressentir". Et puis un autre sens très important : "se rendre compte (...) de la nature, de la valeur de (quelque chose) ; faire la distinction entre (deux choses")..." Faire sortir deux choses de la confusion.

En somme, c’est démêler, différencier, discriminer, séparer. Discerner le vrai du faux. "Discerner nettement la cause d’un phénomène...". Une opération de discernement est donc d’abord démêler, identifier, faire se détacher ce sur quoi on veut faire porter la réflexion ou l’action à partir d’un fond obscur. Et ce, évidemment, contre les illusions ou les représentations, ou, plus exactement, c’est à travers elles qu’il faut avancer vers un discernement.

NI FUSION, NI CONFUSION

Discerner c’est éviter soit la fusion, soit la confusion.

La fusion, c’est justement ce qui ne permet pas de détacher, d’identifier la chose. La fusion, c’est le refus d’identifier, de percevoir. Le retour de deux en un en somme, parce que c’est trop douloureux de devenir soi. La fusion ne permet pas le discernement parce qu’elle noye à nouveau dans un ensemble ce qui est en train de se détacher.

La confusion est ce qu’on pourrait appeler, dans le domaine des choix, la fuite en avant : prendre une décision est trop coûteux, mieux vaut continuer à avancer constamment sans trop réfléchir, parce que s’arrêter serait trop douloureux, il y aurait trop de choses à regarder. Suivre devient la valeur suprême. C’est un peu comme la mouche qui colle à la vitre ou les papillons de nuit attirés par la lumière.
Cela est vrai pour une décision personnelle aussi bien que pour une action collective. On se porte vers la fin tout de suite, sans prendre les moyens de discerner comment parvenir, selon Dieu, à cette fin.

DE LA TETE AU CŒUR

Le discernement n’est pas seulement un acte de lucidité, un désir de compréhension de type cérébral.
Le discernement selon Dieu fait passer de la tête au cœur. Il est bon d’apprendre à se guider en combinant la pesée des raisons de l’intelligence et le déchiffrement des motions intérieures, à partir de ce qui se passe dans la consolation et la désolation.
Saint Paul en parle lorsqu’il distingue par exemple deux sortes de tristesses qui n’ont pas du tout la même signification intérieure et donc pas la même capacité d’inspirer l’action et les choix qui y sont liés. "La tristesse selon Dieu produit en effet un repentir salutaire qu’on ne regrette pas ; la tristesse du monde, elle, produit la mort" (2 Co 7, 10).

Cela est vrai pour les accompagnateurs d’un groupe ou d’un jeune. Cela est à faire "sentir" aussi à ceux que nous accompagnons.

Pour pratiquer l’accompagnement

L’accompagnement peut se vivre au niveau d’un groupe mais davantage dans le rapport interpersonnel. Il doit essayer de prendre en compte de façon réaliste les déficits dont nous avons parlé, mais sans en être obnubilé.

FAIRE DU TEMPS UN ALLIE

Accompagner, c’est se servir du temps non pas comme une durée rectiligne, plate, sans âme, mais comme d’un allié, d’un repère avec des nouveautés et des découvertes à vérifier au fil des jours. Cela permet de fixer des échéances, de s’y tenir ou de les négocier. Celui qui accompagne doit aussi savoir vivre cette forme de pauvreté essentielle, que je connais bien dans ma propre vie d’accompagnateur et qui consiste à "donner du temps". C’est la denrée la plus rare dans le monde moderne, surtout quand le nombre des permanents d’Eglise se rétrécit.
Passer du temps avec quelqu’un, mais savoir aussi, sauf exceptions, être fidèle à un commencement et à une fin de chaque temps privilégié. Ce temps donné est la forme de l’amour, du don de soi, de l’intérêt profond porté à quelqu’un. La pédagogie du temps donné, et cadré cependant, oblige un jeune à une ascèse souvent nouvelle pour lui, la plupart du temps bénéfique. Il se voit forcé de ramasser ce qu’il a à dire, souvent de le mettre par écrit et de ne pas trop vagabonder dans l’oralité comme il excelle en ces temps médiatiques.

Le temps est un grand allié de l’accompagnateur et de l’accompagné. Il est épreuve des libertés. Il est indispensable et ne peut être gommé, sous peine de réveils pénibles plus tard, quand les blessures de l’affectivité sont nombreuses et profondes, comme il arrive souvent aujourd’hui.

Vous connaissez la parabole des deux fils dans Mt 21, 28-32. La même parole est dite aux deux par le Père ; les réactions premières sont opposées et le temps fait son oeuvre différemment à partir de cette parole initiale, faussement acceptée dans un cas, apparemment refusée dans l’autre cas. Parabole à méditer pour l’accompagnement des jeunes aujourd’hui ! Elle suppose de vivre avec son temps, d’oser dire une parole, de faire confiance dans la durée et de donner du temps au temps ou de gagner du temps sur le temps, comme le dit la publicité du TGV.

Aujourd’hui, on aime bien les moments d’intensité concentrée dans un court laps de temps (pèlerinage, veillée, marche, rassemblement). Ils sont indispensables pour lutter contre le sentiment d’éparpillement et d’esseulement chez les jeunes croyants ou mal croyants. Ils sont précieux pour une première évangélisation.
Mais le ponctuel n’a de valeur qu’inscrit dans une durée ; il y a du relief parce que la platitude du quotidien est là pour l’authentifier et le vérifier.

UN TRAVAIL DE l’ESPRIT SAINT

Accompagner c’est accueillir l’autre dans sa singularité, accepter qu’il soit différent de moi, m’émerveiller de ce qu’il est et de ce qu’il devient, admirer avec humilité cette confiance qui accepte de s’ouvrir à une certaine transparence.

Cet acte s’enveloppe d’une immense miséricorde qui se veut exigeante, comme le Christ pour la femme adultère de l’Evangile. Il suppose une certaine dissymétrie qu’il convient d’accepter. Le copinage, la livraison de confidences réciproques sont de mauvaises pistes, qui égarent, qui rétablissent un imaginaire qu’il convient au contraire de faire chuter. Cela paraît gratifiant au départ, des deux côtés, mais bien vite cela se perd sur les sentiers de la démagogie ou du bavardage. La structuration du monde intérieur de l’autre tombe en panne et le rôle fondateur de l’interdit ne joue plus.
Accompagner c’est reconnaître le travail de l’Esprit dans la multiplicité de ses dons, de ses rôles, de son impact. Car toute relation spirituelle vraie est reconnaissance implicite et explicite parfois de la présence d’un tiers, qui est l’Esprit Saint qui gouverne différemment les comportements, les désirs et les paroles des deux interlocuteurs.

Le travail de l’Esprit fait comprendre que Dieu est toujours "plus grand" que ce que nous en imaginons et que son champ d’action est plus vaste que l’enfermement dans des limites trop étroites et trop frileusement clôturées.

ELARGIR l’ESPACE DU SPIRITUEL

Ainsi peut éclater une notion trop étroite, habituellement accolée, même dans l’Eglise, au mot "spirituel". On voudrait souvent confiner cette réalité à des intentions, à des idées, à un vague idéalisme ou un étroit piétisme, a un moralisme sommaire et paralysant qui frise l’immoralisme, ou encore à un continent vague et vaporeux qui s’appellerait "les choses de l’âme".
Or le spirituel a une toute autre amplitude, puisqu’il a son origine et sa fin dans l’Esprit de Dieu. Son domaine est la lutte intérieure, le jeu contrasté, expérimental pour tout homme, de la lumière et des ténèbres. Le monde intérieur a rapport avec le monde tout court, l’univers façonné par le Créateur. Eclairante à ce propos est la remarque de St Paul :

Le Dieu qui a dit que du sein des ténèbres brille la lumière est Celui qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ. (2 Co 4, 6)

Le Dieu intérieur éprouvé est le même que le Dieu de la création, le Seigneur de l’histoire, le maître de toutes choses, le gardien de tous les êtres. L’Esprit qui travaille à faire reculer les ténèbres pour donner de la lumière permet d’établir un continuum, de faire un pont entre l’extérieur et l’intérieur de soi, de saisir que le Dieu en lequel nous croyons est réellement le Seigneur de toute réalité.

FAIRE ADVENIR DES LIBERTES A TRAVERS UNE LUTTE

Ce même Esprit travaille dans le sens de la percée du désir dépouillé de ses faux semblants. Il fait avancer sur un chemin de liberté, comme le dit avec force St Paul : "Le Seigneur, c’est l’Esprit et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté" (2 Co 3, 17).

Mais cette liberté, jamais donnée d’emblée, doit être conquise et acquise à travers l’acceptation d’un combat spirituel intérieur. Vous connaissez le constat de Rimbaud : la bataille au cœur de l’homme est plus rude que la bataille entre hommes, c’est ce qu’attestent en tout cas les psaumes à longueur de versets.

La manifestation de cette lutte intérieure est au cœur de l’accompagnement. Il s’agit de faire tomber les images ou les fausses représentations. "Qui nous roulera la pierre ?" disent les femmes se rendant au tombeau. "Et levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée" (Mc 16). La parole échangée, l’entrée dans l’action, la sortie des phantasmes intérieurs ouvrent de nouvelles perspectives, ignorées ou oubliées jusque-là.

Il est question aussi de débusquer les ruses du "diabolos", le diviseur, l’homicide depuis l’origine, le prince des ténèbres, le père du mensonge qui en nous est complice des forces de mort, de tout ce qui touche à l’obscurité, au découragement, à l’aveuglement. Il est l’illusionniste par excellence, puisque, selon St Paul, il est même capable de "se déguiser en ange de lumière" (2 Co 11, 14).

Mais le diabolos, un peu trop vite magnifié aujourd’hui, n’est jamais à mettre à la même hauteur que Dieu. Si ses assauts peuvent se répéter avec toujours les mêmes stratagèmes, Dieu est toujours présent, parfois voilé, mais lui, toujours inattendu, nouveau, seul Créateur.
Comme on le voit dans l’Evangile, ce genre "d’ennemi de la nature humaine" ne se chasse que par la prière, le jeûne et la réaffirmation du désir de Dieu. Le plus subtil des adversaires est sans doute le démon muet, celui gui enferme dans le mutisme.
L’accompagnement au contraire, ce sont des signes communiqués et une parole échangée, puisque rien n’est sans langage dans l’expérience humaine : "Il y a je ne sais combien d’espèces de mots dans le monde et aucun n’est sans signification" (1 Co 14, 10). Cela se vérifie éminemment lorsqu’on pratique l’accompagnement personnel.

Conclusion

Tel est le chemin que nous avons parcouru à grandes enjambées. A partir d’une insistance sur quelques traits de l’univers actuel des jeunes, nous débouchons sur une certaine science du discernement qui donne du fruit à l’accompagnement. En commençant, je parlais de la grâce d’aveuglement. En terminant, je voudrais parler d’une autre grâce qui peut aider à agir humblement. C’est celle d’être délivrés du sentiment de notre importance. A beaucoup pratiquer l’accompagnement, on saisit bien que nous ne sommes que les maillons d’une grande chaîne, que la maîtrise totale sur ce qui se passe, nous échappe.

"Autre le semeur, autre le moissonneur". Mais l’Evangile n’invite jamais à se croiser les bras. Il rappelle qu’on ne peut échapper au travail laborieux et patient "d’aider les hommes" à grandir dans leur vocation propre. C’est seulement quand nous aurons fait "tout ce que nous devions faire" que nous pourrons oser dire : "Nous sommes des serviteurs quelconques" (Luc 17, 10). Pas avant, mais à la fin.