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Echange avec le Père Madelin
Q. - Vous dites que dans l’Eglise on trouve un "encadrement" qui tient la route. Qu’en est-il, comment s’exprime-t-il concrètement et comment le faire découvrir ?
H.M.- En fait, cet encadrement est diffus et n’a pas pignon sur rue dans l’Eglise, il ne se manifeste pas comme un corps constitué comme tel. Mais il existe de fait des réserves potentielles, inexploitées : ainsi des laïcs peuvent accompagner eux aussi, après une dizaine d’années de formation, comme on le voit dans certains pays.
De plus l’accompagnement est un lieu où l’on assiste à une véritable égalité de travail entre hommes et femmes. Un point important qui se trouve confirmé par la Tradition de l’Eglise, de Catherine de Sienne à Thérèse d’Avila.
Q. -On ne peut écouter un jeune dans l’accompagnement spirituel que si on est soi-même accompagné et s’il existe une supervision. J’aimerais que vous précisiez si c’est un des critères pour être bon accompagnateur ?
H.M.- Oui, ce n’est pas le seul mais c’en est un. C’est une condition nécessaire, pas suffisante mais, si on prend cela en termes symboliques, cet essai de transparence devant un autre, c’est la relation d’un homme à Dieu, la prière dans l’action. Alors on apprend à ne pas trop se mentir devant d’autres hommes, à ne pas trop, j’insiste sur le pas trop, parce qu’il faut casser ce rêve d’une pure transparence même devant un autre.
S’il existe un jugement dernier c’est parce qu’il faut que la transparence aille jusqu’à la clarté totale : le jugement.
Or ceci se vit aussi dans le rapport à un autre. On ne peut pas penser que celui qui fait cela serait dispensé de cet acte lui-même, puisque c’est une transmission d’expérience. Ce n’est pas possible parce que la source c’est Dieu
Q. - L’accompagnateur : ni copain, ni directeur. Quoi alors ? Comment concilier la distance a garder et en même temps nous impliquer comme témoin ?
Nous constatons l’éclatement de l’Eglise et l’individualisme des jeunes. Dans ce contexte comment vivre l’accompagnement et par rapport aux jeunes comment prendre en compte l’accompagnement des jeunes par d’autres jeunes ? Et en fonction justement des exigences que vous dites, former les accompagnateurs, comment discerner les aptitudes a ce service, quelle formation recevoir ? Vous avez parlé d’une longue durée : 10 ans, et justement quel peut en être le contenu ?
H.M.- Ni copain, ni directeur, ni bout de bois insensible ! Ni morceau de bois qui ne réagit pas, ni immersion totale dans une situation ! Quelle est alors la bonne distance à garder comme sur les routes actuellement ? C’est ce qu’il faut trouver. Il se joue des choses tellement importantes qu’il ne faut pas plaisanter dans ce domaine.
Je remarque d’abord que c’est complémentaire du travail de groupe, car il y a des choses qu’on dit dans la relation inter-personnelle qu’on ne dirait jamais dans un groupe.
Cette écoute attentive s’apparente peut-être à une méthode psychologique qui ne projette pas sa propre façon de voir dans ce qu’elle entend, qui est suffisamment dépouillée de soi-même pour laisser les choses venir, sans qu’il y ait une immédiate réaction ou de type moral ou de type spirituel. Ceci casse la continuation de la relation. En même temps, qu’il n’y ait pas la plaque photographique qui se contente d’enregistrer, comme le fait le psychanalyste.
C’est une attitude qui consiste à refléter ce qu’on entend mais à le refléter de façon un peu engagée. Ce qui veut dire : voilà à travers ce que tu as dit, ce que j’ai entendu, est-ce que c’est bien cela que tu as voulu dire ?... Quelque chose qui à la fois souligne le positif de ce qui a été dit et fait apercevoir des manques. Ainsi : "quand tu me dis cela, j’ai l’impression que dans la relation avec tes frères ou avec tes parents, il y a encore quelque chose qui n’est pas venu complètement à maturité". Mais pour pouvoir dire cela, il faut qu’il y ait une certaine distance ce qui aide beaucoup un jeune.
Une attitude qui écoute, qui est suffisamment dépouillée pour redonner sa vie au jeune pour qu’il puisse faire un acte de liberté. Il faut donc lui mettre sous les yeux ce qu’il vient de dire de façon un peu formalisée et pour pouvoir faire cela, c’est là où la vie spirituelle de celui qui accompagne intervient intensément, il faut qu’il soit assez dépouillé de lui-même. Quelqu’un qui est complètement encombré de son moi ou de son narcissisme, va lui dire : "Tu vois, ce que tu me dis ça me rappelle en 1937..." Le jeune sent bien alors que ce n’est pas lui qu’on écoute, que c’est l’autre qui veut se dire à travers lui.
Q.- Ce que vous avez dit de l’accompagnement des jeunes, vaut-il pour les paumés, les blessés, les marginaux ?
H.M.- Oui mais évidemment c’est plus difficile. Il faut prendre plus de chemins de traverse pour y arriver. Encore qu’il existe des lieux dans l’Eglise où en face des "paumés", des gens à distance, on leur propose une communauté et l’essentiel de la pratique chrétienne, par exemple à travers l’Eucharistie. J’ai tendance à penser qu’il faut faire cela aussi avec les paumés dont j’ai dit qu’ils représentaient un secteur important de la société que l’Eglise doit prendre en compte.
Donc il y a là aussi des gens qui peuvent comprendre la force de cette vocation, ce qui peut même aller jusqu’aux terres d’Islam, il ne faut pas l’exclure. Quand j’ai dit que le franchissement de la Méditerranée allait se faire assez fort, quoiqu’il en soit des pensées politiques de chacun, cela signifie aussi qu’en terre d’Islam quand on a 20 ans, quand on a été élevé dans l’école européenne, on peut se poser des questions assez radicales, comme on l’a vu pour celui qui est mort pendant la manifestation étudiante. Les groupes de MEJ ou d’ACE rencontrent de plus en plus de jeunes élevés dans d’autres religions.
Q.- Qu’est-ce qu’une méthode ? Pourriez-vous approfondir, creuser ce qu’il faut mettre sous ce mot ? Certaines méthodes ont-elles fait leurs preuves ? Faut-il en inventer d’autres ?
L’Eglise peut-elle fournir des "propositions alléchantes" pour aider les jeunes à se structurer intérieurement ? Ces propositions existent-elles ? Faut-il être inventif ?
H.M.- Je suis parti d’un texte de Simone Weil dont la problématique est la suivante : Comment se fait-il que notre monde soit si méthodique dans la fabrication des choses, dans la rationalité technique, alors qu’il est si fragile lorsqu’il s’agit de la méthode dans les questions de l’âme, lorsqu’il s’agit de la vie personnelle ?
Je crois que cette rupture, cette croissance de la rationalité, commence au XVIIIème siècle, au moment où on voit dans les statistiques chuter le taux de pratique religieuse. Comme par hasard, c’est le moment où l’Europe commence à perdre ses repères par rapport à la foi chrétienne. Les deux choses doivent avoir certainement une relation. C’est pour cela que la forme d’évangélisation prioritaire aujourd’hui est bien de redonner cette armature intérieure à des gens qui sont confrontés à un monde de plus en plus lointain, hostile par rapport à la foi chrétienne. On ne pourra pas faire comme si il y avait des complicités. On va être en présence aussi de ce phénomène extrêmement paradoxal, dont on voit poindre beaucoup de signes, des gens qui vont demander de l’aide spirituelle alors qu’ils sont à grande distance des Eglises, même d’un connaissance de la révélation chrétienne.
Ce discours peut être nostalgique mais pas seulement ; il révèle aussi une demande positive : donnez-nous à trouver des valeurs.
Ce matérialisme dans le quel on baigne, cet univers privé - le mariage, les enfants - on ne peut pas vivre comme cela tout le temps, il existe bien quelque chose d’autre derrière ! Et cette demande monte avec l’élévation de la culture, de la connaissance moyenne, de la télévision qui présente beaucoup d’autres expériences.
Alors comment faire ? Tout individu qui est arrivé à ce point trouvera ce qui lui faut parce que quelqu’un qui a soif va chercher où sont les sources. Le problème c’est de conduire les gens jusque là, c’est-à-dire essayer de désembourber la source, comme on voit Bernadette le faire à Lourdes.
La méthode, elle vient après que ce désir se soit exprimé. Des méthodes, on en trouve plusieurs dans l’Eglise. Pour ma part je suis tenant d’une sorte de méthode ignatienne. Mais il y en a d’autres, ce n’est pas à moi de dire quelles sont les bonnes méthodes dans l’Eglise, je dis simplement que la méthode ignatienne est une méthode que l’Eglise universelle a reconnu comme n’étant pas la propriété des jésuites mais comme quelque chose qui peut être proposé à tout fidèle comme un moyen de salut.
Les méthodes, il faut tout à la fois s’en méfier et en chercher. Une méthode est faite pour s’en passer, en tout cas dans la tradition ignatienne les méthodes sont un peu comme les contreforts des cathédrales ou les échafaudages quand on construit quelque chose. Elles aident à construire mais disparaissent une fois que cela est construit. Comme on dit dans le psaume 18, les méthodes sont faites pour aboutir au "silence de la présence de Dieu". J’explique cela un instant : ces méthodes aident à vérifier simplement que celui qui est en face est bien dans la relation dont il s’agit, s’occupe bien des choses spirituelle. On ne va pas lui demander quel est le contenu de ce que Dieu lui dit, on ne va pas lui demander si Dieu parle vraiment.
Comment savoir tout cela ? On lui demande simplement s’il est fidèle à un certain nombre de processus qui lui sont donnés. Pourquoi ? parce que c’est la part de l’homme pour entrer dans cette relation à Dieu, ce n’est pas la part de Dieu, c’est ce que l’homme peut faire dans son initiative pour avancer vers cette relation.
On ne peut pas avancer très loin dans l’accompagnement si l’on pratique pas, si l’on n’entre pas soi-même, pour soi-même, dans l’accompagnement. C’est le problème de la passion, on ne transmet les choses que si on en vit soi-même et personne ne se trompe dans ce domaine. Cela peut tromper un certain temps, mais on voit très bien, on n’écoute pas les personnes qui font des discours si on ne sent pas que derrière il y a quelqu’un qui vit de ce dont il parle.
Et même quand il vit très bien ce qu’il raconte, en un certain sens ce qui se passe ce n’est pas tellement la formalité dans laquelle il raconte, c’est cette espèce de foyer qui est au centre de ce qu’il raconte, et c’est ce qui finalement évangélise en profondeur.
La vraie vie spirituelle est là, dans la solitude, lorsqu’en présence de l’Esprit quelqu’un prend une décision de vie ou de mort parce qu’il a confiance en celui qui l’aide. C’est l’une des choses les plus essentielles qui se passe dans l’Eglise aujourd’hui, ces gens qui ne se lamentent pas sans arrêt sur la crise de l’Eglise, mais qui sont en train de vivre positivement une activité d’Eglise à travers des gestes très simples.
Q.- Comment à la fois laisser le temps au temps et éviter les interminables accompagnements ?
H.M.- Je crois que la mobilité est essentielle dans l’Eglise, la mobilité des personnes parce que justement ça oblige à passer des grands coups de balai sur les accompagnements que vous avez faits.
Quand vous êtes à Toulouse et que vous êtes envoyés a Strasbourg, ce n’est pas vous qui l’avez choisi, donc vous pouvez faire un discours à tous les accompagnés qui n’en finissent pas, que c’est terminé maintenant que vous le regrettez beaucoup sans doute mais... Voilà une bénédiction de Dieu !
A la différence de la psychanalyse, il est quelquefois de la responsabilité de celui qui accompagne de dire au bout d’un certain temps que, ou bien le travail essentiel a été fait, ou bien il se pose maintenant une autre question. Peut-être une question de vocation religieuse, spécifique. Donc il serait mieux qu’il soit confié à quelqu’un d’autre parce qu’il a eu le même itinéraire.
Et puis aussi on peut arrêter parce qu’il ne se passe plus rien, parce que le désir n’est plus là, parce que cela s’enlise et la meilleure façon de creuser à nouveau le désir - même si cela est dur, c’est-à-dire castrateur, en terme psychologique - c’est de créer des ruptures dans le tissu de continuité. Celui qui accompagne est aussi habité par le sentiment d’urgence, il n’a pas de temps à perdre par rapport à tous ceux qui frappent à sa porte et qui ont des besoins qu’il peut hiérarchiser de façon extrêmement précise, dont il doit tenir compte dans ses priorités. Même si cela crée quelques petits conflits affectifs qui sont, au fond, salubres. D’autant que souvent la situation de l’accompagnateur est dramatique parce que, par définition, vu ce qui se passe dans le monde actuel, il n’y a pas assez d’accompagnateurs par rapport au nombre de gens qui demandent à être accompagnés.
Q.- A quel rythme faut-il proposer l’accompagnement ?
H.M.- Une fois par mois, une fois par trimestre, cela peut suffire. Mais autre est la demande de quelqu’un qui est entré dans l’univers spirituel, tel que le décrit le mystique, c’est-à-dire avec un certain nombre de paroles, un certain nombre de motions de Dieu à l’intérieur...
Je dirai que chez les commençants il faut environ les voir toutes les trois semaines, tous les mois ; chez les gens déjà très, très avertis cela peut être plus espacé.
Mais quelqu’un qui commence, il faut le voir assez fréquemment, une heure, une heure et demie. En étant attentif au piège de l’oralité : nous sommes en face d’une génération qui sait très bien parler, mieux qu’écrire, et elle est très à l’aise, ce qui peut être un piège.
Quand on est dans cet univers-là et qu’on veut vraiment se faire un peu découvrir par un autre selon Dieu, on est piégé par la facilité de l’oral : on parle de choses et d’autres et on met des accentuations dont on s’aperçoit après coup que ce n’était pas tout à fait celles-là qu’il fallait mettre étant donné le peu de temps.
Il faut partir de ce problème de la ressource "temps" limitée. J’ai fait cette expérience que les gens qui sont capables d’écrire, à partir d’une grille qu’on leur donne, un peu ce qui leur arrive, vont plus loin. D’abord parce que le fait d’écrire chaque jour oblige avant la rencontre à voir un peu ce qui se passe, à prendre une distance par rapport à sa propre vie et à pondérer ce qu’on va dire, à discerner l’essentiel.
C’est une façon de se donner à autrui beaucoup plus exigeante et c’est aussi une manière de faire un acte de confiance et donc de foi peut être plus grand que la parole, qui à la fois révèle mais aussi peut masquer.