Pèlerin de son propre coeur


Père Jean de la Croix,
abbé de l’abbaye de LANDEVENNEC (Finistère)

"Ecoute bien mon fils... incline l’oreille de ton cœur..." nous dit St Benoît dans les premiers mots de sa Règle. Ecoute la voix de ce Dieu vivant qui te parle au plus profond de toi-même. Il t’a séduit pour te conduire au désert et naître à une vie nouvelle...
Un chemin spirituel que le Père Jean de la Croix connaît bien de l’intérieur, en témoin de LA VIE RELIGIEUSE MONASTIQUE.

Le Verbe s’est fait chair, les yeux de l’homme ont vu la lumière de Dieu et, dans son mystère pascal, le Christ reste, jusqu’à la fin du monde, cette lumière indispensable à la vie, à la liberté, au salut de tout homme.

En Jésus, mort et ressuscité, tout homme peut et devrait pouvoir rencontrer Celui que Dieu, dans sa tendresse et dans sa miséricorde, lui propose comme unique chemin de vérité. L’homme - et le monde aussi - ne s’accomplira que dans la Pâque du Christ après avoir vaincu en lui-même toutes les forces de ténèbres et de mort qui semblent vouloir le séparer à jamais de cette vie dont il porte en lui une mystérieuse et tenace nostalgie.

Il y a des lumières fulgurantes qui, tel l’éclair dans la nuit, bouleversent nos vies, les font craquer et les retournent. Elles ouvrent aux radicales conversions et à la totale et immédiate soumission au dessein de Dieu. Elles exigent aussi ces ruptures décisives qui rendront à nos cœurs éblouis et saisis le courage de franchir la porte étroite, et la liberté de consentir sans retard à l’irrésistible de cette rencontre.

C’est l’expérience de Paul sur le chemin de Damas, d’Antoine le père des moines et de tant d’autres au cours des siècles. L’appel du Christ, son "viens, suis-moi", une fois encore, est le plus fort et saisit à jamais un cœur, un esprit et toute une vie pour un amour, pour une fidélité, pour une mission qui seront la réponse de chaque jour aux exigences et à l’inouï de la première rencontre.

Il y a d’autres lumières et d’autres appels, aussi forts puisque toujours, il s’agit de suivre le Christ en son obéissance et en sa pâque, mais qui auront à pénétrer nos vies plus lentement, dans la douce insistance d’un amour aussi fidèle que tenace. Les appels du Christ et ses chemins sont imprévisibles ; il y a tant de manières de le rencontrer et de le suivre. La vocation de Pierre n’est pas celle de Jean, la réponse de Nicodème n’est pas celle de Zachée. Toujours, cependant, le Christ seul a l’initiative de la rencontre ; il "vient" mystérieusement et irrésistiblement séduire le cœur d’un homme pour l’ouvrir à l’inouï de sa présence, à l’absolu de son amour.

Celui qui vient au monastère par le chemin que Dieu lui donne a déjà fait cette expérience de la rencontre du Christ. Il arrive, saisi par un appel qui occupe en son cœur une place telle qu’il a consenti à partir, à tout quitter. Ce premier pas n’est jamais facile et, souvent, il est vécu dans la gravité du sacrifice plus que dans l’exultation d’un bonheur de circonstance. Le postulant arrive fort de son expérience et aussi avec des idées, des convictions et de grands désirs. Au plus profond de lui-même il se présente surtout comme un pauvre avec ses appréhensions et ses incertitudes. Il n’est que pèlerin et mendiant d’absolu et il pressent qu’il aura à le devenir toujours plus, par des chemins qui ne seront pas les siens mais ceux de Celui qui le premier l’a appelé, avec des frères qu’il n’a pas choisis et qui eux-mêmes le reçoivent dans la foi. A l’école enfin d’une tradition et d’une expérience toujours vivantes qui exigeront de lui cette obéissance du cœur et de l’esprit indispensable à l’authenticité de sa réponse et de son amour.

La médiation de la Règle

Il vient, ce nouveau frère, pour suivre le Seigneur et pour découvrir, dans la prière tout particulièrement, les chemins qui le mèneront jusqu’à Lui, jusqu’à cette intimité de présence et d’amour qui justifie, dès maintenant, les ruptures qu’impliquent sa réponse et l’aventure qui commence. Mais de la Règle, de son message spirituel, de ses institutions et de ses observances concrètes il ne connaît rien. La rencontre du Seigneur : oui, mais celle d’une Règle !

Il n’y était nullement préparé et il faudra toute la durée du noviciat et au-delà encore, ainsi que la sage pédagogie du Père Maître et du Père Abbé et les convictions saines et fortes de toute la communauté, pour qu’il vive, en vérité, cette rencontre non prévue. Cependant, c’est par la découverte de la Règle comme parole de vie pour lui que sa vocation personnelle se confirmera dans la clarté et la paix. Il devra y trouver les lumières et les certitudes qui authentifieront pour lui l’appel de Dieu.

C’est une étape nécessaire, un passage incontournable. A condition de bien comprendre que la Règle n’a pas mission d’offrir une sécurité à bon marché, un cadre qui aurait tout prévu et qui n’exigerait, en définitive, que cette soumission toute extérieure et tellement facile, incapable cependant de le conduire en vérité à cette obéissance du cœur, seule réponse que le Seigneur attend, la seule qui soit digne de lui et de son appel. C’est dans la liberté qu’exprime l’obéissance qu’est possible la communion d’amour.

Si le novice ne découvrait pas la Règle comme itinéraire de liberté, aussi bien pour la vie fraternelle que pour la recherche de Dieu, jamais le jeune frère ne se découvrirait lui-même comme celui qu’un Autre, le Seigneur, conduit et ramène à la vraie liberté qui n’est ni l’indépendance, ni la fausse suffisance des jugements et de la volonté propres. C’est par elle, cette Règle que l’Eglise lui propose, qu’il pourra se trouver lui-même dans la réponse de son obéissance.

On n’entre pas au monastère pour faire ceci ou cela, pour accomplir de grandes choses ou de grands rêves, mais pour consentir à la seule rencontre de Celui qui, en nous, veut tout conformer au grand dessein d’amour qu’il a sur nous et sur le monde. Que soit réalisée en nous son oeuvre de création et de rédemption ; que soit parfaitement accomplie en nous toute sa volonté ; que le Christ vienne dire encore et vivre en nous : "Père, non pas ce que je veux mais ce que Tu veux". Il n’y a pas d’autre mystique que celle-là : "que Ta volonté soit faite". Tout le reste n’est qu’illusion.

Mais cette volonté de Dieu, au monastère comme dans l’économie chrétienne, ne se réalisé jamais dans une obéissance qui refuserait le jeu complexe et nécessaire des médiations humaines. Une obéissance qui se voudrait directement reliée à Dieu serait encore une illusion - voire un dangereux illuminisme - et ne conduirait, humainement et spirituellement, qu’à l’échec et à l’impasse. Venu pour Dieu seul, le novice va découvrir comme itinéraire exigé par Dieu-même l’obéissance à son Abbé, à ses frères et à sa communauté. Comme le demande St Benoît, il ne deviendra vraiment moine qu’en vivant "sous une Règle et un Abbé".

Il vient donc pour cette vie ainsi définie, non celle qu’il aurait choisie par préférence spontanée, mais celle qui lui est donnée et où, désormais, il ne devra "rien préférer à l’amour du Christ". Cette préférence que St Benoît veut pour son disciple constituera l’engagement de toute une vie, mais repris chaque jour dans la fidélité et l’espérance. C’est une conversion pour le Christ seul pour toujours et chaque jour !

Mené au désert

Cette préférence qui va se concrétiser dans la vie de prière, de travail, d’étude, de relations fraternelles, ouvre ce sillon d’Evangile où, pour porter du fruit à la gloire de Dieu, c’est tout son être - cœur, esprit et corps - qu’il faut enfouir. Une préférence enfin qui mène au désert pour le rude combat contre soi-même et contre l’insidieuse et tenace tendance du retour en arrière et du découragement.
Coupé de ses relations antérieures, de ses activités professionnelles ou autres, de son cadre de vie et de toutes les possibilités offertes normalement à celui qui aime la vie et les rencontres, privé aussi d’un certain nombre d’engagements et des diverses responsabilités qui structuraient sa vie personnelle, le novice entre directement dans l’expérience d’un désert et d’un vide qu’il avait prévus, bien sûr, mais dont la dure réalité déborde toujours les limites qu’il avait plus ou moins imaginées. Il avait consenti avec une très réelle générosité à quitter des personnes, des activités et des lieux ; pour le Seigneur il quittait tout ce qu’il aimait et voici que, dans un silence et un vide qui le déconcertent profondément, il se trouve dans une situation totalement imprévue qui ne lui permet pas d’éviter un face à face avec lui-même et une confrontation avec les autres qui constituent la première et décisive épreuve au tout début de son cheminement spirituel.

Il venait pour répondre à l’appel de son Seigneur, avec un grand désir de le suivre, de le connaître, de le rencontrer, de le trouver comme l’unique et merveilleux trésor de toute sa vie, et voici qu’il semble s’être perdu lui-même. Il était et il n’est plus parce que, tout d’un coup, il réalise qu’il n’est pas ce qu’il croyait être. Il se découvre, dans ses réactions comme dans sa perception profonde, tellement différent de ce qu’il croyait savoir de lui-même qu’il lui arrive de perdre pied devant l’étranger qu’il est à lui-même. Epreuve décapante, souvent très humiliante et qui peut durer longtemps. Elle sera purifiante et libérante si le novice sait, dans l’ouverture du cœur au père spirituel, dire un peu mieux ce qu’il est véritablement car il faut arriver à cette confiance et à cette "confession" de son identité propre mieux reconnue et acceptée avant de pouvoir décider d’un engagement définitif.

Celui qui, par peur ou pusillanimité, ne consent pas à se perdre ne pourra pas rester au monastère. Il fuira sans attendre ce désert qui le mène aux frontières de l’angoisse ou de la révolte contre lui-même, contre les autres et, parfois même, contre Dieu. Il ne pourra pas rester non plus celui qui, plus ou moins consciemment, voudrait éviter ce redoutable affrontement avec lui-même, cette découverte désagréable et brutale de l’autre qui l’habite, en se repliant sur un infantilisme de soumission, de ferveur et de piété qui pourra faire illusion quelque temps mais dont les jours seront vite comptés. Cette fuite par régression psychologique se discerne d’ailleurs assez vite, une personnalité qui se désagrège ne peut tenir longtemps.

Une identité nouvelle

La découverte de soi-même doit peu à peu devenir apaisante et rassurante ; elle seule, en effet, ouvre aux grandes possibilités de cette vie pleine et libre que le Christ promet à ceux qui le suivent en disciples vrais et humbles. Naître à sa propre identité en trouvant aussi le juste rapport aux événements de la vie communautaire, la juste relation avec chacun des frères et, aussi, avec la vie propre de la communauté est un critère incontournable pour le discernement d’une vocation. Celui qui, dans le jeu des médiations fraternelles et dans l’obéissance à ceux qui ont autorité sur lui, entre bien dans l’identité nouvelle et vivante qu’il se découvre, peu à peu se révèle alors comme un frère capable de s’engager dans l’inévitable combat spirituel et dans un service responsable de ses frères et de sa communauté : ayant trouvé son identité et sa place, il peut rester car il pourra durer dans la suite du Christ et le service des frères.

L’expérience révèle donc très clairement qu’il faut être fermement et fortement soi-même pour s’engager à la suite du Christ, pour se donner effectivement dans une obéissance, un amour et une joie signes d’une authentique liberté humaine et spirituelle. Les autres épreuves et purifications viendront plus tard, ce sera le combat de toute fidélité dans le célibat, dans la prière. Il faudra toute une vie pour devenir ce disciple pauvre de tout, et de lui-même surtout, que le Seigneur attend pour le combler, en espérance de la vie même de son Royaume.

Cet ajustement progressif à la volonté de Dieu vécu dans l’obéissance, dans les nombreuses médiations fraternelles et dans le service quotidien de sa communauté conduit peu à peu le novice à ce centre de lui-même qui est la terre promise où Dieu l’attend. Il y aura, auparavant, l’expérience inévitable d’un long exode, cette route dans nos déserts et dans les nuits de la foi, ce beau chemin d’humilité que la Règle nous offre et qui mène très sûrement jusqu’aux sommets de la contemplation. Revenir vers Dieu par le chemin de l’obéissance, communier à la vie-même de Dieu en gravissant peu à peu les degrés de l’échelle de l’humilité : ces deux moments expriment toute la mystique de St Benoît, à condition de bien saisir que c’est en soi-même qu’il faut descendre et revenir si l’on veut, un jour, pouvoir se désaltérer à la source cachée de la Présence et de l’amour. Tel est le vrai désert qu’il faut trouver et traverser car, "en cette nudité, l’esprit trouve sa quiétude et son repos parce que, ne convoitant rien, rien ne le fatigue vers le haut et rien ne l’opprime vers le bas parce qu’il est dans le centre de son humilité" (St Jean de la Croix, Montée du Carmel, I,13).

En effet, avant d’être pèlerin de Dieu le moine doit toujours devenir pèlerin de son propre cœur pour exister en vérité, tout saisi par la Parole de son appel, tout offert dans la réponse qui le rassemble et le recueille. Pour demeurer en Dieu et pour que Dieu demeure en lui il lui faudra revenir à lui-même et habiter enfin sa propre demeure. En effet, si nous ne sommes jamais là, hôte silencieux de notre intimité profonde, nous ne serons qu’ailleurs et absents, nous ne serons pas du tout. Or comment devenir soi-même si l’on n’est jamais en soi-même ?

S’il faut, de toute urgence, retrouver cet espace intérieur, c’est parce qu’il faut beaucoup de place pour s’accueillir soi-même - ce qui n’a rien à voir avec la complaisance et l’égoïsme - et Dieu et l’autre quel qu’il soit. En effet, tant que nous ne serons pas pour nous-même comme pour notre frère un espace de paix intérieure, une demeure libre et accueillante nous n’aurons pas encore commencé à exister et à vivre ; la vie, en nous comme entre nous, resterait alors de l’ordre de l’impossible. Il faut que cette demeure advienne en nous pour que Dieu puisse en être l’hôte silencieux mais infiniment présent.

Entendre un appel

Il n’y a de liberté vraie que dans l’accueil d’un appel et dans la réponse qu’on lui donne. Encore faut-il l’entendre, cet appel, quand Celui qui nous l’adresse ne dit jamais qu’une Parole, son Verbe éternel, dans l’insondable silence de son amour. Le novice vient aussi pour ce silence mais, pour l’entendre, il lui faudra apaiser peu à peu tous les bruits intérieurs qui détruisent son propre cœur et le dispersent aux mille rumeurs qui l’envahissent. Que de patience lui faudra-t-il pour retrouver cet espace du dedans et pour creuser, au plus profond de lui-même, le sanctuaire du silence et du recueillement !

L’obéissance, le silence : ces grandes valeurs de la tradition spirituelle de l’Eglise, le novice va les apprendre et y entrer peu à peu en devenant en vérité frère de ses frères, membre à part entière de sa communauté qui a son visage, son histoire, son lieu, sa prière, son travail et son accueil. Dans sa grande sagesse, la Règle ne sépare jamais la mystique et la vie concrète, elle les ordonne et les relie dans l’harmonie. Il est sûr qu’il n’entrera jamais dans l’intimité de son Dieu et jamais n’habitera son propre cœur celui qui, par maladresse ou par péché, resterait à l’extérieur de sa communauté.

Or, quand viendra l’heure du plein engagement à la suite du Christ, c’est par un vœu de stabilité que le jeune frère dira son oui de toujours à Dieu, un vœu qui le consacrera jusqu’à la mort à cette maison de Dieu - domus Dei dit la Règle - qu’est le monastère. D’où, essentiel, pour lui, d’y découvrir sa vraie place afin de lui donner, sans mesure, le meilleur de sa réponse, de sa fidélité, de son amour.

Découvrir sa vocation c’est, pour le moine comme pour tout homme, trouver sa vraie demeure, sa maison de Dieu. Il n’y épanouira sa liberté filiale qu’en y plantant ses racines les plus secrètes, qu’en y demeurant de toute la force de son endurance et de ses fidélités, qu’en s’y fixant dans la charité, le roc de sa véritable et définitive stabilité.

L’esclave n’est qu’un étranger, seul le fils demeure à jamais dans la maison du Père. Fils et libre, le moine l’est déjà par son baptême et le don de l’Esprit, mais il a encore à le devenir à la suite du Christ dans le monastère où il apprendra, à la lumière de la Règle et à son école, comment servir Dieu et ses frères.

La Règle vécue dans la communion fraternelle lui montrera par quels chemins d’Evangile il ira jusqu’au bout de son appel. C’est alors, dans cette maison de Dieu devenue aussi la sienne, qu’il apprendra à unifier son cœur et à l’habiter, à servir ses frères dans les humbles tâches de la vie quotidienne et à entrer peu à peu dans le silence et l’unité du Dieu qui l’attend dans la douce patience de son amour de Père. L’ordre des chapitres de la Règle est à lui seul très éclairant : Chapitre IV : les instruments de bonnes oeuvres ; V : l’obéissance ; VI : le silence ; VII : l’humilité ; IX et suivants : la prière.

Pèlerin de son propre cœur

Prier son Seigneur c’est donc revenir, dans l’obéissance, le silence
et l’humilité, vers le plus profond de soi-même, c’est redevenir, en toute pureté, le sanctuaire de la parole et le temple de l’Esprit.

URS VON BALTHASAR l’exprime ainsi :
"L’homme est l’être qui est créé comme auditeur de la Parole et qui s’élève à sa dignité propre par sa réponse à la Parole. Il est, en ce qu’il a de plus intime, pensé comme faisant partie d’un dialogue."
(Prière contemplative, p.13).

Or, qu’est donc la prière, sinon le dialogue entre ce Dieu qui a pour chacun une Parole de vie et d’amour et l’homme qui n’a de vie, de liberté et de dignité que dans sa réponse la plus personnelle à cette Parole d’authentique création ? C’est en ce centre de l’homme que l’Esprit lui-même vient accueillir la Parole de dialogue et de vie pour donner lui-même, en un murmure ineffable, la réponse que Dieu attend : notre prière d’enfant de Dieu.

C’est en cette prière que nous retrouvons l’accès à notre espace du dedans vers lequel il nous faut toujours revenir pour y vivre libéré de nos limites et de nos peurs, libéré du péché et de nous-même, prêt à rencontrer et à retrouver le Seigneur comme l’hôte permanent et secret de notre cœur, ce Dieu qui, en Jésus-Christ, s’est fait homme pour demeurer parmi nous et pour que l’homme recréé dans la pâque du Christ soit désormais pour son Dieu une demeure de lumière et de paix dans la douceur de l’Esprit.

C’est ainsi que, dans sa quête de Dieu, le moine, comme tout chrétien qui s’avance au chemin de la prière, devient pèlerin de son propre cœur afin de chanter en toute vérité et dans la joie les psaumes de l’hôte de Yahvé. Oui "un jour dans tes parvis en vaut plus que mille", car lorsque j’habite ta maison c’est Toi-même qui habite en moi.

Au souffle de l’Esprit et dans la lumière de la Parole, comme au premier jour de création, le cœur s’éveille et s’embrase. Alors, dans la douceur d’une prière qui se prolonge sans effort, le moine peut contempler jusqu’où le conduisent l’appel et l’amour de son Dieu et en quel centre secret de lui-même Dieu veut l’habiter. C’est là, en ce silencieux dialogue de l’amour offert et rendu, qu’il rencontre son Dieu. Et ainsi, de demeures en demeures, du silence à la communion, le moine entre peu à peu dans la plénitude évangélique de la prière et dans la plénitude ecclésiale de sa vocation.

"Maison de Dieu", le monastère est ainsi le déjà-là du Royaume mais il est aussi la maison du passage et de l’exode vers le Royaume encore à venir. Chaque moine doit vivre cette pâque de vie, mais c’est aussi dans la communion fraternelle qu’il l’accomplira en vérité ; dans la solitude et la communion, inséparablement, sûr comme la Règle le lui promet qu’un jour, Dieu le protégeant - Deo protegente - il parviendra – pervenies -. Tels sont, admirables, les derniers mots de la Règle. Ils concernent, très personnellement, chacun des frères, mais ne sont-ils pas aussi une devise possible pour tout un peuple en marche ? Le monastère, en effet, ne serait plus une maison de Dieu si le moine pouvait s’y installer en oubliant ses frères, ainsi que la pauvreté de cœur et d’esprit qu’il doit garder pour rester jusqu’au bout pèlerin et mendiant de Dieu. Tel est le chant de St Augustin au Livre des Confessions :

"Le don qui vient de Toi nous enflamme
et nous invite à monter ;
Il nous embrase et nous avançons.
Nous montons les montées qui sont dans notre cœur
et nous chantons le cantique des degrés.
Ton feu nous embrase et nous avançons ;
Nous montons vers la paix de Jérusalem.
O ma joie quand on m’a dit : allons à la maison du Seigneur".
(Conf. 13.9.10)

Il a fallu partir, s’arracher : "quitte ton pays" disait le Seigneur à Abraham. L’homme ne pourra jamais, s’il veut répondre à l’appel de Dieu, s’installer dans le fragile confort de la médiocrité. Chaque jour il doit redevenir le pèlerin de sa propre vérité, de la lumière et de la liberté. Il doit rester fils d’Abraham, nomade des grands espaces intérieurs. Nomade par appel de Dieu qui le conduit au désert pour lui révéler, comme en offrande, le Nom unique et merveilleux, source très pure de vie et de joie pour le serviteur qui écoute et qui répond.

Partir au désert, ce qui n’est pas déserter. Les ruptures qu’exige notre réponse à l’appel de Dieu n’ont d’autre fin que de nous libérer des forces centrifuges qui nous exilent de nous-même et nous séparent des frères. Tant de séductions captivent le cœur et l’esprit : comment retrouver, sans y renoncer fermement, les chemins vers le dedans où l’homme, aujourd’hui comme hier, rejoint sa véritable identité ? En sa profonde et pleine vérité l’être humain est un, non dispersé mais rassemblé, non divisé mais recueilli ; il est "monos", il est moine.

Par vocation, le moine n’a d’autre mission que la recherche de Dieu, dans un exode de chaque jour, il lui faut passer par l’expérience douloureuse et purifiante du désert, de l’absence et de la nuit pour aborder un jour à la terre promise de la Présence et de lumière. Il apprend ainsi, uni par sa patience à la Passion du Christ, ce qu’il en coûte de suivre son Seigneur sur les chemins de l’Evangile et, sur cette route qui si souvent paraît longue, le combat et la tentation, la chute et l’échec ne l’épargneront pas.
Mais s’il avance malgré tout et s’il tient dans une fidélité toujours fragile c’est parce qu’un grand désir le pousse et le presse : témoigner au cœur de l’Eglise et à la face du monde que l’homme ne peut exister véritablement, qu’il ne peut vivre heureux et libre qu’en accueillant au plus intime de lui-même Celui qui l’appelle et l’envoie, Dieu-même qui lui offre sa présence, son amour et sa mystérieuse pauvreté pour les offrir au monde entier et les partager, dans le silence du cœur, avec tous les hommes ses frères.

P.S. Je renvoie volontiers à un article que j’ai beaucoup apprécié : "L’EXPERIENCE d’UN NOVICIAT JESUITE" du Père A. Demoustier - Etudes, décembre 1983, pp.683-692.