Des jeunes dans la vie monastique


Frère Bernard,
maître des novices à l’abbaye de LA PIERRE QUI VIRE

Le Frère Bernard nous partage son expérience de maître des novices à l’abbaye bénédictine de LA PIERRE QUI VIRE.

 

Quand on a à parler des jeunes qui se présentent et persévèrent dans la vie monastique aujourd’hui, on voudrait d’emblée se prémunir contre un double défaut :

- d’abord celui de parler des jeunes en général, alors qu’on ne peut faire état que d’un nombre bien limité d’entre eux, comme si cette généralisation était légitime, comme si à l’évidence les jeunes n’étaient pas très divers, au point que chaque fois que l’on avance quelque chose pour les caractériser, il faudrait ajouter qu’elle ne convient guère pour certains d’entre eux que l’on connaît. Mais la généralisation n’est-elle pas aussi le risque obligé de tout discours ?

- le deuxième défaut consiste à parler de la vie monastique comme on parlerait de la vie franciscaine ou dominicaine. Ce qui existe en fait ce sont des monastères, chacun d’eux étant particularisé par son lieu, son histoire, ses relations présentes, ses activités, la communauté qui le constitue aujourd’hui, et en fin de compte une certaine lecture de la Règle de Saint Benoît.

En conséquence ce témoignage ne pourra être que très limité. Il sera celui d’une communauté. Pourtant s’il est vrai, il a quelque chance de rejoindre dans leur vérité d’autres témoignages émanant d’autres lieux d’Eglise.

Je situerai d’abord ma communauté monastique. Elle est nombreuse : environ 90 moines sur place. Elle est marquée par la personnalité de son fondateur, le Père MUARD (1809-1854), d’abord curé de paroisse puis missionnaire diocésain, enfin seulement quatre ans avant sa mort supérieur d’un monastère sous la règle de St Benoît, en plein cœur du Morvan. On conçoit que cette communauté ait mis du temps à trouver sa place dans une congrégation bénédictine.

Ma communauté est marquée par une histoire jalonnée de fondations monastiques, d’abord en France, puis hors de France, et plus précisément dans le Tiers-Monde depuis un demi-siècle. De ce fait elle a un réseau de relations assez internationales, en particulier en direction du Viêt-Nam, du Cambodge, de Madagascar, du Congo. Sur place nous avons en permanence un certain nombre de frères étrangers. Parmi eux plusieurs Africains. Nous avons aussi souvent des frères malgaches.

Ma communauté est reliée assez étroitement depuis le Concile avec l’Eglise locale. Plusieurs frères participent à différents Conseils et Commissions du diocèse.

Enfin elle accueille largement : plus de 5 000 personnes par an pour un séjour de deux à trois journées de moyenne ; parmi ces hôtes, environ 2 000 jeunes appartenant pour la plupart au monde scolaire et universitaire, venant en groupes ou individuellement.

Une communauté reçoit-elle des jeunes à son image ? La vocation a un côté mystérieux qui échappe largement aux calculs humains, et l’intéressé n’est pas toujours en mesure de dire de façon précise pourquoi son choix s’est porté sur telle communauté plutôt que sur telle autre. Sans doute pressent-il que c’est en ce lieu, dans cette Eglise monastique, parmi ces frères que le Seigneur l’attend, l’appelle à son service et veut faire de lui un vivant ?

Ce témoignage comportera trois parties :

- D’abord quelques chiffres permettant de préciser à partir de quoi et de qui il est possible de parler.

- Ensuite un aperçu sur les plus jeunes frères de ma communauté.

- Enfin, je reprendrai à mon compte les conclusions d’une récente session du Centre Sèvres sur "Jeunesse et vie religieuse" (17-18 mars 1987).

Quelques statistiques

l/ Actuellement le groupe du noviciat comprend onze frères entrés depuis moins de cinq ans au monastère : cinq novices d’âges respectifs :
22. 23, 25, 39 et 46 ans, et six profès temporaires d’âges respectifs
23. 25, 30, 39, 46 et 64 ans.

Première constatation : on entre à tout âge dans la vie monastique, et la jeunesse monastique ne coïncide pas nécessairement avec la jeunesse réelle. Déjà au noviciat les frères apprennent à vivre avec d’autres frères d’âges très différents.

2/ Sur place, la population totale du monastère, en comptant les novices et les profès temporaires, se répartit comme suit :

6 frères entre 20 et 30 ans   14 frères entre 50 et 60 ans
8 frères entre 30 et 40 ans   34 frères entre 60 et 70 ans
8 frères entre 40 et 50 ans   14 frères entre 70 et 80 ans
    4 frères ont plus de 80 ans

Dix frères ont moins de 35 ans. Si tous les âges sont représentés, les jeunes générations sont tout de même nettement minoritaires dans une communauté relativement âgée.

3/ Le tableau suivant donne de cinq ans en cinq ans deux chiffres : le premier indique le nombre de frères ayant commencé leur noviciat durant cette période ; le deuxième chiffre indique ceux d’entre eux qui ont accédé à la profession définitive.

de 1954 à 1958 : 24 et 19   de 1969 à 1973 : 7 et 3
de 1959 à 1963 : 23 et 11   de 1974 à 1978 : 10 et 4
de 1964 à 1968 : 18 et 5   de 1979 à 1983 : 10 et 2
    de 1984 à 1988 : 13

il reste les onze frères actuellement au noviciat.

Si l’on tient compte du fait que l’accession au noviciat est aujourd’hui plus lente (stage préalable au postulat, ce qui ne se faisait pas autrefois ; postulat de six mois, alors qu’il n’était que d’un mois il y a dix ou quinze ans), qu’elle devrait en conséquence davantage "filtrer" les vocations, force est de constater que par rapport au passé un nombre beaucoup plus important de jeunes s’engageant dans la vie monastique ne va pas jusqu’à la profession définitive. Nous y reviendrons.

Un aperçu sur les jeunes frères de ma communauté

Je refais miennes les précautions de langage que j’indiquais au début. Ceci posé et sans prétendre vouloir tout dire, ni surtout apporter toutes les nuances nécessaires, il me semble que l’on peut avancer ce qui suit pour caractériser les dix frères de ma communauté qui ont moins de 35 ans, mais aussi ces jeunes qui, depuis quelques années, ont mené un temps la vie monastique et sont repartis.

Ils appartiennent à un monde éclaté : affaiblissement des points de repère et perte du sens de la vie, affaiblissement et parfois disparition de la structure familiale, pluralisme culturel et éthique largement étalé, une foi difficile à vivre dans un monde très sécularisé, etc. C’est notre monde, mais ces jeunes y ont grandi. Ils en portent davantage les fragilités, quelles que soient par ailleurs leurs origines sociale ou familiale.

Ils entrent minoritairement dans une communauté relativement âgée et rien ne laisse prévoir que la situation changera beaucoup dans un avenir proche. Malgré ce qu’on entend dire parfois, dans la plupart des communautés monastiques le recrutement est actuellement lent et précaire, parfois nul. De ce fait les jeunes qui entrent font le pari difficile qu’ils seront accueillis pour ce qu’ils sont. La communauté, si elle a la tâche de leur transmettre la vie monastique, se doit aussi d’être à leur écoute et de leur donner la part de paroles et de responsabilités à laquelle leur génération a droit. Il y va de l’avenir même de la communauté.

Ces Jeunes sont eux-mêmes très divers. Malgré le grand désir de communion et d’amitié qui les habite, ils peuvent constater qu’il leur est difficile de dialoguer entre eux, a fortiori de vivre ensemble et de s’aimer. C’est pourtant le beau pari évangélique d’une communauté religieuse. Le dialogue sera parfois plus facile avec des frères plus âgés qu’avec des contemporains. Il faut aussi ajouter que des jeunes trop isolés au milieu d’une communauté nettement plus âgée, peuvent difficilement persévérer s’il n’y a pas d’autres jeunes avec eux.

Grandis dans une société sans père, "adolescentrique", selon l’expression du Père ANATRELLA (c’est-à-dire tout a la fois adultes et adolescents), ils ont un besoin évident de rencontrer des adultes dont les discours sont en cohérence avec la vie et qui acceptent de rester eux-mêmes dans leurs différences face à eux. Les anciens de ma communauté (les frères ayant 70 ans et plus) jouent un rôle précieux par rapport aux jeunes frères. S’ils sont hommes de paix et de sagesse, ils sont les témoins de la fidélité de Dieu et les garants de la fidélité possible de l’homme ; leur présence vaut mieux que les discours. Le dialogue long et régulier avec le père spirituel me paraît avoir également une grande importance aujourd’hui, et l’âge n’est pas un handicap pour exercer une responsabilité de formation auprès des jeunes. Dans une session internoviciats, j’ai pu constater combien les maîtres et maîtresses des novices les plus âgés étaient parfois ceux auxquels les jeunes moines et moniales accordaient le plus facilement leur confiance.

Très souvent ces jeunes sont des convertis venus de la non-croyance ou d’un post-christianisme (autrement dit, après une première éducation chrétienne, ils ont à peu près abandonné toute référence à l’Eglise). Aussi la foi chrétienne découverte ou retrouvée a de quelque façon changé radicalement leur vie qui prend sens désormais à partir d’elle. Leur entrée dans la vie monastique est fréquemment en continuité évidente avec cette découverte éblouie de Jésus-Christ et de sa parole.

Au plan de la doctrine, en histoire, ils ont sûrement beaucoup à apprendre pour nuancer des jugements trop sommaires et acquérir le sens de l’Eglise. D’ailleurs ils ont le désir certain d’apprendre et d’entrer dans une tradition, même s’il faut beaucoup adapter la pédagogie à ce qu’ils sont en cette époque de crise de l’enseignement, et même s’ils ont la conviction qu’ils seront différents de leurs aînés.

Dans l’ensemble ils paraissent peu sensibles à l’ascèse pour elle-même. S’ils jeûnent ce sera surtout pour une cause déterminée. S’ils acceptent la pauvreté, ce sera plutôt pour être en solidarité avec les plus pauvres. La prière à des intentions précises est importante pour eux, et le groupe ACAT du monastère rassemble surtout des jeunes frères. Plus que leurs aînés ils ont le goût de la fête, le sens de la convivialité, le souci de la gratuité, car il leur paraît important de manifester la joie d’être ensemble.

Dans la même ligne, par rapport aux hommes de ma génération, ils semblent avoir moins le goût de l’effort, dont ils dénoncent assez vite les déviations possibles. Quant au travail manuel, en perçoivent-ils vraiment la dimension économique ?

Enfin, comme les statistiques l’indiquent éloquemment, bien des itinéraires monastiques de ces dernières années n’ont pas abouti à la profession perpétuelle. Qu’en sera-t-il de l’avenir ? Certains frères ont quitté le monastère pour s’orienter vers le ministère presbytéral, d’autres pour revenir à la vie laïque, sans exclure dans certains cas la possibilité de reprendre la vie monastique au bout de quelques années d’expérience. Aujourd’hui les maturations sont plus lentes et les discernements plus difficiles. A chaque départ on peut se demander si la communauté et le maître des novices ont suffisamment su accueillir, donner leurs chances à ceux qui se présentaient, faire confiance. Dieu seul est juge en définitive.

Cinq traits caractéristiques de la vocation religieuse

Comme je le signalais plus haut, je vais reprendre ici ce que le Père Jean DRAVET, s.j., disait de la vocation religieuse dans sa conférence de conclusion à la session du Centre-Sèvres sur "Jeunesse et vie religieuse" de mars 1987 (1). Cette session concernait presque exclusivement la vie religieuse apostolique, et le Père DRAVET en finale parlait des jeunes en route vers la vie religieuse, donc avant leur entrée. Or il se trouve que cette analyse venue d’un autre horizon ecclésial, me semble caractériser assez exactement l’itinéraire des jeunes frères au sein de ma communauté. En reprenant les cinq points du Père DRAVET, je redirai, mais à un autre niveau de profondeur, ce que j’ai écrit précédemment.

  1. Les jeunes qui entrent dans la vie religieuse sont attirés par une certaine manière de vivre à la suite du Christ qu’on peut caractériser, pour faire bref, par les mots de pauvreté, chasteté, obéissance. Il y a là une expérience fondatrice incontournable, fruit d’une lecture précise de l’Evangile, sans laquelle il n’y a pas de vie religieuse. C’est pour le Christ qu’on entrait hier et qu’on entre aujourd’hui dans la vie religieuse. Disant cela je n’exclus pas cependant que chaque époque a aussi sa manière de comprendre la suite du Christ. La nôtre insiste sans doute davantage sur la vie fraternelle et donne un sens renouvelé à la pauvreté évangélique.
  2. Ces jeunes ont aussi une vive perception de la détresse humaine.
    "L’approche du Dieu vivant ne tarde pas à leur faire découvrir la blessure radicale de leur être. Alors peut s’opérer une descente au plus profond d’eux-mêmes". Autrefois on disait qu’il fallait "désenchanter les novices", aujourd’hui le noviciat m’apparaît le plus souvent comme le temps de la crise où tout se déconstruit parfois de façon étonnante pour se reconstruire sur d’autres bases plus vraies, plus évangéliques.
  3. S’il en est ainsi, alors s’opère à un moment ou à un autre le passage par le point zéro, où plus rien n’a de sens sinon Jésus-Christ, le point zéro de l’inexistence sociale. La découverte ou la redécouverte de la foi a pu déjà être un point zéro. Mais il est rare qu’il n’y ait pas au cours du noviciat une expérience de cette sorte.
  4. A partir de ce point zéro, peut s’opérer une ouverture à l’universel. A partir du moment où le jeune religieux a su accepter les ruptures et renoncer à ses solidarités immédiates, il se rend apte progressivement à nouer des solidarités plus larges, à devenir frère universel. "Honorer tous les hommes" demande saint Benoît.
  5. Enfin la consécration religieuse, par ses vœux, par la fidélité qu’elle requiert, est perçue comme une démarche eucharistique, plus précisément un sacrifice eucharistique qui prend sens et devient possible dans le sacrifice pascal du Christ Jésus.

Si cette analyse est exacte et exprime l’itinéraire que parcourent souvent les jeunes religieux aujourd’hui, ne peut-on remarquer combien elle rejoint de façon étonnante l’échelle de l’humilité que propose saint Benoît dans sa Règle, où le moine est aussi invité à descendre au fond de lui-même et à passer par un point zéro où il s’identifie au publicain de l’Evangile, pour accéder à la charité qui bannit la crainte et à un amour du Christ qui habitera comme naturellement son cœur ? Les jeunes religieux seraient-ils aujourd’hui plus vite que leurs aînés confrontés à l’enjeu même de la vie religieuse ?

Autrefois la vie religieuse comme l’Eglise avait plus facilement sa raison sociale et sa place reconnue et légitimée. Elle se définissait volontiers en termes de tâches à accomplir, et dans le cas de la vie monastique en termes d’ascèse et de prières. Cela exigeait certes générosité, disponibilité et impliquait assez naturellement une certaine tendance au volontarisme.

Aujourd’hui, dans une société largement pluraliste et imprégnée d’athéisme pratique où l’Eglise n’a plus la façade sociale qu’elle présentait autrefois, la vie religieuse a quelque chose de plus radical à offrir à l’Eglise et au monde : témoigner que Dieu aime les hommes et que des hommes qui ne se sont pas choisis peuvent s’aimer comme des frères. Témoigner aussi d’une certaine sagesse, d’un genre de vie où le vivre et le vivre-avec a plus d’importance que le faire, où la gratuité retrouve sa place, face à une conception trop étroite du rendement et de l’utilitaire. Dans cette perspective le pauvre quel qu’il soit, a une place privilégiée pour signifier Jésus Christ et la folie de l’Evangile.

En conclusion faut-il se demander si les jeunes d’aujourd’hui sont plus ou moins avantagés que leurs aînés pour entrer et persévérer dans la vie religieuse ? Formulée ainsi, cette question est sans doute assez vaine. On peut penser par contre que les jeunes religieux sont sans doute plus représentatifs du monde d’où ils viennent, avec ses incertitudes et ses fragilités, mais aussi des valeurs qui se cherchent.
Leur tâche sera alors d’incarner la vie religieuse dans ce monde et pour ce monde afin de le contester certes, mais aussi de lui communiquer l’espérance dont il a besoin.

NOTES -----------------------------------------------------------

(1) Les conférences de cette session ont été publiées en cahier.
On peut se le procurer au Secrétariat du Centre-Sèvres, 35 rue de Sèvres, 75006 PARIS [ Retour au Texte ]