Une jeunesse aux prises avec Dieu


Henri-Jérôme GAGEY,
prêtre du diocèse de CRETEIL,
aumônier de J.O.C. / F et d’A.C.O.,
directeur au séminaire de l’Institut catholique de Paris

Envisager la vie des jeunes comme une page d’histoire sainte qui s’écrit maintenant. Un enjeu essentiel pour l’annonce de la foi, comme en témoigne cette conversation avec Henri-Jérôme GAGEY.
- Quels sont les jeunes que tu as l’habitude de rencontrer ?

Ce sont les jeunes des cités de banlieue sorties de terre ces cinquante dernières années et peuplées par les successives couches d’immigration venues d’abord des quatre coins de notre pays, puis des quatre coins de l’Europe, enfin des quatre coins de la planète. Mais cette impressionnante diversité d’origines, de races, de cultures et de religions compte finalement moins à mes yeux que ce trait qu’ils ont en commun d’avoir été arrachés au monde des traditions stables, dont leurs parents ou grands-parents avaient vécu avant d’avoir été plongés dans la société industrielle et la grande ville.

- Humainement qu’est-ce qui te frappes chez ces jeunes ? Partages-tu les analyses un peu pessimistes qui courent sur eux aujourd’hui et les décrivent comme fragiles et individualistes, indifférents ?

Individualistes ? Je ne sais pas trop si le terme est juste, surtout si, comme il est fréquent dans les milieux chrétiens on lui donne une coloration immédiatement morale. Expliquons-nous.

Il y a 25 ans, à l’aumônerie du lycée de la petite ville de province que je fréquentais je me souviens encore du sermon assez violent de notre aumônier sur le thème de notre individualisme : il s’en prenait, et sans doute pas complètement à tort, à notre manque d’intérêt pour les autres, à notre désir impatient de réussite individuelle, à notre peu de sens de la responsabilité à l’égard du monde et de son avenir, etc. De ce point de vue, les jeunes dont je porte le souci ne sont en principe ni plus ni moins individualistes que nous ne l’étions. Ce qui leur est propre, c’est davantage cette perte des traditions dont je parlais précédemment et qui leur donne une grande fragilité, ou, pour parler de manière plus positive, les condamne à une extrême solidité personnelle. J’en soulignerai plutôt cet aspect, mais il y en aurait bien d’autres en particulier au niveau des conditions matérielles d’existence et à celui de l’emploi.

La perte des points de repères, comme on dit : Si des gens qui ne sont pas des barbares (certains ne sont-ils pas tes amis, tes camarades de classe, tes voisins) vivent tout autrement que toi les grands événements qui font une existence (naissance, mariage, deuil), ont d’autres principes moraux, une autre religion que toi, alors - à moins de t’enfermer dans un ghetto - comment n’en viendrais-tu pas à dire que tout est relatif, d’une relativité sans absolu ? Quel critère fera le poids quand il te faudra orienter ta vie ?

La seule autorité qui demeure et peut servir de guide au moment où la personnalité se constitue sera celle de tes parents. Mais entre ici en considération l’affaiblissement de la structure familiale, qui correspond en gros à ce que les ethnologues appellent la disparition de la famille élargie : l’éloignement des oncles et des tantes, des grands-parents, a pour conséquence que si les parents sont pour une raison ou une autre défaillants dans leur tâche éducative, ou si leur couple s’est défait, il n’y a pas de relève et tu te retrouves vraiment seul.

Je trouve de ce point de vue très impressionnant de voir ces jeunes de 14 ou 15 ans sur les épaules de qui reposent les choix décisifs qui orienteront toute leur vie : travailler ou non en classe, se droguer ou non, savoir quel type de relation engager avec les jeunes de l’autre sexe, pratiquer "la fauche" ou non. Toutes sortes de décisions de ce type leurs reviennent avec en plus la charge d’avoir à les justifier devant ceux qui contestent leurs choix. Impossible pour eux de se reposer sur quelques évidences calmes, sur le fait que "c’est comme ça et pas autrement" parce que tout leur montre, dans la vie de leurs relations les plus proches et dans ce qu’ils voient à la télévision, que rien "n’est comme ça et pas autrement".

Voilà pourquoi je me méfie du terme "individualisme", il sonne comme un reproche moral. Cela dit il ne faudrait pas noircir le tableau. Ils ont des réserves de sincérité, un sens de leur responsabilité qui peuvent être impressionnants.

- Ce que l’on désigne sous le mot d’"authenticité" ?

Oui sans doute, mais tout le problème est de savoir à quelles conditions ce sera viable. Je pense à ce jeune portugais qui à 12 ans remplissait les formulaires de Sécurité Sociale, la feuille d’impôts de ses parents illettrés, et les aidaient à faire les comptes du ménage. C’est un poids terrible à porter. Et lui, sur qui pouvait-il compter pour être un peu porté ?

Sans aller jusque là, beaucoup de jeunes sont privés très tôt de leur enfance, de leur adolescence, de ce temps de maturation où tu peux chercher, faire "tes conneries", en sachant que de toute façon le monde tient, ne s’écroulera pas si tu en fais trop, parce qu’il te résiste, parce que tu trouves inévitablement à un moment ou à un autre, face à toi, des gens qui sont les témoins de cette solidité du monde, de cette résistance de la réalité.

- Outre cette fragilité, cette responsabilité précoce quant aux choix à faire dans la vie, observes-tu chez eux une sorte d’attentisme, d’indifférence diffuse par rapport à la vie, à l’avenir, comme s’ils semblaient convaincus que l’horizon était bouché ?

Notre génération, celle qui a entre 30 et 45 ans, pouvait dans sa belle jeunesse être en révolte contre un ordre stable et revendiquer son émancipation, on "contestait" disait-on. A présent que contester ? Contre quoi ou qui se révolter ? Alors ils sont en attente, oui c’est cela, en attente de qui dira d’une manière forte et qui fasse dans les faits ses preuves que le monde est solide, qu’il tient, que la vie est possible.

Il y a vingt ans, le responsable d’une réunion de jeunes qui attaquait de manière "non directive" dans le genre : "bon qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?" c’était le libérateur, le vrai chic type. Aujourd’hui tu peux être sûr qu’il est coulé d’avance et qu’à la prochaine réunion il n’aura personne

En ce sens, ils sont disponibles pour toutes sortes de propositions - et je crois bien davantage que nous ne l’étions -. Mais, attention ! cette disponibilité se double d’un grand scepticisme. Lors des premières rencontres auxquelles ils participent (J.0.C./F., aumônerie, etc.) j’ai toujours l’impression que ces jeunes regardent ceux qui les ont invités en se disant : "qu’ils proposent ce qu’ils ont en stock, on est là pour voir si c’est solide !".

Ils manquent de points de repères c’est sûr, on le dit de partout et sans se tromper, mais cela ne veut pas dire qu’ils manqueraient d’idéal, comme disent les hommes politiques qui croient qu’on peut injecter des idéaux comme des antibiotiques. C’est même le contraire, ils sont plutôt dramatiquement "évangéliques". Je m’explique : je ne connais pas de jeunes qui ne sachent avec une grande évidence que ce qu’il y a de mieux c’est de s’aimer les uns les autres et de se pardonner, et que toute personne mérite le respect.

- Une aspiration à un amour universel ?

Non pas exactement, c’est mieux que ça : l’exigence concrète de l’amour du prochain ressentie comme une exigence indiscutable. Je ne suis pas naïf, je sais que pour rejoindre cela en eux il faut avoir brisé une bonne carapace de cynisme, de dérision. Mais précisément ce n’est qu’une carapace, une défense, qui n’est pas utilisée par hasard, enfin pour rien, mais en raison d’un doute profond : "d’accord, s’aimer les uns les autres c’est ce qu’il y aurait de mieux, mais est-ce vraiment possible, et à quelles conditions ?"

Nous sommes devant ce redoutable paradoxe : c’est précisément au nom d’une compréhension très idéalisée de l’amour qu’on va critiquer sévèrement tous les points de repère donnés d’avance, toutes les traditions. Un exemple : le refus ou le doute à l’égard de l’institution du mariage ne signifie pas d’abord un affaiblissement d’un idéal de l’amour conjugal, c’est le contraire : le point de vue est aujourd’hui que si un amour vaut la peine c’est un amour éternel, fondé sur la sincérité des partenaires, et pas un contrat juridique, basé sur une institution sociale. Mais par voie de conséquences si le sentiment amoureux décroît, si le couple réel n’est pas à la hauteur de l’idéal, alors le maintien du lien conjugal paraîtra une concession hypocrite, conventionnelle à la tradition et pas comme un acte sincère !

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- Toutes tes appréciations ne demeurent-elles pas négatives ? N’y aurait-il pas des éléments plus positifs à souligner ?

Etre positif ou négatif, ça n’est vraiment pas le problème et en première ligne à cause de la capacité surprenante que tous les traits que je signale ont de s’inverser très brusquement.

Le plus grand idéalisme cède la place au cynisme le plus désabusé, l’exaltation à la déprime et toi, dans ton rôle d’éducateur tu n’y comprends plus rien. Autrement dit le difficile n’est pas de "soulever" l’enthousiasme dans de grands moments de générosité et d’espérance, mais de lester, d’ancrer des expériences fortes en sorte qu’elles fassent leurs preuves, dans la durée et dans l’épaisseur d’une vie... Et c’est ici que nous touchons le problème de 1’évangélisation. A vrai dire de deux façons :

- d’une part, en négatif, parce que nous butons dans notre "pédagogie religieuse" sur les difficultés que je viens d’évoquer et qui touchent tous les efforts éducatifs, religieux ou non ;

- mais d’autre part, en positif, parce que la foi au Dieu de Jésus-Christ est précisément l’assurance donnée que l’amour est plus qu’un beau sentiment ; non une éclaircie fugitive dans une existence effondrée, mais une réalité qui mérite confiance.

- Venons-en d’abord à la difficulté "pédagogique" telle que tu la -ressens.

A ma surprise l’expérience du ministère m’a fait découvrir que le plus dur n’était pas d’éveiller des jeunes, même originaires de familles incroyantes, à une certaine expérience de Dieu, mais de la construire, de l’enraciner durablement.

Tous ceux qui ont l’expérience de catéchuménat de jeunes, ou de jeunes adultes, dans notre genre de banlieue, savent cela. Dans le cadre d’un groupe ad hoc on parvient à créer un climat chaleureux de vérité, de confiance où les questions de fond d’une existence peuvent surgir. Dans ces conditions chacun peut dire que son existence lui est rendue en vérité, avec la possibilité de la déchiffrer comme une existence aux prises avec l’appel de l’amour, une existence qui tisse la trame d’un débat avec cet appel.

Dans ce contexte la lecture de l’Ancien Testament ou de l’Evangile est ce qui permet de discerner les enjeux profonds de ce débat, ceux que précisément l’on fuyait, on ne voulait pas regarder en face. Là, parmi des croyants qui partagent leur vie, prient et célèbrent, ma vie m’est révélée comme en débat avec Dieu, le mystère de mon existence, le feu qui m’appelle à vivre, qui réclame ma confiance et ma fidélité.

Mais ce qui devient très compliqué c’est le passage du groupe "chaud", "convivial", à une dimension d’Eglise plus large, dans ses pratiques habituelles. Là je me trouve plongé dans un univers qui m’est étranger, on ne parle plus avec mes mots, on ne chante plus sur ma musique, je ne m’y retrouve plus. Comprends-moi bien, je ne plaide pas ici pour une conception du rassemblement chrétien comme lieu de l’expression de soi, il s’agit du rassemblement où je suis appelé à me convertir. Mais comment me convertirais-je si je ne suis pas présent là, comme moi-même, avec tout ce qui me fait, ma manière de dire mes drames, mes aspirations, mes enthousiasmes et mes doutes, si le monde des chrétiens est celui d’une culture étrangère ?

- C’est toute la question de savoir comment les jeunes perçoivent l’Eglise...

Effectivement. Nous ne butons pas chez la plupart sur un anticléricalisme nourri d’un "souvenir" des méfaits de l’Eglise, de sa complicité avec les forces d’argent, etc., comme c’est le cas avec des adultes militants. Plus simplement, plus brutalement, l’Eglise apparaît comme une institution qui énonce sous des formes surannées des principes généraux qui sont trop beaux pour être vrais. Cela ne te touche pas, ça te laisse froid, tu ne te sens pas chez toi.

- Tu fais allusion ici à ce qui oppose la culture-jeune à la culture des adultes ?

Franchement, je ne sais pas très bien ce qu’il faut penser du thème d’une culture-jeune, entre autres parce qu’il conduit à faire comme s’il existait une jeunesse homogène, stabilisée... mais laissons là ce qui relève de débats spécialisés.

En revanche je suis frappé par la place que prennent aujourd’hui les chanteurs et leurs récitals pour des jeunes. On en a tous une image : la foule de jeunes ondule, la sono poussée à fond écrase les paroles, que tous pourtant connaissent, fredonnent avec le chanteur. Il se joue là quelque chose d’inédit, si l’on songe aux années soixante marquées par l’explosion de la vague "Yéyé". Les chanteurs alors étaient investis comme des idoles qu’on célébrait sur une musique très pauvre et des paroles inconsistantes. Aujourd’hui, outre l’incalculable progression en qualité des textes et musiques, le fait vraiment nouveau est que les chanteurs ne se vivent plus comme des idoles, mais, si l’on veut, comme des prêtres, témoin cette réponse de Renaud à un interview : "quand je vois tous les loubards allumer leur briquet pendant le concert, ça me fait penser à la messe, on ne forme plus qu’un grand pote". On ne célèbre plus le chanteur, proposé comme une idole au culte de foules, mais l’amour dans la manifestation que la musique lui offre, et dont le musicien est le prophète et le prêtre.

C’est vraiment très important, bien plus qu’un simple phénomène de mode : pour la jeunesse née dans le béton des grandes villes et qui ne reçoit plus rien de palpable des traditions rurales dont les anciens avaient, eux, reçu de quoi vivre, la musique de variétés contemporaine émerge comme un rituel, je ne crois pas le mot trop fort, par lequel on vient à la vie, et on reconstitue une identité défaite par d’innombrables épreuves.

En musique, l’amour vient non comme une idée ou un mot d’ordre, mais comme un événement que les chansons déploient en une multitude de drames par le moyen desquels chacun se voit offrir d’identifier le drame de sa propre existence, comme existence en proie à l’amour. Alors il devient possible de jouer sa vie sur l’horizon de cet amour qui sans cela resterait le mot trop usé d’un temps révolu.

On n’y prête pas assez d’attention. Ce n’est pas rien que Charlélie Couture ait organisé à la Bastille un concert contre la drogue ! Dans le même sens, Renaud, Karim Kacel doivent être comptés au nombre de ceux grâce auxquels la jeunesse des banlieues n’a pas sombré dans le nihilisme et une marginalisation mortelle, ou ne s’est pas laissée glisser dans les affrontements interethniques généralisés. Tous ceux qui comptent étaient sur le coup de Band-Aid, de SOS-Racisme. Le refrain des chanteurs sans frontières a été repris par des millions d’enfants "Loin du cœur et loin des yeux, l’Ethiopie meurt peu à peu..., rien qu’une chanson pour eux...". Qui dira ce que cela signifie "chanter pour eux", ou organiser des concerts pour Mandela, quand, à la différence des galas de charité, l’objectif n’est pas prioritairement de collecter des fonds, mais d’être là.

Etre là, mais pour renaître à quoi ? Qu’arrive-t-il alors de si fort qu’on puisse chanter ce refrain : "tout pour la musique", ou encore "danse pour le début du monde, chante pour tous ceux qui ont faim" ?

Il arrive que la vie t’es donnée : tu es soulevé, tu éprouves l’émotion qui donne à espérer, le sursaut de la tendresse qui renaît par delà la déception de tes enthousiasmes et les grincements de la dérision. Les flammes fragiles des briquets brandis font espérer dans un feu plus durable. Elles sont la promesse d’une aurore qui mettrait fin à tes nuits de galère. Il y a quelque chose de "biblique" de "psalmique" dans ces chants qui donnent à toute une jeunesse les mots pour dire ses drames et ses espoirs, avec toutes leurs ambiguïtés.

- Revenons-en alors à l’annonce de la foi. Dans ce contexte qu’est-ce qui te semble le plus urgent à promouvoir ?

Le premier problème me paraît toujours être de savoir si je suis capable d’envisager la vie de ces jeunes comme une vie "aux prises avec Dieu", qu’ils le sachent ou non. Tu connais la vieille objection : "avec tout le mal qui existe dans le monde, s’il y avait un Dieu...". Il fut un temps où je cherchais à répondre, comme si j’avais à "sauver" Dieu, à l’excuser. Aujourd’hui j’en viens plutôt à radicaliser la question, en demandant "à quel mal penses-tu précisément ?". Alors ils racontent, avec les mots qui leur sont donnés dans leur culture, "la faim dans le monde, les copains qui se droguent, le divorce des parents, le chômage, les handicapés". Ils racontent souvent longuement tout cela, le doute qui en ressort, la douleur ressentie à la vue de cette humanité qui, comme chante Michel Berger, "a dans le regard quelque chose qui fait mal".

C’est seulement après que "j’attaque" en demandant "cette douleur que tu ressens, cette révolte, est-ce une bonne ou une mauvaise douleur qu’il faut laisser monter, parce qu’elle réveille en toi quelque chose d’important, de vital ? N’est-elle pas en toi la voix d’un amour qui tient encore et appelle, même quand tout semble se dérober, et que tu devrais ne plus t’intéresser à rien ni à personne ?"

Dans ces moments-là si tu commences à parler de la souffrance et de la colère de Dieu, telles que la Bible les rapporte, et de la tentation des hommes d’Israël de lui fermer leur cœur, d’oublier, de détourner le regard, ça peut passer, parce que ce ne sont pas des Paroles d’un autre monde dans lequel il te faudrait entrer, mais les Paroles qui éclairent ton monde, ta vie.

- Tu penses en somme que la foi s’annonce par le moyen d’une sorte de relecture ?

Je n’aime pas le mot. Il suggère une vie pleine d’un sens qu’il suffirait de décrypter, et Dieu comme un nom qu’on donnerait à ce sens. Il s’agit davantage de "rejouer" sa vie en la parlant, de manière à en envisager la dynamique et les enjeux, en la confrontant et en l’éclairant à cette manière biblique de parler la vie comme une vie avec Dieu.

Dans cette ligne le premier problème est alors pour nous le suivant : parvenons-nous à envisager dans la foi, c’est-à-dire en confiance, sans réserve, sans doute ni dérision, la manière dont l’amour se dit aujourd’hui dans la jeunesse comme ce feu qui brûle et qui appelle à vivre, comme le mystère avec lequel elle se débat, auquel elle dit oui, elle dit non, avec toutes sortes d’ambiguïtés ?

Avons-nous une Eglise dans laquelle il leur soit possible de venir avec tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils portent, en sorte que le moment de l’écoute de la parole et de la célébration soit le moment où la question de sa vie soit posée à chacun ?

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- Mais plus profondément ne te heurtes-tu pas ici au relativisme ambiant, à ce sentiment de tolérance qui rend plus fragile la démarche du croyant aujourd’hui ?

Je me répète ! Ce serait une erreur de penser les jeunes générations imperméables à toute exigence morale, bref des "jouisseurs à courtes vues". Ils ne manquent pas d’idéaux, de valeurs comme on disait, mais il y a ce problème difficile de savoir comment les affirmer d’une manière juste. Confrontés comme nous le sommes tous, mais les jeunes dont nous parlons d’une manière très accentuée, à une situation de "pluralisme éthique", la première attitude n’est pas de tolérance, elle est davantage une attitude naïvement "dure" qui affirme sans les discuter les grands principes en fonction desquels chacun oriente sa vie et qui regarde de haut ceux qui vivent différemment.

Mais que devient l’affirmation des grands principes à partir du moment où tu fais l’expérience (et tout le monde la fait) de n’y être pas fidèle ? Si tu maintiens une attitude intransigeante tu deviens incapable d’un vrai dialogue parce qu’en fait ça ne te sert qu’à te justifier, à sauver la face ; et ton interlocuteur qui le sent très bien se durcit lui aussi, au lieu d’accepter d’interroger ses choix, de se remettre en cause, va exactement comme toi "bétonner à mort".

Alors il y a l’autre solution qui a toutes les apparences d’être plus satisfaisante, celle de la tolérance qui accueille et accepte tous les comportements, mais concrètement ça veut dire que tu ne réagis pas quand ce que tu crois important, vital, est foulé aux pieds. Tu deviens progressivement incapable d’affirmer tes valeurs comme des valeurs dignes de ce nom.

Si tu veux c’est moins le relativisme moral qui me semble caractéristique de l’époque que le couple infernal qui lie comme les deux faces d’une même monnaie un principe de tolérance qui abolit tout point de repère et ne permet pas de vivre, et une affirmation "dure" des principes qui ne permet pas d’assumer franchement le fait que nous sommes pécheurs et cheminons dans l’obscurité. Est-il possible de sortir de l’alternative ? Sans faire de grandes théories je dirais seulement que quand les conditions existent pour que chacun dise à quoi il tient sans être condamné à sauver la face et à masquer qu’il s’y tient mal, il se passe des choses étonnantes ! Mais ça demande qu’on ne se situe plus de façon statique face à de grands principes, mais face à Quelqu’un qui t’invite à vivre une histoire avec Lui.

- Puisque nous en venons maintenant à un plan plus théologal, peux-tu nous dire comment ces jeunes perçoivent le Christ ?

Il y a me semble-t-il deux aspects. Tout d’abord le Christ d’une première rencontre, il est le premier de cordée, celui qui te fais sortir de toi même, te dépasser, il te fait marcher sur les eaux. Tu étais seul, dans ton coin, tu te découvres capable de l’impossible, entrant dans une vie fraternelle qui te révèle à toi même. Mais cette première rencontre bute tôt ou tard sur le moment où tu coules, où tu te déçois, te fais honte. C’est le moment d’une deuxième rencontre celle où il s’agit de crier "Seigneur, sauve-moi !". Je suis devenu très sensible à cet aspect. Nous devons nous dégager d’une image de Jésus-Christ qui nous appellerait seulement à l’héroïsme, pour mieux approfondir celle de Jésus marchant sur les eaux et tendant la main à Pierre (Mt 14, 22-33).

Pour le dire autrement, nous avons vécu longtemps de la figure de l’exode où Dieu était rencontré dans l’appel "va , je t’envoie pour faire sortir non peuple". Notre temps est davantage celui de l’exil : tout ce que nous croyons, toutes nos valeurs semblent s’être dérobées sous nos pieds. Nous reste pour vivre la promesse et la parole...

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- Et ton ministère de prêtre, comment le perçoivent-ils ?

Il y a le prêtre qui habite leurs "souvenirs" ou les discours qu’ils entendent autour d’eux, puis il y a "vous". "Vous" ce sont toujours les prêtres qu’ils connaissent personnellement et sur lesquels ils ne peuvent plus faire coller l’image convenue, si du moins, par hypothèse, la relation est bonne..., si tu le veux je me situerai dans cette hypothèse en sachant bien qu’hélas...

L’essentiel se joue alors dans cette confiance dont nous leur témoignons qui est en même temps sans condition, sans illusion et gratuite :

- Sans condition : le jeune dont tu fais la rencontre sait que d’emblée tu crois en lui, que même lorsqu’il doute de lui-même, il est pour toi quelqu’un, digne d’intérêt et d’attention.

- Sans illusion : il sait que tu le connais comme quelqu’un de limité, de faible, capable de coups tordus, et que ça ne t’empêche pas de croire en lui.

- Gratuite : ils ne nous sentent pas en train de les manipuler, de les faire entrer dans nos projets, mais au service de l’élaboration des leurs comme d’une tâche qui leur appartient.

Ces trois points me paraissent très liés au célibat et à notre rôle dans la célébration des sacrements.

Le célibat a en effet cette conséquence que je ne me donne pas en exemple à eux, que je ne me présente pas comme le prototype de "l’humanité réussie". De suis le témoin d’une bonne nouvelle dont j’essaie de vivre, mais qui doit produire dans leur vie un fruit que je ne tente pas de contrôler.

La même chose vaut des moments de célébrations : dans nos réunions les jeunes se livrent souvent d’une manière très impressionnante, les questions, les remises en cause qu’ils échangent peuvent être très fortes, au moins que parfois ça fasse peur. Peur qu’un jeune en vienne à se soumettre à la pression exercée par le groupe au point de perdre tout esprit critique, toute liberté intérieure. Célébrer c’est alors se mettre ensemble devant Dieu dans un acte par lequel les interpellations qu’il a reçues sont reprises par chacun très personnellement, comme appelant des décisions qui ne regardent que lui dans sa responsabilité face à Dieu.

L’expérience communautaire de fraternité est un moment décisif, on n’y insistera jamais assez, mais elle perdrait son sens si elle ne servait pas la rencontre de Dieu qui demeure toujours très personnelle, et qui peut conduire à de nettes prises de distance par rapport aux valeurs du groupe.

- Mais - pour revenir sur le célibat - n’est-il pas remis en cause par eux comme une trop forte contrainte, un engagement insupportable ?

On ne fait jamais l’économie d’avoir à s’expliquer sur le sujet ; mais avec des jeunes qui nous connaissent bien, et si l’explication est franche, la remise en cause ne va jamais loin. Sans doute parce qu’ils savent les bénéfices qu’ils en tirent, et aussi parce qu’ils voient qu’aussi dur que ce soit, ça ne nous mine pas.

- Tu ne ferais donc pas de l’obligation du célibat la raison qui empêche des jeunes de se risquer dans le ministère ?

Franchement non... Quelle que soit la difficulté du célibat il ne n’a jamais semblé qu’elle était la difficulté décisive en fonction de laquelle des jeunes que j’ai connus n’ont pas poursuivi un projet de ministère envisagé un temps. Je pense qu’ils auraient sans doute été prêts à faire ce choix, si du moins ils avaient perçu dans la vie de prêtre ce qui pouvait justifier un engagement aussi radical.

- Sur quoi butent-ils alors ?

Celui qui saura répondre à cette question l’aura pratiquement résolue... Mais enfin je risque une hypothèse qui correspond à ce que je disais au début de notre entretien sur le déracinement des jeunes de nos banlieues. Ils appartiennent déjà à un autre monde, qui certes n’a pas encore trouvé ses formes stables d’existence, mais qui n’est déjà plus le monde de la tradition auquel nous nous rattachons. Je te le disais, nous n’avons pas l’Eglise qu’il leur faut, l’Eglise dans laquelle ils se sentiront chez eux, où ils pourront venir avec tout ce qu’ils sont. Cette situation a cette conséquence que la vie de foi que nous leur proposons demeure très étriquée. Il y a ces moments forts, ces éclaircies où le nom de Dieu devient pour eux le non d’un vivant, le non de celui qui leur pose de façon forte la question de leur vie, mais avec ça nous n’avons pas le corps des pratiques qui permettent de fonder une vie d’Eglise dans toute sa dimension, nous n’en avons que des anticipations.

Or, comment, dans ces conditions, former un projet de ministère, qui est précisément le service de ce corps qu’est l’Eglise ?

En ce sens, à de trop rares exceptions près, il me paraît inévitable que l’appel au ministère soit prioritairement entendu par des jeunes dont les racines sont encore fortes. Or ces jeunes ne sont pas légion chez nous.

Avec cela, se trouve d’ailleurs soulevé un autre problème : parmi ces jeunes issus de milieux dont les traditions conservent de la force, s’en trouvera-t-il pour engager leur ministère là où se fomente le monde de demain ? Jésus-Christ n’est-il pas fait pour prendre corps dans cette jeunesse des banlieues ? Ou n’est-ce pas plutôt notre propre foi à nous qui est en cause, nous les "vieux croyants",qui ne savons pas envisager la vie de ces jeunes comme une vie avec Dieu, comme une page d’histoire sainte qui s’écrit maintenant ?