Un feu qui ne s’éteint jamais


CHEMINS ACTUELS DE DECOUVERTE DE LA VIE CHRETIENNE

Guy LEPOUTRE,
s.j., aumônier d’étudiants à LILLE

Bien des jeunes de 20 à 25 ans découvrent ou redécouvrent le Dieu Vivant, la vie avec le Christ, la joie de l’Esprit, l’Eglise. Quelquefois c’est après une longue éclipse : rejet ou oubli ; quelquefois c’est un surgissement neuf dans le paysage net, séculier et athée, qui est celui de bien des jeunes. Il y a des découvertes assez soudaines, ou parfois de vraies flambées mystiques.... Et puis une suite..., ou pas de suite : tout dépend de ce que l’environnement va proposer.
Pour ma part, je voudrais dire ce que je vois du côté des communautés nouvelles, des groupes de prière, des lieux de rassemblements comme Taizé et Lourdes, Ars ou Paray... Des chemins qui existent aujourd’hui, mais qui ne sont pas les seuls évidemment.

Barrages et allergies

Pour mieux faire saisir ce que j’ai à dire, je rappelle d’abord ce qui manifestement empêche les découvertes ou entrave la marche, en provoquant blocages et allergies, peurs ou révoltes.

Ce sont les propositions insistantes d’engagement de type socio-politique, au nom de l’éthique chrétienne ; les enseignements théologiques abstraits ; les discours moralisants ; les pratiques liturgiques répétitives... C’est hélas ce que la majorité des jeunes perçoit de l’Eglise officielle, dans les paroisses ou sur les médias, quelque soient les efforts immenses d’adaptation qui ont été faits.

Saturation ; impression d’enfermement : on rejette d’un revers de la main... Et surtout qu’on ne soit pas catalogué et étiqueté comme faisant partie de ceci ou de cela.

Plus profondément, il y a répulsion intuitive pour tout ce qui étouffe ou décourage, comme si l’on sentait la fragilité de sa vie et de son vouloir vivre. Les jeunes veulent humer les vents du large et du vaste monde ; ils voudraient une communication sans frontière.

Mais que faut-il donc pour qu’il se passe quelque chose ?

Je dirai d’abord les choses globalement. Oui, globalement, à la manière de la sensibilité moderne qui est globale, multiple et enveloppante. Je pose donc en vrac ces "ingrédients" indispensables pour que quelque chose se passe.

Je nomme donc :
Espérance et convivialité ; Témoins et témoignages ; Rythme et beauté ; Ouverture et enracinement ; Justice et vérité.

Le lointain le plus étrange, dans le temps ou l’espace, n’est pas à exclure ; mais les racines sont importantes, elles aussi ; n’excluez rien - sauf l’exclusion. Qu’on puisse vivre une communication vaste comme le monde et éprouver la certitude de croître quelque part ; ressaisir et brasser les images du monde multiple et contrasté, mais pousser aussi les tentatives de mise en ordre logique rigoureuse...

Ces notations sont sans doute allusives et apparemment désordonnées : elles sont indispensables pour dire la sensibilité de la génération actuelle, au croisement d’un audiovisuel prégnant et sensitif et d’une informatique agile et abstraite ; au croisement des explorations de l’espace, de l’histoire et de l’homme, et dans la confrontation à des problèmes locaux incontournables.

Cette génération est à la fois logique et sensitive, mobile et angoissée, utopiste et réaliste... Le point obscur, le grand absent, c’est évidemment le sens métaphysique ; cette intelligence et cette réflexion métaphysique que nos générations thomistes ou blondéliennes avaient profondément expérimentées.

La rencontre de Dieu va donc se réaliser de façon imprévisible ; souvent sensible au cœur, là où l’intelligence moderne l’aurait plutôt nié. Ce peut être comme un buisson ardent dans le désert ; ou le choc d’un témoin ; un silence soudain, alors qu’on est en plein brouhaha, où se révèle un abîme de présence ; la joie d’un groupe qui prie et qui chante ; le visage transfiguré d’un souffrant... Dieu, c’est Dieu.
On ne met pas la main sur Lui ! On ne provoque pas la rencontre ; elle se vit. Il se donne... Sur ce point, impossible d’en dire plus.

Comment aider à ce que se trace un chemin ?

Quelle suite ? Quel suivi suggérer, proposer, fournir ?

J’essaie de mettre en ordre ce que j’ai nommé tout à l’heure et que j’ai observé dans toutes sortes de groupes ; que j’ai entendu aussi à travers les confidences et les témoignages de nouveaux convertis.

• ESPERANCE ET COMMUNAUTE

RESPIRER DIEU

Il s’agit d’abord que s’ouvre un chemin vers l’avenir et qu’on ne reste pas seul. C’est vital !

Dans cette société complexe et imprévisible, dans cette Eglise d’occident tellement ridée par l’histoire, ne venez pas étouffer la flamme qui s’est allumée ! Le style "cool" ne doit pas vous empêcher de deviner l’angoisse. N’en rajoutez pas avec vos "il faut" solidaires, sociologiques, moralisants. Dans cette société qui s’est tellement absentée de Dieu, laissez-nous un peu de temps pour respirer Dieu, pour boire Dieu…

Ce dont nous avons d’abord besoin, c’est d’une proclamation forte et chaleureuse de l’espérance par des témoins crédibles et convaincus.

On comprend l’impact d’un Jean Paul II quand il dit et répète :

"Mais oui, ton avenir est possible ; tu peux faire de ta vie un "je t’aime", car tu est aimé inconditionnellement tel que tu es, avec tes failles et tes richesses."
"Oui l’avenir du monde est possible : avec le Christ, nous pouvons aller vers le troisième millénaire, en ciblant une civilisation du respect de l’homme, une civilisation d’amour."

C’est, au fond, l’annonce kérygmatique de Jésus ressuscité qui s’exprime avec les mots et les réalités d’aujourd’hui. Nous sommes faits pour habiter notre monde dans l’espérance, habiter notre culture, notre langage, en présence du Dieu vivant, dans le dynamisme de l’Esprit-Saint.

La proclamation résonne intensément dans un grand groupe qui chante, écoute des témoins proches et vrais, applaudit et parfois danse. C’est sûr qu’il y a une vibration émotionnelle forte ; elle peut devenir envoûtante, dépersonnalisante, dangereuse... Ah, pourvu que la place soit laissée au silence, comme une respiration qui ponctue ce temps fort...

SAVOIR PARTAGER

Le risque d’illusion émotionnelle et fusionnelle est conjuré quand l’expérience du grand groupe est bien articulée avec la vie en petits groupes : là où l’on vit la communication, la prise de parole personnelle, la confrontation et la reconnaissance interpersonnelle.

Le partage est aidé par une question claire qui touche à l’expérience de chacun. Un "aîné" qui a déjà une longueur d’avance accompagne et aide : c’est un témoin proche et accessible. Alors, fortes ou tâtonnantes, les découvertes personnelles se disent, elles s’éclairent entre elles, se conjuguent, se stimulent. Echos des découvertes de Dieu et de l’Evangile. La prière les uns pour les autres vient alors assez naturellement, et l’on découvre peu à peu ses fragilités et ses dynamismes. Remerciement - intercession.

Dans notre société du ’look’ et de la compétition, où la peur d’être disqualifié conduit à jouer son personnage, voici qu’on s’accueille avec un préjugé positif, par la reconnaissance de foi que Dieu est présent en chacun. Bien sûr, un nouveau risque apparaît : celui de l’intimisme... mais la créativité ne demande qu’à être mise en oeuvre : proposition d’inventer une parole, un geste, un spectacle ; et des engagements adaptés, exigeants, se prennent pour vivre concrètement sa conversion et témoigner de l’Evangile.

L’INTERIORISATION

Le temps en petit groupe renvoie à un temps personnel : silence, méditation de la Parole de Dieu ; prière et relecture ; et aussi partage personnel avec un accompagnateur pour objectiver l’expérience, situer les enjeux et les combats, reconnaître les appels de Dieu et des autres.

Les trois niveaux du grand groupe, du petit groupe et de la relation individuelle réagissent entre eux.

De leur côté, aînés et accompagnateurs ont leur temps et leur lieu propre de relecture, de formation et de partage.

Ces différentes instances fonctionnent de façon souple et fluide... Elles miment à leur façon le fonctionnement de notre société complexe et mobile, mais selon une finalité différente puisqu’il s’agit de viser la communication et le progrès de tous, et non plus l’efficacité technicienne ; quant au moteur, c’est l’amour fraternel au lieu de la compétition.

La paix et la joie prennent alors la place du stress... Et c’est vrai que, songeant aux semaines de Taizé ou d’ailleurs, je vois une expérience riche d’humanité, intense, priante ; comme une liturgie forte et paisible, qui s’invente au fil des heures. Les combats intérieurs, dont on sait bien l’importance et le rôle libérateur, sont pris dans cette dynamique-là.

VERITE ET JUSTICE

Le désir d’entrer dans l’intelligence de la foi grandit peu à peu : le goût de se laisser construire par la parole et de remodeler sa façon de voir le monde. Du coup, l’enseignement retrouve une place importante dans les groupes et communautés nouvelles.

Non pas un enseignement théorique ou dogmatique ; plutôt un entretien spirituel qui s’appuie directement sur la Parole, articule la foi et la vie, et se nourrit de tradition et de témoignage. Autrement dit, ce n’est pas de la théologie ou de l’exégèse scientifiques - même si les apports scientifiques, et particulièrement des sciences humaines, pointent ici et là. Le discours est connecté à l’expérience spirituelle et communautaire qui se vit ici et maintenant. Il réalise la promesse de Jésus (Jn 8, 31-32) :

"Si vous demeurez dans ma Parole, alors vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres."

Dans ce contexte, les injustices sociales instituées et les égoïsmes collectifs deviennent criants ! On ose les regarder, on ose les dire, parce qu’on se trouve dans une dynamique suffisante pour ne pas être écrasés. Toujours le rôle primordial de l’espérance ! L’exigence de vérité et le combat pour la justice apparaissent sur fond de respect de l’autre, de refus de la volonté de puissance politique et d’attrait pour la non-violence, l’horizon des droits de l’homme. Les engagements qui s’en suivent vont se développer dans un climat différent de celui de l’Action Catholique, c’est évident : moins d’analyse de situations et de milieux ; plus d’invention de paroles ou de gestes inédits pour provoquer des déblocages et mettre en route des relations, des structures autres.

Au départ, je parlai d’un rejet de tout ce qui semblait dogmatique, socio-politique, moralisant... Et voici que se retrouvent les dimensions de l’intelligence croyante et de l’engagement chrétien ! Pour les retrouver, il a fallu dégager la source, lui permettre de rejaillir intensément, de se plonger à fond dans son courant, tant le christianisme d’hier semblait être devenu, pour beaucoup, pollué et imbuvable, comme les eaux d’un vieux marécage...

Le visage transfiguré du Seigneur

Réfléchissant aux grandes catégories du Vrai, du Bien, de l’Un et du Beau, je vois que l’expression habituelle du bien et du vrai - morale et dogme - paraît disqualifiée. Mais on les redécouvre à nouveaux frais en faisant l’expérience de l’unité : l’unité vécue dans la communication et la convivance communautaire ; l’unité de l’amour de Dieu et des hommes, l’unité de sa propre personne - unité vécue au cœur de ce monde et de l’Eglise, tellement multiples et éclatés.

A vrai dire, cette expérience de l’unité n’est pas sans lien avec la beauté. Du chant et de la musique en toutes choses ; et de la couleur ; et encore davantage, du rythme...

L’une des intuitions de cette génération est sans doute que le mystère de Dieu doit se dire dans la beauté des visages, des espaces et des célébration -avec le risque quelquefois d’une sorte de sensualité spirituelle -. La foi ne peut être ni triste ni laide ; le quotidien doit être transfiguré.

Avant de dire quoi que ce soit de Gethsémani ou de Golgotha, le croyant doit être témoin vivant de la résurrection du Seigneur. Ce n’est que sur un visage de lumière que les larmes et la compassion humaine vraie peuvent s’exprimer - on comprend comme les visages de Jean Vanier ou de Mère Térésa touchent beaucoup les jeunes - ; la gravité de la croix et de la souffrance humaine ne peuvent être accueillies que dans la certitude rayonnante de la résurrection... Décidément, nous ne sortons pas de la perspective de l’espérance.

 

En conclusion de ces notes, je cite seulement ce refrain de Taizé que les jeunes reprennent et modulent longuement, tantôt puissamment, tantôt doucement, comme un bruit d’océan qui s’enfle et se tait :

"Dans nos obscurités, allume le feu gui ne s’éteint jamais !"

Pour moi qui ai 55 ans, je suis un "ancien" : certaines remarques de ces pages le font bien percevoir ! Quelle peut être ma tâche sinon d’aider le feu à prendre et à grandir - grâce à mon propre feu, et à beaucoup de "souffle" (la ’ruah’ !) ; en fournissant du bon combustible, mais sans étouffer le feu qui naît ! Ou, selon l’autre image, être "sourcier", capteur de sources, nettoyeur de sources ; ne pas m’entêter à être éclusier : le marécage a trop gagné sur les canaux et les rivières.