Ils sont pour moi le Christ qui passe
au monastère
Jacques BOURGOUIN *
"ILS SONT, POUR MOI, LE CHRIST QUI PASSE "
Mon expérience de la rencontre des jeunes se situe à l’intérieur d’un cadre peut-être un peu inhabituel : celui du monastère dans lequel je remplis le service de l’accueil.
Outre les milliers de "visiteurs" qui passent chaque année par l’abbaye, on peut estimer à environ trois mille les jeunes rencontrés, de près ou de plus loin, dans l’enceinte du monastère.
Sont-ils de ceux qui ont besoin de "ressourcement", de "faire le point", de sécurisation psychologique, de faire une expérience "utopique" au contact du monde à l’envers que représente la vie monastique, ou de vivre l’espace d’un week-end un peu de ce fameux "mythe fusionnel", ou de ceux qui ont envie de... prier ou retrouver la prière ? A la fois tout et rien de cela.
Car si le monde des jeunes est pluriel (c’est bien connu), il m’apparaît de plus en plus "singulier" dans sa nouveauté, sa fraîcheur, son côté inattendu et sa capacité à nous renouveler, nous les adultes.
Que sont-ils donc ces jeunes que nous rencontrons au monastère ?
D’abord - je me le redis souvent - (car si la porte de notre maison est largement ouverte, je ne puis regarder qu’à partir d’elle, et nous ne pouvons accueillir qu’à travers elle), une infime minorité de l’ensemble de la jeunesse et une minorité aussi des jeunes chrétiens. Tout simplement parce que bon nombre de jeunes vivent aujourd’hui très bien, en dehors de tout cadre institutionnel ou du moins le revendiquent, et que la vie monastique n’est pas toute l’Eglise : beaucoup nourrissent leur foi au contact d’autres communautés ou Mouvements. Mais, dans le périmètre relativement limité de l’abbaye, quelques dizaines de jeunes rassemblés pour une journée, un week-end, ou une semaine "impressionnent". Ils ne sont pourtant que "le petit reste".
Ce "petit reste", il est difficile à cerner. Il se compose pour la plus grande part de jeunes entre 16 et 20 ans.
Mais il faut distinguer les deux principales approches par lesquelles ils arrivent au monastère : l’une par l’intermédiaire du groupe : l’école, le Mouvement ou la famille ; l’autre, plus personnelle, en solitaire ou avec un ou quelques ami(e)s. L’approche du groupe favorise souvent l’initiative d’une démarche personnelle ultérieure.
Ce sont donc en majorité des lycéens, des lycéennes, des enfants parfois, conduits par des mamans catéchistes, des professeurs ou des prêtres, pour une journée de temps fort dans le cadre d’une préparation à la confirmation ou à la profession de foi, voire d’une sortie culturelle. Des étudiants encore, moins nombreux, simplement parce qu’à cet âge de la vie on ne se déplace plus en groupe, ou moins, mais plutôt avec ses amis ou on apprend à vivre avec soi-même.
Les milieux sociologiques sont assez diversement représentés.
On peut noter cependant l’absence assez générale des jeunes travailleurs manuels, ouvriers et paysans ; il y en a pourtant, mais habituellement nous accueillons des étudiants ou issus des professions libérales ou para-médicales, ou enseignantes. Parmi tous ceux-ci nous arrivent les "pauvres" d’aujourd’hui.
Atteints par la drogue, l’alcool, les effets d’un divorce des parents, le chômage qui va parfois jusqu’à mettre "sur la route" les plus démunis d’entre eux.
Mais ceux qui passent leurs journées dans les cages d’escaliers ou les caves de grands ensembles, qui fauchent dans les grandes surfaces ou qui opèrent toutes sortes de trafics sur les trottoirs des grandes villes, nous ne les verrons sans doute jamais. Mais là, d’autres ont pris le relais...
Avec ceux qui viennent à nous la rencontre est facile, tout au moins facilitée parce que le "lieu" que nous sommes est visible, lisible, et que ceux qui prennent l’initiative de venir vers nous savent, presque toujours, à qui ils s’adressent.
Il nous est relativement facile d’accueillir parce que nous sommes chez nous, sur notre "terrain". Ce n’est peut-être pas aussi simple pour le jeune qui se prête à un déplacement beaucoup plus conséquent.
Un premier contact avec un monastère est toujours impressionnant. Il me semble que je dois d’abord "mettre à l’aise" celui qui arrive. Il me faut être moi-même, c’est-à-dire différent : moins jeune d’une part, et moine, d’autre part.
Le jeune a besoin de sentir en face de lui quelqu’un qui "existe", qui se détermine en toute simplicité, qui a une certaine "épaisseur" humaine, qui prend le temps d’être, qui n’arrive pas non plus d’une autre planète, même s’il ne connaît pas les dernières trouvailles de son vocabulaire.
Devant un jeune je me pose toujours la double question : "Qui est-il ?" et "Qu’est-ce qu’il a à m’apporter ?"
Les multiples rencontres m’ont appris cela : l’autre est toujours un mystère, il vient avec ses multiples contradictions, son passé, ses richesses, ses faiblesses, ses questions, son péché. Et s’il est venu, surtout au monastère, c’est qu’il a quelque chose à dire, à laisser, à chercher, à trouver ; la démarche n’est jamais neutre.
Nous sommes invités à un très grand respect, tout en sachant questionner pour aider à mettre au jour ce qui doit l’être. Le jeune, comme les autres, a besoin d’être écouté. Parfois seulement cela. A cause d’un monde contemporain où personne n’écoute plus personne.
Je constate souvent le manque de moyens pour nous, moines, de résoudre des problèmes concrets. Mais le jeune n’est pas d’abord venu pour chercher le "truc" qui réglera tout, bien plutôt parce qu’il a soif d’échange vrai, de paroles vraies, de silence vrai aussi.
Si je me demande : "Qu’a-t-il à m’apporter ?" ce n’est pas tant pour mon épanouissement personnel que pour le regarder comme celui qui m’est donné pour élargir mon regard, mon coeur, finalement pour me convertir, c’est-à-dire me tourner avec lui, grâce à lui, vers Celui qui nous attend tous les deux.
Je les aime ces jeunes parce qu’ils sont droits, leur recherche de vérité, d’authenticité les rend beaux. Tellement moins compliqués, moins retors parce que tellement plus neufs et prêts à la nouveauté que bien des adultes.
Si nous savons un peu qui nous sommes, comment nous voulons et devons nous situer par rapport au jeune rencontré ou accompagné, nous n’aurons pas trop de difficultés à trouver la bonne "distance" par rapport à lui. Pourtant rien n’est simple, et l’expérience montre parfois que la relation à l’autre demeure un art difficile. Le jeune contemporain est souvent "orphelin", il a besoin de se retrouver un père. Il a besoin d’être éduqué c’est-à-dire d’être conduit hors de lui-même, de se dépasser et de connaître la sécurité vraie offerte par l’exigence de la loi. Mais je ne serai jamais le père que tel ou tel jeune n’a pas eu. Mon rôle est de conduire ailleurs, de lui proposer sans cesse d’élargir son cercle, parfois de briser celui-ci ou d’en rejoindre un autre.
"Je revenais des autres chaque fois guéri de moi", écrit Andrée CHEDID. Ces autres qui nous sont toujours donnés comme frères et qui, comme tels, nous rappellent que nous n’avons qu’un Père qui est dans les Cieux.
Ces autres dont chacun a tellement besoin pour se sentir moins seul dans l’anonymat de la société actuelle. Ces autres que le jeune va découvrir chrétiens comme lui, avec qui il va pouvoir formuler son identité, grâce à qui il se croira un peu moins le dernier ou le seul à penser encore "catho". Car tous les jeunes sont marqués par la difficulté de croire, de se situer et de se dire chrétiens, surtout au lycée.
Aussi, il leur est bon de se retrouver entre eux, peut-être parce qu’ils aiment la chaleur et la sympathie du groupe, loin du cadre habituel, mais tout aussi profondément parce qu’ils ont besoin de se compter, de vérifier la force de la communauté, celle qu’ils cherchent à former et celle de ces hommes qui sont rassemblés là pour Dieu - et c’est toujours un peu étrange pour eux, plus pragmatiques que contemplatifs - et qui les accueillent dans la simplicité et la joie de leur vie.
Oui, les rencontres, les rassemblements, ils aiment.
Et le monastère est un de ces lieux où ils se retrouvent parce qu’il s’y vit un certain sens de la fête.
Le rythme de la prière liturgique - dont ils se lasseraient peut-être vite s’il fallait y durer - leur permet une expression et une écoute qu’ils ne trouvent pas toujours ailleurs. Là ils font taire leur musique - un moment - et ils se prennent à écouter cette Parole aussi nouvelle et inattendue qu’eux-mêmes. Et il leur arrive d’être séduits.
Notre rôle est alors de prolonger cette écoute, de reprendre cette Parole et de la faire résonner par des questions, des interrogations précises, les renvoyant à un appel, une attente, une réponse. Il faut aussi parfois les faire descendre de leur nuage, les aider à revoir leurs idées sur Dieu, les empêcher d’idéaliser, les inviter à faire le pas nécessaire, à prendre l’initiative d’une rencontre, à définir comment la prière reste possible dans leur vie comme lieu et temps d’apprentissage de l’attention à l’autre.
Finalement, le plus important est la façon dont je vais les renvoyer, les "envoyer" pour qu’ils deviennent un peu plus eux-mêmes. C’est à leur responsabilité qu’il me faut les renvoyer. Le monastère est un lieu privilégié de la rencontre du Christ. Nous n’avons guère à redire après lui que "venez et voyez !". Les jeunes ont besoin de ce témoignage, de ces relais sur leur route de nomades. A eux de marcher.
Si nous sommes appelés à être pour eux le Christ qui reste,
ils sont pour moi le Christ gui "passe".
Celui gui vient de l’a-venir
déconcertant mais exaltant.
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* Le Père Jacques BOURGOUIN est Père hôtelier de l’abbaye de LANDEVENEC dans le Finistère. [ Retour au Texte ]