Ces jeunes que Dieu appelle aujourd’hui


N.D.L.R.

Dans le cadre des sessions de l’Est, dont il vient d’être fait mention dans les pages précédentes :

- la session de NANCY, les 16 et 17 novembre 1985

- la session de MONT ROLAND (Jura),les 23 et 24 Novembre 1985,
les Pères Armand ATHIAS et Robert STRASSER étaient invités à réagir en théologiens, aux monographies d’accompagnement de jeunes ou de groupes de jeunes, demandées pour ces sessions.

Nous publions intégralement ces interventions car elles nous semblent éclairer notre question de la rencontre des jeunes, chacune à leur manière

- "Regarder de près la vie des jeunes est une démarche qui rejoint l’être même de Dieu et sa manière de faire",
dit le Père ATHIAS

- "Dans la rencontre des jeunes, on n’est messager de l’Evangile qu’en parlant leur langue maternelle",
dit le Père STRASSER.

Armand ATHIAS *

Ces jeunes que Dieu appelle aujourd’hui...

INTRODUCTION

Pour participer à cette session, les Services Diocésains des Vocations de la Région vous avaient demandé à chacun une monographie relatant un accompagnement de jeune ou de groupes de jeunes, avec des questions précises : Quels sont leurs dynamismes ? Que disent-ils de Jésus ? de l’Eglise et de sa mission ? etc.
La plupart d’entre vous, seul ou avec d’autres, ont pris le temps de ce travail préparatoire, et me voilà en possession de 54 clichés, pris par vous, de la vie de jeunes. C’est à partir de CES "photographies" d’actualité qu’il m’est de mandé une "relecture de théologien", de façon à "approfondir notre vie, élargir notre horizon, vérifier si nous sommes bien les serviteurs de la liberté des jeunes et de leur avenir, et en même temps serviteurs de l’Evangile et de son avenir...". Essayons de réaliser cet objectif !

Mais pour cela, il nous faut, dans un premier temps, remarquer combien ce travail de regard sur la vie des jeunes est déjà révélation du visage du Dieu de Jésus-Christ. C’est ainsi que nous irons ensemble faire "un petit tour chez le photographe" regarder sa méthode de travail... C’est lui gui nous emmènera alors plus loin et nous fera visiter son "jardin". Nous pourrons Le voir alors semer, planter, greffer. C’est en Le regardant Lui, que nous apprendrons peut-être à mieux les regarder, eux... a mieux nous connaître, nous...

Un petit tour chez le photographe

Plongeons nos 54 monographies dans le bain (forcément subjectif) d’un premiers révélateur ! Qu’apparaît-il ?

* DES INSTANTANES DE VIE HUMAINE

Voilà des photos gui peu à peu prennent visages d’hommes ! Le fait même que ces monographies existent, ce n’est pas rien.
Si le spécifique de notre foi chrétienne est en effet que Dieu se soit fait homme en son Fils, c’est donc que rien d’humain n’est étranger à Dieu ! Le travail fait aujourd’hui de regarder cette vie humaine dans ce qu’elle a de concret rejoint déjà "l’état d’esprit" de Dieu. Le travail du sociologue, au cours de cette session, nous a aidés à découvrir la profondeur humaine de ce que nous vivons. Cette approche n’est pas en dehors du regard de foi que nous essayons de porter. Le spécifique du christianisme en effet n’est pas tant la proclamation que Dieu existe, mais bien plus l’annonce que l’homme existe pour Dieu... Les photos que nous allons développer encore pourront peut-être, alors, rejoindre le grand album de photos que Dieu a déjà prises et nous a laissées dans l’Ancien et le Nouveau Testament...

Oui, il y a DANS cette démarche même de regarder de près la vie des jeunes, une démarche qui rejoint l’être même de Dieu. En effet, si notre Dieu est "Trinité", il est échange, partage, vie... Nous ne pouvons être signes de Lui qu’en étant nous-mêmes échange, partage, vie, en situation de dialogue et d’alliance envers les jeunes. Notre Dieu n’a pas le visage monolithique de l’Etre Suprême devant qui il n’y a de possible que la soumission pour s’en sortir au moindre frais.
Notre Dieu est en état d’Alliance et nous sommes devant Lui en situation d’Alliance, "avec Lui et entre nous" (comme dit la Prière Eucharistique de la Réconciliation). Tout ce qui se fait comme accueil, comme offrande de "temps de parole", comme "mise en responsabilité", etc. c’est EN CELA, déjà, que se révèle le message de l’Evangile, le visage du Dieu Trinité qui se donne, qui crée des hommes créateurs, qui appelle en disant "Mon Fils ! "

Il nous a toujours appris, ce Dieu-là, que le véritable don de soi consiste toujours d’abord à recevoir l’autre comme il est ! Prendre du temps pour découvrir et "contempler" (sans naïveté, mais en vérité) la vie des jeunes, leur originalité propre, leurs dynamismes, leurs sentiments, leurs rêves, leurs origines, leurs niveaux d’instruction, leurs fréquentations, les mille autres aspects d’une vie de jeunes..., tout cela c’est une première étape du don de soi !
Mais, que recevons-nous ?

* UNE DIVERSITE ETONNANTE

Il n’est nul besoin d’être sociologue ou théologien pour découvrir à la lecture des monographies, la diversité infinie de ce monde des jeunes... Ils sont "autres" les uns par rapport aux autres ! Cette diversité d’"instantanés de vie humaine" défie toute synthèse. Aurait-on d’ailleurs le droit de superposer toutes ces photos pour n’en faire plus qu’une ? Est-il possible de voir des points communs en dehors peut-être du paysage ? N’y a-t-il pas en fait un décalage à respecter entre l’instantané d’une photographie et la "vie" qui, elle, ne peut se figer ? Et que dire, aussi, du "cadrage" effectué par celui qui prend la photo et qui n’est pas neutre ?

Certes, cette diversité nous embête : c’est toujours déroutant de ne pouvoir mettre clairement des étiquettes qui rassurent sur le contenu ! Mais au fait... et si cette diversité elle-même venait de l’Esprit-Saint ?

N’est-ce pas l’Esprit qui soufflait déjà sur le chaos indifférencié à l’aube des temps et qui va SEPARER la lumière des ténèbres (Gn 1,4), les eaux inférieures des eaux supérieures (Gn 1,7) jusqu’à faire chaque plante, chaque oiseau, chaque être vivant SUIVANT SON ESPECE... jusqu’à faire l’homme "mâle et femelle" (Gn 1,27) ?

Cette diversité, n’est-elle pas précisément de l’ordre même de la création, Oeuvre de l’Esprit ? N’aurions-nous pas oublié parfois que c’est Dieu lui-même qui, à la tour de Babel, re-sépare les hommes en séparant leurs langues afin qu’à la Pentecôte, chacun puisse entendre "dans sa langue les merveilles de Dieu" (Gn 11,7 et Actes 2,8). Quand la diversité nous fait peur, il est peut-être bon de se rappeler cet Esprit-Saint qui "sépare", non pour diviser, mais pour que la communion puisse être et soit parfaite ! Si c’est vrai que Dieu est Trinité, entre le Père et le Fils l’Esprit est celui qui "sépare" pour unir, pour que la vie soit communion !

N’est-ce pas dans cet Esprit-là que nous serons appelés à vivre avec les jeunes ? N’avons-nous pas à découvrir leur diversité et notre diversité par rapport à eux pour qu’entre eux, et avec nous, puisse s’établir une vie de "communion" ?

Mais pour cela, il nous faut quitter le laboratoire du photographe et retrouver "au souffle du jour" (Gn 3,8) les pas du "jardinier"...

Il était un Jardinier pépiniériste...(Gn.1-2)

* UNE QUESTION d’IN/cultur/ATION !

Le regard porté sur la vie des jeunes n’est qu’une première étape ! Notre travail d’accompagnateur ne peut s’arrêter là. Dieu ne se contente pas de regarder : il travaille en son "jardin".

Notre travail d’accompagnateur est aussi un travail de jardinage, de culture du sol. En jargon théologique on dit : c’est un problème d’"inculturation". En fait ce mot compliqué veut-il dire autre chose que le mot classique d’"Incarnation" ? De l’in/CAR/nation à l’in/CULTUR/ation il n’y a pas de différence de mouvement ! La question est alors la suivante : Comment les jeunes, dans leur "chair", dans leur "culture", peuvent-ils devenir vivants de l’Evangile et porter les fruits de l’Evangile ?

Jésus nous a bien prévenus qu’il y avait toujours interaction entre le terroir et la semence (Mc 4, 26-29).
Dans l’Ancien Testament, dans le Nouveau Testament, dans l’histoire de l’Eglise, c’est toujours la même constante de l’action de Dieu : Il greffe sa Parole et sa Vie sur nos pousses humaines. Certes ces pousses humaines donnent souvent des fruits au goût sauvage et aigre..., mais, greffées elles deviennent force de vie pour porter de bons fruits. Tel esclave devenu meurtrier par souci de ses frères se voit greffé au feu du buisson ardent et permet alors à Dieu de révéler son visage de Libérateur... il s’appelait Moïse ! Tel homme vit la femme qu’il aime devenir prostituée ! Il continua à l’aimer et c’est cela qui permet à Dieu de découvrir aux hommes son visage d’amoureux de son peuple. Il s’appelait Osée.. Tel pécheur de Galilée devient pêcheur d’hommes... Tel baroudeur de l’histoire devient "saint" Augustin, François d’Assise, Charles de Foucauld...
En fait, il s’agit peut-être bien, avant comme après, de la même sève ! Avons-nous assez foi que l’enracinement de tout jeune, dans la réalité humaine et concrète de sa vie est un enracinement déjà en Dieu.., en ce Dieu créateur qui appelle, qui bêche, qui cultive, qui espère (et peut-être aussi qui dort parfois : Mc 4, 27) ? Tout ce qui est puissance de vie rejoint le projet de ce Dieu Père qui n’a de cesse que de "donner la vie".
Etudier sociologiquement les "dynamismes" des jeunes n’est pas sans importance. Avant toute greffe, il faut s’assurer si on a affaire à une pousse de poirier, de cerisier... ou de sapin !

Par là, nous rejoignons la grande question de l’Eglise à toutes les époques et dès le début, quand la toute jeune encore Eglise primitive se trouva face à de nouvelles pousses "sauvages" dans le monde grec. Fallait-il , par exemple, abandonner la circoncision ? (Ac 15) Oui ! Par contre, fallait-il abandonner la prédication de la Résurrection ? (Ac 17, 32) Non ! Paul a su faire la distinction entre l’essentiel et l’accessoire.
Même son échec d’Athènes sur ce point ne l’a pas ébranlé. Au contraire, lui, plus juif que nature, plus pharisien que nature (et donc pas grec du tout : Phil. 3, 5-6), il ne s’est pas affolé d’être "étranger" quand il s’agissait de l’annonce même de la Résurrection.

Ces exemples d’inculturation nous aident à ne pas croire tout perdu parce qu’on a tenté une greffe et qu’elle a échoué. Ces exemples nous aident aussi à ne pas nous affoler si parfois on se sent en "décalage" par rapport au monde des jeunes. Avec eux la question n’est pas tant de savoir si on fait vraiment partie de leur monde. Elle est de savoir comment on peut devenir "partenaire" de leur monde. L’épisode d’Emmaüs nous rappelle précisément que l’"étranger" peut devenir "partenaire" Sur la route (Lc 24, 15-16). Celui qu’on prend pour "le jardinier" peut, peut-être, révéler son vrai visage le jour où il appelle : n’est-ce pas Marie-Madeleine (Jn 20, 15) ?

* ALORS, CONCRETEMENT ?

Trois points semblent importants à souligner de notre part d’accompagnateurs, pour favoriser cette "inculturation" de la foi et de l’appel de Dieu chez les jeunes :

- RETROUVER SOI-MEME UNE "MEMOIRE" CHRETIENNE, LA SEVE DE l’EGLISE

Saul est devenu Paul en laissant le Ressuscité, à travers la nouveauté des chrétiens qu’il combattait, revivifier jusqu’au bout sa Mémoire de Juif. C’est au nom même de la Loi juive, éclairé par la nouveauté de Jésus-Christ, que Paul a rompu avec une certaine manière de concevoir la Loi juive ! N’est-ce pas au contact de la nouveauté que le Ressuscité peut nous demander aussi de revivifier notre Mémoire de Chrétiens ?
Devant des jeunes et le dérangement qu’il provoque en nous, nous ne pouvons pas ne pas ré-interroger notre foi et retrouver la vraie sève de la foi de l’Eglise enfouie peut-être sous des écorces successives ! Peut-être devons-nous, nous-mêmes, abandonner quelques-unes de nos "circoncisions" que nous prenons aujourd’hui pour obligatoires ?

Cela veut dire en tout cas qu’on ne s’improvise pas accompagnateurs de jeunes par générosité pure (surtout dans un groupe "vocations") ! Où en sommes-nous dans la formation de notre propre foi ? Vivons-nous autrement que sur des acquis ?

- AIDER LES JEUNES à "FAIRE MEMOIRE"... ET DEJA DE LEUR PROPRE VIE

C’est un lieu commun de dire que les jeunes sont des gens du ponctuel et qu’ils ont du mal à "durer". Le "tout-tout-de-suite" est encore bien une de leurs caractéristiques. C’est les aider que de leur permettre de se ré-approprier leur propre histoire, d’en voir les étapes, les évolutions, avec les blancs, les creux, les vides qui existent aussi... et, par là, avec eux, de discerner la direction déjà prise, le sens profond qui les anime déjà de l’intérieur.
A travers les différents printemps, étés, automnes, hivers, puis de nouveau printemps, étés..., quelles pousses sont-ils devenus ?

- EN QUOI LEUR "HISTOIRE" REJOINT-ELLE l’"HISTOIRE SAINTE" ?

Ce travail d’accompagnateurs qui, à la fois retrouvent pour eux-mêmes leur propre "mémoire" ecclésiale et découvrent à la fois la "mémoire" du jeune qu’ils reçoivent, va devenir révélation que le jeune n’est peut-être pas tout à fait en dehors de l’Eglise !
Le jeune lui-même, (et l’accompagnateur aussi) risque d’être étonné " que l’Esprit-Saint tombe sur les ’païens’ avant même qu’ils soient baptisés" (Ac 10, 44-48). Notre travail n’est plus alors qu’un travail d’authentification, d’identification dans l’action de grâce : "oui, ce que tu vis c’est déjà quelque chose de l’Evangile". "Donner le nom de Jésus" à ce qui se vit déjà n’est-ce pas un peu "baptiser", voire "confirmer" ?

Tout ce qu’on peut dire du "désir des jeunes", de leur volonté de vivre, de "s’éclater", etc., est à prendre en compte. D’une manière ou d’une autre, c’est la sève de la Vie qui est déjà en eux. Il ne faut pas s’étonner non plus alors si, du même coup, le Mystère de Jésus vu par les jeunes se révèle souvent comme "projection" par eux de leur propre désir humain. Le visage de Jésus en eux (comme en nous !) "éveille" ou "réveille" ce qu’il a de plus profond dans leur volonté de vivre et de donner la vie. (Les mots "éveiller" et réveiller" sont volontairement employés ici pour rappeler que ce sont ces mots grecs qui sont utilisés dans le Nouveau Testament pour parler de la "résurrection" du Christ).
Comme des enfants projettent leur propre univers quand on leur demande de dessiner une page d’Evangile, les jeunes (et nous-mêmes) projettent leur univers, au moins imaginaire, en contemplant Jésus.

Aussi, il faudrait faire ici tout un travail d’attention à la corrélation entre ce que disent les jeunes de leurs dynamismes et ce qu’ils disent de Jésus.
Dans un monde d’anonymat, il n’est pas étonnant que le visage de Jésus qui apparaît dans pratiquement toutes les monographies soit d’abord le visage de quelqu’un avec qui se tissent des liens personnels ! Reconnaître cela, sans tout de suite s’enthousiasmer à outrance ou condamner sèchement, c’est aider aussi les jeunes à reconnaître comment Jésus libère, "ressuscite" ce que chacun porte de vital en lui. La question de Jésus est bien la question de la vérité de l’homme, du SALUT de l’homme !

C’est ce chemin-là qui permettra aux jeunes de faire l’apprentissage du langage de l’Eglise en permettant à l’Eglise de faire l’apprentissage du langage des jeunes.

Mais tout cela n’est-il pas un peu utopique ? N’y a-t-il pas quelque part dans ce jardin "la plus astucieuse de toutes les bêtes que Dieu a faites", le serpent ? (Gn 3,1).

" L’arbre de vie était au milieu du Jardin..."(Gn 2,9)

* RE-EQUILIBRONS JESUS !

Aider le jeune à faire mémoire de la sève qui est en lui, et relire cette mémoire avec la foi de l’Eglise, c’est "astucieux". Mais n’est-ce pas ce que précisément le serpent de la Genèse lui-même a essayé de faire ?

Qu’est-ce qui va nous permettre de vérifier la vérité chrétienne de notre propre attitude ? Sous prétexte que certains jeunes ont besoin d’"affection", faut-il laisser dire tout et n’importe quoi sur le visage de Jésus ? Comment vérifier que Jésus est bien "icône" du Père et non "Idole" de nos propres options ? Pour ne pas nous laisser avoir par le serpent qui toujours nous poussera à vouloir "être comme des dieux" (Gn 3,5) en nous faisant nous-mêmes le centre de notre propre vie, il n’y a qu’un seul recours : la contemplation du centre du Jardin : "l’arbre de vie" (Gn 2,9)... en termes chrétiens : la croix de Jésus-Christ !

Tout-à-l’heure nous disions que notre travail d’accompagnateurs était de " baptiser " ce qu’il y avait de "dynamisme" chez les jeunes. Cela reste profondément vrai si nous nous rappelons que tout baptême chrétien est "plongée" dans la mort-résurrection du Christ.
Pour faire une greffe, il faut à un moment tailler, couper, émonder la pousse sauvage ! Mais il faut d’abord s’apercevoir que notre propre pousse n’est pas le jardin tout entier. Il y a d’autres manières de porter du fruit que la nôtre. Il y a plusieurs approches du Mystère de Jésus :

- UN EVANGILE MAIS EN QUATRE EVANGILES....

Avons-nous déjà pris conscience que le Nouveau Testament ne nous donne pas un visage de Jésus-Christ, mais plusieurs ? C’est l’articulation des quatre visages qui est "Evangile" !
Cela veut dire que si les jeunes d’aujourd’hui sont sensibles à tous les aspects "sympathiques" de Jésus, il sera certainement facile de lire avec eux l’évangile de Luc où Jésus apparaît précisément comme l’homme proche des pauvres, des petits... Mais il ne faudra pas oublier les passages du même Luc, terriblement exigeants pour les disciples ! C’est en Luc seulement qu’on a, par exemple, la phrase : "quand vous avez fait tout ce qui était ordonné, dites ’nous sommes des serviteurs inutiles, nous n’avons fait que notre devoir’" (Lc 17,10).

Aussi, avec de tels jeunes, faudra-t-il ré-équilibrer ce Jésus "gentil" avec le Jésus de Marc qui, tout au long de son évangile, pose question : "Mais qui est-il donc ?"... jusqu’à la réponse donnée par un païen, après le dernier soupir (Mc 15,39).
Il faudra peut-être ré-équilibrer l’aspect un peu trop "individuel" et "solitaire" de Jésus par la lecture de l’évangile de Matthieu qui, à tout moment, situe Jésus par rapport, d’une part aux Ecritures et à l’histoire du Peuple élu, et d’autre part, par rapport à l’Eglise ! Il faudra ré-équilibrer le fait qu’aucune fois, en 54 monographies, Jésus ne soit désigné comme "fils de Dieu" (explicitement tout au moins) par une lecture de l’évangile de Jean !

Mais, sommes-nous, nous-mêmes, lucides sur cette dimension "plurielle" de l’Evangile ?

- DIVERS POINTS DE DEPART POUR PARLER DU CHRIST

Les jeunes, avons-nous remarqué, ont plutôt tendance à parler de Jésus comme de quelqu’un avec qui on tisse des liens aujourd’hui (et en cela, ils sont la traduction vivante de tout le renouveau de la catéchèse depuis Vatican II) ! C’est ce qu’en jargon théologique on appellerait "christologie actuelle" : regarder d’abord ce que Jésus est pour nous aujourd’hui ! Cette première approche est capitale. Elle ne renvoie pas Jésus uniquement dans le passé ni sur un strapontin céleste inabordable. Jésus est vraiment le Vivant puisqu’on a des liens actuels avec lui. Il est vraiment notre "salut" !

Mais là aussi, notre travail d’accompagnateurs consistera à "ré-équilibrer" cette approche fort légitime du visage de Jésus, par une autre approche tout aussi biblique et traditionnelle dite "Christologie d’en-haut". L’exemple typique de cette seconde approche nous était donnée par le catéchisme d’autrefois qui définissait ainsi Jésus : "Le Fils de Dieu fait homme". On part donc de Dieu, c’est-à-dire "d’en-haut" pour montrer ce mouvement de descente de Dieu vers la terre.
Cette expression spatiale (haut-bas) a l’immense avantage de désigner de manière imagée l’initiative de Dieu, en situant l’origine même de ce Jésus en dehors de notre terre, dans le Dieu Père ! Qui peut nier la profondeur biblique d’une telle christologie puisque c’est celle-même du prologue de l’évangile de Saint Jean (Jn 1) ?

Mais des deux première approches christologiques doivent être complétée elles aussi par une troisième, celle, par exemple, de Pierre au centurion Corneille (Ac 10, 37-4-3), partant "d’en-bas", de la vie de Jésus depuis la Galilée jusqu’en Judée, en annonçant ainsi l’exaltation par Dieu de ce Jésus "le 3ème jour".
Cette christologie "d’en-bas" a l’immense avantage de partir d’une plate-forme qui peut être commune à tout homme : la connaissance historique d’un certain Jésus de Nazareth. Elle "colle au réel" en partant de la figure humaine de Jésus pour nous amener à la question "Qui est cet homme" ?

Bref, ces trois approches différentes du même Jésus-Christ, toutes aussi bibliques les unes que les autres, ont toutes des "avantages". Mais non ré-équilibrées par les deux autres, chacune peut devenir très dangereuse. Pourquoi ne pas établir, en équipe d’accompagnateurs, la liste des avantages et des inconvénients de chacune de ces approches ? Cet échange peut permettre une lucidité vis-à-vis de notre propre christologie. Est-ce que nous nous posons nous-mêmes la question de savoir sur quel aspect du visage de Jésus nous insistons ? Tout point de départ est à prendre en compte, mais il s’agit aussi d’aller jusqu’au bout de la démarche, en vérifiant bien que les trois approches ci-dessus sont intégrées les unes dans les autres.

Alors nous pouvons ainsi reprendre ce que les jeunes disent du visage de Jésus-Christ et évaluer le risque que peut comporter, pour l’équilibre de la foi, le fait par exemple qu’à aucun moment, chez eux, la "christologie d’en-haut" n’apparaisse explicitement. Ce n’est pas parce qu’autrefois, nous animateurs, nous avons souffert de l’exclusivisme de cette christologie qu’il faut l’abandonner aujourd’hui. Ne courons pas le risque d’un autre exclusivisme !

* LA FOLIE DE LA CROIX !

- OU EN EST NOTRE ANNONCE DU CHRIST MORT ET RESSUSCITE ?

Tout ce"ré-équilibrage" de notre manière de parler passe cependant par un point incontournable : Au milieu du jardin il y a la Croix ! A un moment ou à un autre il faut que Jésus vienne par sa croix faire lui-même mourir en nous et dans les jeunes, nos et leurs propres idées sur Jésus.

Les Apôtres ont tous été obligés de faire mourir en eux les idées qu’ils se faisaient de Jésus. C’est notre rôle en tout cas d’annoncer "la folie de la Croix", de rappeler que ce Jésus "proche", il l’est "en donnant de soi", en donnant sa vie ! Peut-il y avoir "foi chrétienne" sans cette découverte de Jésus "pierre d’achoppement" et sans faire l’expérience quelque part dans sa vie de la déception triste des disciples d’Emmaüs qui "espéraient mais..." (Lc 24, 21) ?

Oui, pour greffer il faut couper un jour ou l’autre ! C’est le seul moyen pour que la sève apparaisse et pour que les fruits ne soient pas toujours sauvages. Certes, on prend un risque en greffant la croix et en "décevant" certaines attentes religieuses ou humaines chez les jeunes : Jésus n’est peut-être pas l’absolu ou le copain tel qu’ils l’envisageaient !!! Mais il en va de notre fidélité au "kérygme", à la prédication des apôtres ! Sous prétexte, parfois, de vouloir "ne pas éteindre la mèche qui fume encore" on n’ose pas dire aux jeunes de se forcer un peu pour ouvrir les volets quand il fait jour dehors ! Pourtant, quelle lumière peut jaillir dans le coeur d’un jeune quand il découvre que Dieu n’est pas du côté de ceux qui tuent, mais du côté de Celui qui souffre et meurt !
Quelle lumière quand un jeune découvre que Dieu n’est pas un douanier qui nous attend de l’autre côté en nous demandant ce qu’on aura à déclarer, mais quelqu’un qui fait "le passage" avec nous : "ce soir, tu seras avec moi..." (Lc 23, 43). On ne peut pas rester insensible au fait que quatre fois seulement en 54 monographies, apparaît explicitement le mot de "Résurrection" et une seule fois le mot "mourir" pour dire sa foi en Jésus-Christ.

Si la mort de Jésus-Christ a fait tomber le mur entre Israël et les nations (Eph 2, 14-17), ne sera-t-elle pas aussi le choc qui ébranlera le mur que l’on constate souvent entre l’Eglise et les jeunes ? L’Eglise ne sera l’Eglise des jeunes que s’ils entendent l’intégralité de la Parole..., que s’ils rencontrent eux aussi "l’étranger" qui leur expliquera la mort de Jésus "en partant de Moïse et des prophètes" (Lc 24,27).

Ce n’est pas en effet par masochisme ou par dolorisme, ou parce que "ça fait bien" de choquer et de faire scandale qu’il nous faut passer par l’annonce aussi du Vendredi Saint. Il en va de la révélation même du visage du Dieu de Jésus-Christ. Puisque les jeunes sont sensibles au visage humain de Jésus-Christ, allons jusqu’au bout de cette sensibilité et aidons-les à découvrir comment cette vie humaine "jusqu’au bout" nous révèle ce qu’est une personne divine : pauvreté totale donnée à l’autre pour que l’autre soit lui. Aidons-les à découvrir comment dans sa liberté infinie le Fils se donne au Père à en mourir..., et comment le Père aussi, dans son coeur de Père, souffre de cette mort du Fils, mais accepte, dans le même "état d’Esprit" de donner ce qui lui est plus cher que lui-même : son Fils... Dans les "petits groupes" où les jeunes se retrouvent, n’ont-ils pas déjà fait humainement cette expérience de la vie même de Dieu : "il n’y a pas de plus grand amour que de se donner à ceux qu’on aime"...

En passant par le visage de ce Dieu-là, c’est le visage de l’homme véritablement humanisé qui apparaît du même coup. Si notre HUMANISATION était de vivre dans cet "état d’Esprit-là"... Le serpent du jardin qui nous pousse à vouloir "être comme des dieux" se fait écraser la tête par cette humanité qui découvre en Jésus-Christ qu’il lui est donné de "devenir Dieu" par cet "Esprit"-là !

Annoncer la folie de la croix, c’est paradoxalement annoncer la Vie ! Nous n’avons pas d’autres projets que d’aider les jeunes à s’Humaniser ainsi ! A leur tour, ils en Humaniseront d’autres ainsi. Mais savent-ils qu’il s’agit de cela ?

"Au milieu de la place, des arbres de Vie qui fructifient douze fois..." (Ap 22,2)

Peut-être est-il temps maintenant de quitter le jardin pour aller encore plus loin et comme la Bible, faire le passage du jardin écologique de la Genèse à la cité céleste de l’Apocalypse, la Jérusalem où tous les hommes sont appelés a vivre ensemble et à se retrouver sur cette place, pour se laisser nourrir par les fruits des arbres de vie ! Il est temps d’aller plus loin et de parler du Corps du Christ dans sa totalité, de l’Eglise !

Cette fois, la question se corse ! Il est absolument impossible de dégager des lignes de force concernant l’Eglise à partir des 54 monographies étudiées. On passe de "la vieille dame fréquentée par les vieux" à "l’Eglise-Mère dont on a tellement reçu". On navigue entre "quelque chose qui n’a pas de consistance" et l’Eglise définie comme "c’est toi, c’est moi..". Le seul élément commun pourrait être simplement "l’Eglise, ça pose question !". Il est clair aussi, en tout cas, que si les jeunes acceptent et sont attirés par le visage humain de Jésus-Christ, il n’en est pas de même pour celui de l’Eglise !

* QUATRE REMARQUES "DECONTRACTANTES"

Ne dramatisons pas trop ! Est-ce que ce que les jeunes rejettent quand ils parlent de l’"Eglise" correspond à ce que Vatican II appelle "sacrement de salut" pour les hommes ? Si l’Eglise pose question ce n’est pas que négatif.

Elle est un "Mystère" qui signifie aux hommes "le Mystère du dessein de salut de Dieu" (Eph 1,9). A partir de quel âge découvre-t-on ses parents ? N’est-ce pas à partir vraiment de l’âge adulte, après les oppositions de l’adolescence ? Ne dramatisons pas trop et prenons patience !

Est-ce uniquement parce que l’Eglise annonce mal Jésus-Christ qu’elle est "rejetée" ? N’est-ce pas aussi parce que de temps en temps elle annonce "bien" ce qu’elle a à annoncer et qu’ainsi elle brise quelque peu "l’idéal" rêvé ! N’étant pas au-dessus de son Maître qui lui aussi fut rejeté, l’Eglise doit s’attendre à vivre la même chose.

Ils ne voient pas ce qu’est l’Eglise ou croient la voir trop bien ! Mais
n’en font-ils pas eux-mêmes une expérience non conceptualisée ? Vos différents groupes d’aumônerie, de Services Diocésains des Vocations, etc.ne sont-ils pas l’Eglise ? Les rejettent-ils aussi ?
Avons-nous intégré en nos visions d’animateurs de groupes de jeunes cette phrase de Vatican II : "Les Eglises particulières sont formées à l’image de l’Eglise universelle. C’est en elles et à partir d’elles qu’existe l’Eglise catholique une et unique" (L.G. 23) ?

Ce que les jeunes disent de l’Eglise vient de ce qu’ils ont pu lire comme pages d’Evangile à travers la vie de quelques chrétiens ou de quelques communautés, de quelques temps forts ou de quelques événements. N’est-ce pas à partir de là que peut se rétablir le dialogue sur l’Eglise ? Ils sont autrement sensibilisés à l’Eglise quand ils savent que Mère Teresa, à un journaliste qui lui demandait : "qu’est-ce qui ne va pas dans l’Eglise ?" avait simplement répondu : "vous et moi !"

* NE PAS SEPARER l’EGLISE DE SA MISSION !

La question essentielle n’est pas de savoir si les jeunes ont on non envie de faire partie de l’Eglise... La question essentielle est de savoir s’ils ont envie, oui ou non, de dire qu’en Jésus-Christ ils ont découvert quelqu’un qui les "humanisait" en profondeur afin, qu’à leur tour, d’autres hommes aujourd’hui et demain puissent dire "mais oui, c’est peut-être bien Jésus le Vrai Homme... le Vrai Dieu !". En se posant cette question de fond ils ne pourront pas ne pas prendre le chemin que nous aussi nous avons parcouru : celui de la rencontre avec ceux qui, eux aussi, ont le même but, "faire l’homme" en Jésus-Christ.

En attendant, notre travail d’accompagnateurs consiste à être attentifs à ce que les jeunes articulent bien ensemble les trois critères de l’Eglise : la Parole de Dieu, les sacrements et la vie "morale". En effet, l’Eglise découvre dans la PAROLE le projet de Dieu de faire l’homme. Cela n’est pas actuellement très difficile à vivre avec des jeunes. Assez spontanément, les jeunes que nous rencontrons ont cet "appétit".

Apparemment, même s’ils ont du mal à le vivre, les jeunes conçoivent assez bien aussi que pour "faire l’homme", il n’est pas possible de vivre n’importe comment..., et donc qu’une certaine "VIE MORALE" s’impose. Leurs engagements dans divers Mouvements caritatifs ou Tiers-Mondistes sont déjà les signes de cette intégration.
Par contre, où en est chez eux LA VIE "SACRAMENTELLE" ? Ont-ils un jour entendu dire que pour "se donner" à la manière de Jésus-Christ, il fallait obligatoirement une première étape : "recevoir l’autre" ? Oui, dans la Parole de Dieu, l’Eglise découvre ce que veut dire "faire l’homme" ! Oui, par sa vie, elle dit quelque chose de ce projet déjà en train de se réaliser ! Mais comment signifier au monde (et à nous-mêmes) que ce projet, ce n’est précisément pas le nôtre, mais celui que l’on reçoit de Dieu ?

Par le baptême, l’Eglise signifie qu’être homme, c’est recevoir la vie et non se la donner...au nom du Père, du Fils et de l’Esprit ! Par la Confirmation elle signifie qu’être homme, c’est vivre dans l’état d’Esprit de Dieu, et que cet Esprit il nous est donné... Par l’Eucharistie, elle signifie dans l’action de grâce qu’être homme c’est recevoir le corps du Christ pour le devenir avec Lui ensemble !
Bref, cet aspect sacramentel est capital, car c’est par lui que l’Eglise montre qu’elle ne travaille pas pour son propre compte, mais bien qu’elle se reçoit d’un Autre. Oui, la mission de l’Eglise est bien une tâche à accomplir, mais c’est d’abord un "don" ! En oubliant cela, toute vocation va très vite apparaître comme "embrigadement".

Comment sommes-nous attentifs à l’articulation de ces trois aspects de la vie de l’Eglise quand nous organisons des week-ends ou des "temps forts" ?

Conclusion : Et les vocations alors ???

C’est vrai qu’à la fin de cet exposé on peut se demander si vraiment l’objectif d’une telle rencontre est atteint !
J’ai bien conscience que l’objectif n’est pas atteint. Pourtant il me semble qu’on a pris la bonne route qui vous permettra d’avancer. Le "petit tour chez le photographe" n’était-il pas "révélateur" de notre attention aux jeunes et de l’attention que Dieu a toujours porté à chacun ? Le passage par le "jardin" ne nous a-t-il pas fait mieux percevoir la méthode même de ce Dieu qui "appelle" à la vie ? Le "ré-équilibrage" de nos manières de voir Jésus et de vivre en Eglise n’est-il pas là pour "élargir notre horizon"...

Cette fois, le travail reste à faire... par vous avec l’Esprit Saint (Ac 5, 32). Mais il s’agit bien de prendre la question des vocations par le bon bout : celui du projet de Dieu de "faire l’homme en Jésus-Christ". L’Eglise est dans le monde pour signifier que ce projet de Dieu ce n’est pas du baratin !

Alors, quelle est ma place dans ce projet ?
Avec qui vais-je tenir cette place ?

Mais si je ne la tiens pas... qui la tiendra ?

NOTES ------------------------------------

* Le père Armand ATHIAS est Supérieur du Séminaire de BESANCON [ Retour au Texte ]