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Joies, espoirs, tristesses et peurs des jeunes
salésien de Don Bosco
Parler des jeunes, bien sûr, ce ne peut être qu’à partir de mes propres rencontres avec ces jeunes. Voilà plus de vingt-cinq ans que je travaille avec eux, comme éducateur spécialisé auprès d’adolescents et de jeunes en difficulté, majoritairement domiciliés dans les quartiers que notre Ministre de la Condition sociale, M. Borloo, qualifie de « vulnérables ». Bien sûr, ces jeunes que je côtoie ont souvent des conduites symptomatiques dans le registre de la délinquance, de la toxicomanie ou des conduites à risques. Mais ceci ne me semble pas invalider le discours car ils mettent en exergue, d’une façon plus pointue que les autres, cette difficulté à grandir comme jeunes dans notre société d’aujourd’hui.
Méfions-nous d’une approche globale de la jeunesse. Aucune démarche n’est plus dangereuse, dans n’importe quel discours sur les jeunes, qu’une référence trop systématique à des concepts aussi ambigus que ceux d’adolescence et de jeunesse. Tous les auteurs, qu’ils soient sociologues, éducateurs en conviennent : la Jeunesse avec un grand J n’existe pas. La jeunesse n’est qu’un mot, comme disait Bourdieu. Il fonctionne comme un fourre-tout, commode mais trompeur. Et si l’on veut désigner par le terme de jeunesse l’ensemble des jeunes, on s’expose à de graves difficultés, car ils ne forment ni un tout cohérent ni un ensemble social unifié. Ils ne constituent pas une classe d’âge qui penserait et vivrait de manière identique. Les jeunes sont très diversifiés. Les jeunes, c’est comme les quadragénaires : entre un quadragénaire chef d’entreprise, un quadragénaire en prison et un quadragénaire chômeur, il y a des différences. Ce qui constitue la jeunesse, c’est l’appartenance à cette tranche d’âge, et l’appartenance à cet état un peu intermédiaire entre l’âge de l’enfance et l’âge adulte.
Vous savez qu’une des caractéristiques de notre société contemporaine, c’est l’allongement de cette période d’adolescence. Dans les sociétés primitives africaines, l’adolescence durait une semaine, le temps d’une initiation, et l’enfant passait directement du statut d’enfant au statut d’adulte. Aujourd’hui, l’adolescence tend à se prolonger et il me semble que l’une des évolutions principales de notre société française - tous les responsables politiques, économiques, ecclésiaux n’en ont peut-être pas suffisamment pris conscience - est qu’en trente ans, la période d’adolescence a doublé. C’est du jamais vu. On entre en adolescence de plus en plus tôt : l’âge moyen d’entrée en puberté a avancé de dix-huit mois en l’espace de trois décennies. On en sort de plus en plus tard, si je caractérise la vie adulte comme étant le fait de ne plus vivre chez papa-maman et d’être autonome sur le plan financier : l’âge du mariage se situe vers vingt-six ou vingt-sept ans, en raison des difficultés d’accès à l’emploi. Les programmes de formation destinés aux jeunes en situation de rupture scolaire ou en difficulté d’insertion professionnelle qui, il y a vingt-cinq ans, étaient destinés aux 16-21 ans, sont destinés aujourd’hui aux 18-25 ans.
Nous avons donc une période d’adolescence, de jeunesse qui s’étale entre onze et vingt-cinq ans, qui dure quatorze ans alors qu’il y a une trentaine d’années, c’était plutôt entre treize et vingt-et-un ans. Et c’est par définition une période de mal-être, parce que le jeune est à la fois adulte physiologiquement et enfant socialement.
Certaines sociétés vont jusqu’à qualifier de jeunes les 25-35 ans : c’est le signe de vieillissement de l’institution. Personnellement, je suis encore un jeune salésien dans l’Église, alors que je serais un vieux cadre dans l’entreprise. Méfions-nous de cette tendance des institutions à élargir le champ de la jeunesse pour masquer leur propre vieillissement.
Rappelons-nous, c’était il y a deux cents ans : Napoléon Bonaparte avait vingt ans lorsqu’il commandait l’armée de France sur le pont d’Arcole, Saint-Just avait vingt ans lorsqu’il réclamait la tête du roi à l’Assemblée nationale. Lisez le livre de Jean-François Deniau sur La gloire à vingt ans : dans notre société, c’est uniquement possible dans le monde du sport ou du spectacle. Aux autres époques, c’était possible dans tous les domaines, même dans l’Église. Celui qui a mis en œuvre le concile de Trente, l’archevêque de Milan, est nommé cardinal à vingt-trois ans, archevêque de Milan à vingt-cinq ans. Ce problème de jeunesse est aussi lié au problème du vieillissement d’une société.
Alors comment parler des joies, espoirs, tristesses et peurs des jeunes d’aujourd’hui ? Il me faut bien sûr prendre une grille de lecture et je vous proposerai d’emprunter celle du P. Bro dans un remarquable petit ouvrage que certains d’entre vous connaissent peut-être : La foi n’est pas ce que vous pensez. Il parle des trois expériences qui, à ses yeux, font le trésor de toutes les philosophies, d’Aristote à Pascal, comme de saint Augustin à Freud. Ce sont premièrement l’expérience du désir, c’est-à-dire en même temps la nostalgie du bonheur et l’expérience de nos limites. Deuxièmement, l’expérience des autres, dans le besoin de nous unir à eux et en même temps dans la crainte de les subir et de les réduire. Et enfin troisièmement c’est le drame et la chance de ne pouvoir s’achever que dans la durée.
Le P. Bro nous dit en quelque sorte : « Dis-moi ton rapport au bonheur, dis-moi ton rapport aux autres, dis-moi ton rapport au temps et je te dirais qui tu es. » Les Béatitudes, ce chemin de bonheur ouvert par l’Évangile, incluent ces trois types de rapport. « Heureux », c’est bien le rapport au bonheur, « les » suppose que le destinataire du message est inséré dans un tissu relationnel et cette articulation présent-futur (« le royaume est à eux », « ils auront ») inscrit dans la durée. On a là, au cœur même de ces Béatitudes, l’appartenance à ces trois registres.
Passer du rêve au projet
Alors, brièvement, je vous propose de voir, chez les jeunes d’aujourd’hui, ce qui a changé dans le rapport au bonheur, dans le rapport aux autres et dans le rapport au temps. Je dirai tout d’abord que ce rapport au bonheur est parfois mis à mal par la difficulté de passer du rêve au projet. La soif de bonheur est présente chez les jeunes d’aujourd’hui, comme elle l’était chez les jeunes d’hier. Tous rêvent d’être heureux. Mais ce qui caractérise la jeunesse, c’est ce passage du rêve au projet. L’enfant a des rêves de bonheur, et voici que l’adulte est appelé à construire un projet. J’aime à définir l’adolescence comme étant cette période, à la fois merveilleuse mais difficile, de passage du rêve au projet. Mourir au rêve pour naître au projet, c’est l’itinéraire pascal de l’adolescence, et passer du rêve au projet nécessite de mourir à une part de rêve pour négocier l’autre partie avec les contraintes de la réalité et naître au projet.
J’aime souvent, lorsque j’interviens en lycée, prendre l’exemple du jeune lycéen qui veut devenir médecin : « Je serai heureux quand je serai médecin, mon bonheur ce sera d’être médecin. » Bulletin trimestriel de fin de seconde, mathématiques : 2 ; physique : 3.« Mon pauvre bonhomme, tu veux être médecin, soit, mais au vu de tes performances scolaires et au vu des pré-requis pour entrer dans la filière de formation cela risque d’être difficile... »
Passer du rêve au projet, ce n’est pas briser le rêve. Trop de jeunes souffrent de ne rencontrer que des adultes briseurs de rêve et, chaque fois qu’ils émettent une aspiration, il y a un adulte pour leur dire : « Mais non, n’y pense pas, ce n’est pas pour toi. » Il faut au contraire aller explorer la racine du rêve pour voir ce qui est négociable avec la réalité. « Tu veux être médecin, pourquoi ? » « Et bien parce que mon grand oncle était médecin, il y a son portrait dans le salon... » « Tu n’es plus un enfant. L’enfant veut devenir médecin par admiration du métier d’une personne qu’il admire. J’ose espérer que ton grand-oncle n’est pas devenu médecin pour faire plaisir à sa grand-mère. Toi tu veux être médecin, pourquoi ? Est-ce pour une relation avec le corps de l’autre ? D’autres métiers te le permettent : entraîneur sportif, kinésithérapeute. Est-ce pour une relation avec une personne en souffrance ? D’autres métiers te le permettent : assistant de service social, éducateur spécialisé. » Il y a toujours moyen de réaliser une part du rêve, si ce n’est pas la totalité. La grande difficulté de ces jeunes se situe au moment où ils commencent à prendre conscience que le rêve n’est pas réalisable. Il faut continuer à s’accrocher à leur projet de bonheur en passant du rêve au projet. C’est d’ailleurs une des grandes caractéristiques des accompagnements que vous faites dans les services des vocations : passer de la figure parfois rêvée du prêtre, avec tout le risque de l’imaginaire, au projet d’une vie sacerdotale inscrite dans un diocèse ou dans une congrégation religieuse.
La fuite dans le rêve
Il y a là trois grands risques pour les jeunes. Le premier c’est le risque de la fuite dans le rêve. La réalité leur paraît tellement décevante par rapport à tout ce dont ils ont rêvé qu’ils ont tendance à s’évader ; ils ont une véritable incapacité de s’inscrire dans la dure réalité. On voit là un des facteurs qui vont en conduire un certain nombre sur les chemins de la drogue. Vous savez qu’aujourd’hui, en gros, les deux tiers des jeunes lycéens ont touché au cannabis. Je connais des jeunes de lycées professionnels qui n’ont absolument pas choisi leur orientation ; ils ont été mis là parce qu’il y avait de la place. Ils n’ont absolument pas été accompagnés dans un processus de passage du rêve au projet, et ils vont écrire sur les banquettes du train : « Sans shit la vie est triste. » Leur seule manière de vouloir construire du sens va être l’échappée.
La révolte
Un certain nombre de jeunes vivent dans un état de révolte par rapport à cette société qui ne leur permet pas de réaliser leur rêve. D’autant qu’elle le permet à d’autres : « J’en veux à la société des hommes qui, finalement, ne me permet pas de réaliser mes rêves alors qu’elle le permet à quelques uns que je vois briller sur les écrans de télévision. »
Chausser le projet d’un autre
C’est tellement douloureux et difficile d’effectuer ce travail de négociation de ses aspirations, qu’on peut avoir tendance à s’engouffrer dans la voie proposée par un autre. C’est toujours un mauvais plan. J’aime le rappeler aux adolescents qui ne peuvent pas faire l’économie de ce difficile mais prometteur travail de passage du rêve au projet. Sinon, cela débouche sur la crise à la quarantaine. Je le vois même dans la congrégation : j’ai connu quelques salésiens qui sont devenus prêtres Salésiens de Don Bosco pour réaliser le rêve de leur maman. Après, ils ont quitté l’Église, ils se sont mariés.
On ne peut pas miser sa vie sur le projet d’un autre, fussent-ils ses parents chéris ou son accompagnateur spirituel chéri. C’est là toute la prise de conscience de ce rôle d’accompagnateur, où il s’agit toujours d’aider le jeune à effectuer ce passage du rêve au projet et non pas de le faire entrer dans le projet s’il doute de lui-même. Le plus bel exemple de ce passage du rêve au projet, c’est bien évidemment celui de Marie. Le chant du Magnificat est un chant qui n’a pu être écrit qu’à l’époque de l’adolescence. C’est, par définition, le chant de l’adolescence. « Les riches sont renvoyés les mains vides, il comble de biens les pauvres, les superbes tombent de leur trône » : on a là toutes les aspirations de l’adolescence. Marie devra faire un sacré chemin lorsqu’elle contemplera son Fils crucifié au Calvaire. Elle se rappelle ces paroles : « Il renverse les puissants de leur trône. » Et pourtant ce sont les puissants qui ont crucifié le Fils. Marie a dû passer du rêve du Magnificat au projet d’engagement dans l’Église de la Pentecôte. Pour faire fructifier ses rêves, elle a « conservé toutes ces choses dans son cœur », un long moment.
Ce qui est un peu difficile avec les jeunes d’aujourd’hui, c’est que la société élève le niveau des rêves alors que les contraintes de la réalité deviennent de plus en plus lourdes. Il y a quarante ans, le fils d’un paysan rêvait d’avoir sa propre ferme, le fils d’un contremaître rêvait de devenir chef d’entreprise. Les jeunes que je côtoie, sur les places d’Argenteuil et maintenant dans les quartiers de Lyon, rêvent de devenir une star : star de foot, Anelka a commencé comme ça, pourquoi pas eux ! Star à la télé, comme l’idole de Star Academy... Le rêve, c’est de gagner des millions. Alors que les contraintes de la réalité, elles, sont aussi dures si ce n’est plus que celles d’hier, et la frustration est de plus en plus grande.
Un rapport aux autres freiné par la montée de l’individualisme
Ce qui caractérise l’évolution de notre société française, comme celle des sociétés européennes, depuis une trentaine d’années, c’est cette montée de l’individualisme. Il n’y a pas que du mauvais dans les mots en « isme », il y a du bon grain et de l’ivraie. Qui dit attention à l’individu, à la personne, dit qu’on ne va pas mettre la vie de l’individu en jeu pour n’importe quel type de cause. Il y a des valeurs chrétiennes dans cette prise en compte de la personne, mais il y a aussi des excès, par exemple la difficulté de plus en plus grande que rencontrent un certain nombre de jeunes dans l’apprentissage du vivre ensemble. Le vivre ensemble pose plus de problèmes. Et j’aime dire que nous assistons véritablement, aujourd’hui, à une crise dans cet apprentissage du vivre ensemble. En principe, il y a trois lieux où l’on apprend à vivre ensemble : la famille, la cité, l’école.
La famille
On assiste à une évolution de la famille moderne qui a tendance à se vivre de plus en plus comme un petit îlot affectif préservé au milieu d’une société devenue insécurisante et concurrentielle plutôt que comme cellule de base de la société. Je rencontre énormément de parents qui ont beaucoup de difficulté à dire non à leur enfant. Parce que si vous dites non à votre adolescent de dix-sept ans un soir à dix-neuf heures, vous vous gâchez toute la soirée. Il va revenir à la charge, il va lâchement profiter que vous allez à la salle de bains au bout du couloir... Si vous dites : « A quelle heure veux-tu rentrer chéri ? », la soirée est sauvée. Et puis, si vous dites non à votre fille de douze ans, elle ne va pas sauter immédiatement dans vos bras en disant : « J’ai les meilleurs parents du monde. » Elle va dire : « Ce n’est pas possible que je sois née dans une famille aussi ringarde ! Tous les parents de mes copines sont compréhensifs, il a fallu que je tombe dans cette famille ! » Ce n’est pas gratifiant pour les parents. Je ne les jugerai pas car je sais combien la vie est devenue difficile, et parfois marquée par l’insécurité. Mais combien de parents souhaiteraient que la relation avec l’enfant soit continuellement gratifiante ! Souhaitant que la relation avec l’enfant soit gratifiante, on ne sait plus dire non, alors qu’on se socialise dans l’apprentissage du non.
Dans les familles d’hier, avec six enfants et un seul poste de télévision dans la salle à manger, il y avait forcément de la socialisation. Le mercredi soir, l’un voulait voir le foot, l’autre le documentaire, le troisième le feuilleton, les parents tranchaient. Dans des familles de deux enfants comme j’en rencontre aujourd’hui, où chaque gamin a son poste de télé dans sa chambre, il n’y a plus de socialisation du tout. Je connais même des familles où la tradition du repas familial, le soir, n’existe plus. Pourquoi attendre ? Le gamin fait ses devoirs. Il mange : on ne va pas attendre la mère occupée avec le petit frère ; et puis le père est en retard, il se fera chauffer quelque chose au micro-ondes... On ne va pas gâcher tout notre programme de soirée parce que le père est retenu au boulot ! Nous assistons à une tendance de la famille moderne à utiliser les outils du confort, la télé, le portable, le micro-ondes pour apporter une réponse individualisée à chaque membre de la fratrie, ce qui est intéressant en terme d’épanouissement, mais redoutable en terme de socialisation. La famille est un lieu où l’on apprend de moins en moins à vivre ensemble.
La cité
Avec la montée de l’individualisme ambiant, le citoyen moyen ne se sent plus légitimé pour intervenir auprès d’un gamin qui n’est pas le sien. « C’est pas mon gosse, c’est pas mon problème. » Et quand un gamin fait le mariole sur l’espace public, s’il est petit, je rigole, s’il est grand, j’ai peur, mais je ne bouge plus. La cité est devenue de moins en moins socialisante.
L’école
Alors, tout repose sur l’école et, bien sûr, elle est en difficulté, puisqu’elle devient le seul lieu où on impose une vie de groupe. Ce n’est donc pas sans tension. Tous les enseignants se plaignent du comportement de leurs élèves dans le groupe classe. Je leur dis : « Plaignez-vous auprès de vos collègues, la vie en groupe s’apprend ! » Comme j’aime à le dire devant tous ces phénomènes de violence, la violence est naturelle : tous les scénarios d’enfants sauvages sont des scénarios d’enfants violents. Ce qui n’est pas naturel, et qui est le fruit de l’éducation, c’est la convivialité et la paix. Le fait que vous soyez sagement assis en train de m’écouter, ce n’est pas naturel du tout, c’est le fruit de l’éducation.
Chaque fois que j’interviens dans un collège où il y a d’intenses phénomènes de violence, la première chose que je dis aux enseignants : « Quand vous réunissez cinq cent jeunes dans un lieu, il y a énormément de violence, c’est complètement naturel. Ce qui m’émerveille, c’est quand il n’y a pas de violence. Cela veut dire que les jeunes sont éduqués. » Autrement dit, tout ce problème de violence des jeunes, qui nous inquiète aujourd’hui, n’est pas d’abord un problème de jeunes. J’entends des parents, des instituteurs, des animateurs me dire : « Que se passe-t-il, ils deviennent de plus en plus violents, de plus en plus tôt ? » J’ai envie de dire que le bébé du XXIe siècle n’est pas plus violent que le bébé du XXe. Le problème de la violence des jeunes, c’est un problème d’adultes. La question que nous avons à nous poser, c’est : « Comment se fait-il que nous, adultes, ayons aujourd’hui plus de difficultés que les générations précédentes pour effectuer l’apprentissage de la régulation de l’agressivité et de la violence ? » Il revient toujours à l’adulte d’apprendre au jeune à maîtriser son agressivité pour qu’elle ne se transforme pas en violence.
Là, on touche vraiment le problème central de notre société française : il y a trois lieux où on devrait apprendre à vivre ensemble, et chacun de ces lieux renvoie la responsabilité sur les deux autres. La famille dit : « Apprendre à vivre ensemble, ce n’est pas mon problème ; nous, nous sommes là pour nous aimer. On s’aime, vivre ensemble c’est dehors. » L’école dit : « Apprendre à vivre ensemble, ce n’est pas mon problème ; moi je suis là pour enseigner le savoir. Apprendre à vivre ensemble ce n’est pas mon problème, je suis professeur de maths, de physique... » Et le politique dit : « Apprendre à vivre ensemble, ce n’est pas mon problème ; c’est trop compliqué, et il y a toutes les lois de protection. »
Imaginez le problème de la fraude dans les transports collectifs parisiens - cela concerne des centaines de millions d’euros. Lutter contre la fraude, c’est commencer par dire quelque chose au gamin de douze ans qui circule sans payer son ticket dans le bus ou dans le train. Si un contrôleur arrête un gamin de douze ans qui n’a pas de billet, il lui demande de le payer. Si l’enfant n’a pas d’argent, il veut le faire descendre du train, mais là tout se complique. Il faut qu’il descende avec lui, qu’il l’emmène au commissariat de police ; il faut appeler un avocat et un médecin, tout de suite, parce qu’avec un gamin de douze ans, il faut d’abord se garantir ; et enfin, il faut appeler les parents. Les parents disent qu’ils n’ont pas autorisé l’enfant à partir et qu’il doit « se dém... » pour rentrer. Vous êtes obligé de le raccompagner chez lui. Un maire avait essayé de convoquer dans son bureau un gamin qui avait cassé un abribus ; il avait convoqué aussi les parents... Il s’est fait reprendre par les juges : « Monsieur le Maire vous n’avez pas de pouvoir de justice... » Et on en arrive effectivement à des adolescents de plus en plus désocialisés.
A quoi voit-on cette désocialisation ? Dans leur mode de regroupement. Quand on observe les jeunes d’aujourd’hui, on s’aperçoit que ce qui fonctionne, c’est soit le petit noyau de trois ou quatre, soit le grand groupe de dix mille. Et le groupe de quinze, vingt ou trente a beaucoup plus de mal à fonctionner. Pourquoi ? Parce que dans le groupe de trois ou quatre comme dans le groupe de dix mille, le « moi-je » sort conforté. Dans le groupe de trois ou quatre, on choisit les autres, des amis qui sont un peu comme soi ; dans le groupe de dix mille, on entend ce qu’entendent les autres, on vibre ensemble. Le « moi-je » est conforté par neuf mille neuf cent quatre-vingt dix-neuf autres « moi-je » qui vibrent au même événement. Alors que dans le groupe de quinze, vingt ou trente, on est obligé de se confronter à la différence de l’autre, de se mettre d’accord sur des règles. La règle élémentaire, c’est de parler l’un après l’autre ; dans un groupe de quatre, si deux parlent en même temps, cela ne gêne pas les deux autres. Dans le groupe de dix mille, à Longchamp ou à Rome, on peut très bien écouter le Pape et dire : « Il fait chaud... Hé, tu n’as pas du Fanta... » De toute façon, avec la sono, vous êtes obligés d’écouter le Pape, alors ça ne dérange pas que vous parliez avec votre voisin... C’est pour cela que l’Église attache toujours de l’importance aux groupes de taille intermédiaire. On s’aperçoit de la grande difficulté des jeunes à s’inscrire dans ce genre de groupe. J’essaie de mettre en garde les responsables de la pastorale des jeunes par rapport à une pastorale qui ne serait que celle des petits noyaux de trois ou quatre (les mêmes) ou celle des grands rassemblements.
Pour fonder son Église, Jésus a choisi le groupe conflictuel des douze. Il n’y avait rien de plus conflictuel que les douze, ils n’étaient d’accord sur rien. Sur le plan politique, il y avait des collaborateurs et des résistants ; sur le plan économique, certains avaient une sensibilité de gauche orientée vers le partage, d’autres étaient libéraux. Une équipe de foot marche avec des gens différents, parce qu’au moment où l’on siffle le penalty, c’est le meilleur qui se présente devant le but. Mais les apôtres, devant la question de savoir qui est le plus grand d’entre eux, ne sont pas d’accord. Il n’y a même pas une échelle de valeurs interne. Et bien, Jésus a pensé que ce groupe conflictuel était plus solide pour construire son Église que la foule unanime, et les faits lui ont donné raison ; vingt siècles après, elle tient toujours. C’est toujours aussi conflictuel, mais ça tient toujours, c’est réjouissant. Regardez l’assemblée des évêques : elle reste conflictuelle mais ça tient, parce qu’il y a effectivement une prise en compte de la différence.
Vivre la différence comme une richesse
Si je ne fais que parler avec ceux qui sont comme moi, ce n’est pas intéressant. Jésus est venu apporter la paix, non pas à la manière du monde, une paix fondée sur l’indifférence ou fondée sur l’équilibre des forces. Il est venu apporter une paix fondée sur l’acceptation de la différence de l’autre. La différence est une richesse ; or un certain nombre de jeunes vont la vivre sous l’angle de la menace.
J’ai discuté avec un groupe de jeunes au retour des JMJ : ils étaient tout heureux, tout joyeux de l’expérience menée. Ce qu’ils en retenaient, c’était d’avoir rencontré des jeunes différents. Ils ont rencontré des Américains, des Africains, ils ne savaient même pas que les arabes chrétiens existaient. A moi de leur dire : « Viens dans ma cité, c’est génial tous les jours. Une cage d’escalier est en Turquie, une cage d’escalier est au Maghreb, une autre au Mali. » Là, ce n’était plus formidable du tout, cela faisait très peur. Pourquoi ? Je ne critique pas du tout ces rassemblements mais ce que l’on a vécu là, comment va-t-on le retraduire ?
Le jeune en difficulté, une chance pour le groupe
Le Christ est toujours sous les traits du petit ; pour l’école catholique, la figure du Christ, c’est l’élève en difficulté. Dans tout groupe, la figure du Christ est celui qui risque d’être exclu. Alors que nous avons une idéologie télévisuelle qui est celle du maillon faible. Faisons sauter le maillon faible pour nous retrouver bien ensemble dans notre élite. En ce moment, toutes ces émissions de téléréalité sont fondées sur cette idéologie du maillon faible. Alors que dans la Bonne Nouvelle, au contraire, le plus faible est une chance pour le groupe, une chance de pouvoir se mobiliser pour lui, une chance de pouvoir progresser.
Un rapport au temps marqué par l’immédiateté
Nous sentons, chez les jeunes d’aujourd’hui, des difficultés de plus en plus grandes à se projeter dans l’avenir. Nous sommes la première génération qui confions à nos enfants un monde, une Europe, sans risque majeur d’invasion du territoire, c’est du jamais vu. Mes parents ont connu la seconde guerre mondiale, mes grands-parents la première ; mes arrière-grands-parents vivaient en 1870 ; mes trisaïeuls ont connu les guerres napoléoniennes. C’est la première fois dans l’histoire de l’Europe qu’une génération élève ses enfants sans risques majeurs d’invasion du territoire.
J’avais neuf ans en 1962, mes parents avaient connu les affres du débarquement en Normandie, la ruine de leur belle ville de Rouen. C’est terrible, à vingt ans, de voir en ruines tout ce que l’on a construit. On était en plein blocus de Cuba, menace de guerre nucléaire entre les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique. Et bien je me souviens que le gamin que j’étais, le soir en s’endormant, feuilletait les dernières pages de son encyclopédie des Deux coqs d’or et rêvait de la voiture et du robot de l’an 2000, de la fusée de l’an 2000. Autrement dit, mes parents qui avaient bien plus de raisons objectives que notre génération de s’inquiéter de l’avenir à très court terme, et qui avaient en mémoire le traumatisme de la destruction massive, restaient néanmoins capables d’enthousiasmer leur gosse au sujet du lendemain. Aujourd’hui, dans un sondage effectué auprès d’enfants de dix ou douze ans, à la question : « A quoi vous fait penser demain ? », les trois images qui arrivent en tête sont la peur de la pollution, la peur du chômage, la peur du terrorisme. Comment avoir envie de grandir ?
Évidemment, il est beaucoup plus difficile d’être jeune dans une société qui se projette négativement dans l’avenir que dans une société qui s’y projette positivement. Le discours : « Hier était plus beau qu’aujourd’hui », qui ne cesse de revenir dans nos institutions et parfois aussi dans notre Église, a un effet très négatif sur la jeunesse. Comment inviter le jeune à grandir vers l’avenir, si le discours ambiant lui dit qu’hier le monde était beau, qu’aujourd’hui c’est difficile, et que demain ce sera la catastrophe ?
Sachez que la source principale du mal-être des jeunes réside dans le regard négatif que les adultes portent sur l’avenir. Ceci conduit un certain nombre de jeunes à avoir une grande difficulté à s’inscrire dans le temps car, pour pouvoir s’inscrire dans le temps, il faut être capable de s’y projeter. Il est parfois difficile pour des jeunes de recevoir l’enseignement de l’Église sur les questions de l’affectivité sexuelle. Le discours que nous tenons est le suivant : « Ne gâche pas dans l’immédiat toute l’énergie de ta sexualité. Prends le temps de la lente maturation du désir, du long apprentissage de la connaissance mutuelle et tu verras comme c’est beau plus tard. » Un tel discours est recevable quand on est capable de se projeter dans l’avenir. Un certain nombre de jeunes, lorsque je leur parle comme ça, me disent : « Excuse-moi Jean-Marie, il y a ma copine dans la salle à côté, un petit instant... » Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas tenir ce discours, parce que le discours véritablement éducatif doit prendre en compte ce déroulement dans le temps. Mais nous touchons une des grandes difficultés de l’éducation. Quelles conséquences pour les jeunes ?
Le développement des conduites de l’Instant
Il y a deux grandes conséquences pour les jeunes. La première est le développement des conduites de l’instant. Nous assistons chez un certain nombre de jeunes à l’augmentation des conduites marquées par le « tout, tout de suite ». Je ne sais plus attendre. Je ne suis capable de m’engager dans un organisme humanitaire que si je vois le résultat tout de suite. Je suis capable de donner si, tout de suite, je vois à quoi ça sert. Et cette perte de confiance dans l’organisation, dans l’institution, cette montée de violence, montée de la délinquance.
Je dois vous avouer qu’à seize ans, j’avais envie de conduire ; j’ai toujours aimé conduire. Quel était mon raisonnement ? J’avais seize ans, je venais d’avoir mon bac, je préparais une grande école ; lorsque j’aurai intégré une grande école, avec l’argent des parents, de la marraine, des grands-parents, je passerai mon permis de conduire ; je donnerai quelques cours particuliers de mathématique et je m’imaginais à vingt ans au volant d’une 4L. Mon cousin venait d’en avoir une qui me faisait rêver. Autrement dit, j’étais capable de différer l’énergie de mon désir de conduire en énergie pour réaliser le scénario au bout duquel je me voyais conduisant.
Ces gamins de seize ans que je rencontre dans les cages d’escalier ont la même envie de conduire que moi, les jeunes n’ont pas changé. Ils n’ont aucune possibilité d’entrevoir comment un jour ils vont pouvoir réunir les mille euros pour se payer le permis, aucune possibilité d’entrevoir comment un jour ils vont pouvoir travailler pour se payer la voiture. Eh bien ! un coup de ciseau dans la serrure, un coup de genou dans le volant et en route en BMW. Une société qui ne permet pas à ses jeunes de se projeter dans l’avenir est une société qui fabrique des conduites de l’instant. Cela a aussi une incidence en terme de toxicomanie : on se drogue, ainsi on aura le plaisir tout de suite.
La déprime
Le deuxième risque, c’est celui de la déprime, qui est la pathologie la plus fréquemment rencontrée chez les jeunes parce qu’on ne peut construire du sens que dans le temps. Si le plaisir rime avec les média, le bonheur se construit dans la durée. Vous savez combien, dans notre pays - ce sera le thème de mon prochain ouvrage - le suicide devient préoccupant. La France est un des pays du monde où l’on se suicide le plus, à part la Finlande. Le suicide est devenu la première cause de mortalité des 25-34 ans. Les tentatives de suicide sont quarante à soixante fois plus nombreuses. Une enquête récente montrait que 5 % des garçons et 8 % des filles de quinze à dix-huit ans ont fait une tentative de suicide. Une récente enquête de l’Inserm montrait que 11 % des 15-17 ans étaient traversés par des idées suicidaires. Chaque fois que j’interviens dans un lycée, je me dis que, statistiquement (il faut se méfier des statistiques, il y a évidemment des variations saisonnières et régionales), dans une classe de trente lycéens, il y en a trois qui se posent la question du suicide. Voilà aujourd’hui l’état moral de la jeunesse dans notre pays, à cause de cette difficulté de s’inscrire dans le temps et de construire du sens.
Voilà pourquoi tous ces jeunes sont évidemment demandeurs de cette Bonne Nouvelle, et il y va de notre responsabilité de savoir les rejoindre pour la leur porter. Si ce que nous avons à dire n’est pas une bonne nouvelle pour eux, autant se taire. Il n’y a pas de honte à cela, Jésus a pris son temps pour bien comprendre son peuple, avant de prendre la parole. Ce que nous avons à dire doit être une bonne nouvelle pour eux et il s’agit bien de savoir les rejoindre. Ce qui me paraît très important, c’est de se dire que finalement, le bonheur est dans la germination. Un gamin qui préparait sa profession de foi m’interrogeait récemment : « Jean-Marie il faudrait savoir, le Royaume est-ce qu’il est là ou est-ce qu’il n’est pas là ? Quand je lis l’Évangile, à une page on me dit "Réjouissez-vous parce que le Royaume de Dieu est là", et trois pages plus loin "Priez pour qu’il vienne." »
J’aime beaucoup les questions que posent les enfants d’aujourd’hui, à leur âge on n’osait pas. Il faudrait savoir si le Royaume est là ou s’il n’est pas là. Mais vous savez que la réponse du Christ, c’est la parabole de la graine. Lorsque je suis face à une graine, je peux avec le même degré de vérité, dire que l’arbre est là ou qu’il n’est pas là : ce n’est qu’une question de point de vue. J’ai le droit de dire que l’arbre est là : il est, intégralement déjà, dans cette graine. J’ai aussi le droit de dire que l’arbre n’est pas là : si je ne plante pas la graine, si je ne l’arrose pas, il ne verra jamais le jour. Autrement dit, il est aussi vrai pour le chrétien de dire : « Le Royaume de Dieu est présent sur la terre » que de dire « Prions pour que le Royaume de Dieu vienne. » Ces deux acceptions sont aussi vraies l’une que l’autre, puisque le Royaume de Dieu est présent sur le mode de la germination et que toute la transmission, au sens évangélique du terme, est toujours sur ce mode de la germination.
D’où cette idée d’un bonheur qui n’est pas un bonheur dans le rêve illusoire, un bonheur dans l’imaginaire, mais qui est un bonheur dans le fait de voir pousser. Bien sûr, comme le dit le proverbe africain : « Un arbre qu’on abat fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt qui pousse. » Il est vrai aussi que le journal télévisé de vingt heures est encombré tous les soirs du bruit des arbres qu’on abat. Notre témoignage de chrétien, c’est de mettre l’accent sur ce qui pousse : ce qui te rend heureux c’est quand ça pousse, c’est quand tu pousses, quand tu fais pousser. L’autre n’est pas une menace mais une richesse et le plus faible est source de progrès pour l’ensemble.
J’aime dire aux enseignants, lorsque j’anime des journées pédagogiques : « Si vous réfléchissez un peu, ce sont toujours les jeunes en difficultés qui vous ont fait progresser dans votre art pédagogique. » Je sais combien j’ai pu progresser dans mon art éducatif grâce à mon expérience de direction dans un foyer habilité par la justice, avec ces jeunes qui remettaient violemment en cause toute institution, n’adhérant à rien. Comment les accrocher, comment cheminer avec eux ? Si tous les jeunes étaient entrés dans le projet, j’aurais refait la même chose d’année en année. C’est toujours ainsi. Dans une société, ce sont toujours les groupes de pauvres qui font avancer les choses. Le pauvre n’est pas à vivre sous l’angle de la menace, mais sous l’angle de la chance de progrès.
En conclusion, n’aie pas peur du temps qui passe, aie confiance. Le contraire du mot foi n’est pas l’athéisme, c’est la peur. Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin de ce message de confiance qu’a été le « N’ayez pas peur » de Jean-Paul II quand il fut élu sur le trône de Pierre. « N’ayez pas peur. Croyez ! » Effectivement, nous vivons dans un monde qui sécrète la peur, et la peur n’est jamais bonne conseillère. Donc soyons les témoins du Christ et, pour tous ceux qui mûrissent ce projet vocationnel, n’oublions pas que notre travail d’accompagnateur est toujours de faire pousser la graine, de passer du rêve de l’arbre à la réalité de l’arbre qui grandit. Ce travail est long, parfois difficile, mais il est réellement source de bonheur pour celui qui accompagne comme pour celui qui est accompagné.