L’expérience sacramentelle, chemin vocationnel


Hippolyte Simon
archevêque de Clermont-Ferrand

Il m’a été demandé de repartir d’un certain nombre de choses que j’ai souvent exprimées, comme « interpeller c’est servir une liberté ». Je ne vais pas reprendre ce que j’ai déjà dit ou écrit, je me permets de vous renvoyer à ce petit livre dans lequel mes convictions sont écrites, Libres d’être prêtres. Dans la première partie de mon exposé, je vais essayer de procéder à un discernement.

Quels temps vivons-nous ?

Je crois que la question des vocations est inséparable du contexte dans lequel nous sommes, un contexte de société et un contexte d’Église.

Le reflux du mascaret

Je vais essayer de situer notre Église dans la société française d’aujourd’hui avec les incidences que cela peut avoir pour les vocations. Je crois que nous vivons le reflux de ce que j’ai appelé le « mascaret » des années 60. Je m’explique : dans ma langue maternelle - je suis originaire du diocèse de Coutances, précisément d’Avranches et de la Baie du Mont Saint Michel - dans la baie du Mont Saint Michel, lorsque la mer monte dans la baie, les rivières partent à l’envers.

Je crois que la société française, dans les années 60, est partie à l’envers, c’est-à-dire que la mer est rentrée dans la rivière. Il y a eu une rupture fondamentale dans la tradition parce que, pour la première fois, une majorité de petits Français faisait plus d’études que ses parents. Tout ce que les parents pouvaient dire au nom de la tradition était considéré comme non pertinent. Les enfants apprenaient plus de choses à l’école que leurs parents n’en avaient apprises, pour une raison simple : jusqu’en 1960, la majorité des petits Français quittait l’école à quatorze ans. D’un seul coup les enfants sont allés au collège et tout notre système de transmission de la mémoire, des valeurs et de l’expérience chrétienne s’est trouvé cassé. Je suis contemporain de cette époque.

Tous mes copains d’école primaire ont quitté l’école à quatorze ans. Parce que j’avais dit : « Peut-être que je vais être curé » - je l’avais dit à mon curé, on m’a répondu : « Alors là... il faut que tu ailles en sixième. » Je suis parti à cinquante kilomètres. Quand je vois des parents aujourd’hui qui amènent leur gamin passer le bac... Ma mère m’a quitté à douze ans et, prophète, elle m’a dit : « Hippolyte, à partir de maintenant je ne regarderai plus ton carnet de notes parce que je ne sais pas ce que tu vas apprendre. » Elle a ajouté, c’était une bonne mère : « La discipline, je sais ce que c’est et alors là, je regarderai. » Cela voulait dire : « Maintenant, mon petit, tu te débrouilles. »

Nous avons marché à l’envers, et tout ce qui était fait au nom de la tradition était considéré comme forcément obsolète, sauf des îlots de résistance que vous connaissez bien. L’avenir venait du futur... On le voit encore aujourd’hui en matière d’informatique : ce sont les enfants qui apprennent aux parents comment ça marche.

Lorsque nous disons que l’expérience chrétienne s’appuie sur la Tradition reçue des ancêtres, on se demande qui sont les ancêtres. Aujourd’hui précisément, quarante ans plus tard, nous vivons le reflux du mascaret. Nous avons affaire à une génération qui ne peut pas faire table rase du passé puisqu’elle n’a pas de passé. Nous avons passé, à Lourdes, quelques jours autour de la catéchèse et nous voyons bien comment nous payons mécaniquement l’effet de cette époque. Les parents qui ont aujourd’hui des enfants étaient mes élèves quand j’étais aumônier de lycée, il y a trente ans. Quand je vois ce que je n’ai pas fait avec mes élèves parce que je ne pouvais pas le faire... Malgré la bonne volonté, je ne pouvais rien transmettre puisqu’ils n’avaient pas envie de m’écouter. Je ne suis pas surpris que deux sur dix aujourd’hui se fassent du souci pour l’éducation chrétienne de leurs enfants.

Les attentes sont exactement à rebours, quarante ans plus tard. Je crois qu’il y a une attente qui ne sait pas à qui s’adresser. Lorsque nous recevons des catéchumènes, on voit combien de temps ils ont mis à trouver la porte, quand ils ne se sont pas fait « jeter » trois fois. Il faut que nous comprenions bien que celui qui cherche ne sait pas ce qu’il cherche. Il ne formule pas la question, il ne demande pas ce qui est en rayon, parce qu’il ne sait pas ce qui est en rayon. Il faut que nous acceptions d’être devant des situations très compliquées.

Je crois qu’il y a une interrogation générale dans la société. Le plus emblématique pour moi, c’est le « Rapport Thélot » sur l’éducation, le collège unique, etc. Je dis de temps en temps que le gouvernement, avec le « Rapport Thélot », a fait un synode : il a appliqué exactement la méthode synodale des petits groupes, où le plus important n’est pas le résultat institutionnel, mais la démarche vécue par les personnes qui se sont approprié une question. Je demande aux journalistes de penser en diagonale, c’est-à-dire de faire le lien entre des rubriques qui, dans leurs journaux, sont séparées. On découvre, dans la société d’aujourd’hui, beaucoup d’interrogations sur la personne humaine, sur la signification de la vie. Je crois que nous sommes dans une société qui va devenir très répressive, avec des obligations très calibrées. On demande à l’État de légiférer sur tout. Dans cette situation, nous serons à contre-pente mais nous serons du côté de la liberté personnelle. Regardez bien, nous entrons dans une démarche de plus en plus répressive. Prenons l’exemple du tabac. J’avais vingt-quatre ans en 1968. Si nous étions en 68, on ne verrait déjà plus personne dans cette salle : fumer était considéré comme une marque de liberté. L’autre jour, j’ai entendu dans le hall de la gare de Clermont-Ferrand : « Nous vous rappelons que cet espace est un espace non fumeur. » Je me suis dit : « Mai 68 est mort. » Regardez les débats autour de l’esprit 68 : nous sommes dans une remise en question logique de cette époque.

Une redécouverte de la pertinence de l’expérience chrétienne

Nous sommes dans une redécouverte très intéressante de la pertinence de l’expérience chrétienne. Si je me réfère à mes études, il y a trente ans, nous sommes aujourd’hui aux antipodes - je ne dis pas dans les grands médias, ils sont encore sur la pente de la dérision - mais chez les intellectuels, regardez ce qui se passe... Celui qui m’a paru le plus emblématique, c’est Guy Coq, avec son petit livre : Que m’est-il donc arrivé ? Mais avant lui, il y avait Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud, René Girard, Luc Ferry... je ne sais pas si vous avez lu ça. Pour vous qui êtes dans la pastorale des vocations, la question posée par Luc Ferry dans son livre est fondamentale - je ne parle pas de l’action du ministre, mais du livre qu’il a publié auparavant : Qu’est-ce qu’une vie réussie ? La plus belle apologie du christianisme que j’ai lue depuis longtemps se trouve là. Il fait une relecture d’Augustin et de Justin tout à fait étonnante, et il conclut en disant : « L’expérience chrétienne, à condition d’y croire, est probablement la meilleure réponse à la question posée. » Luc Ferry se situe comme non-croyant, ce qui est tout à fait respectable, mais le dossier qu’il a établi sur la liberté par rapport au matérialisme et à la singularité des personnes se termine par ces mots : « Une vie réussie, c’est quand on a la chance de pouvoir rencontrer quelqu’un que l’on aime et à qui l’on peut dire merci d’exister. »

Si le Ministre des Finances a écrit un livre sur la question religieuse, il est probable que ceci revienne dans l’air du temps, car cet homme flaire vite l’air du temps... Je vous invite donc à prendre bien conscience du trésor que nous portons. Ne nous laissons pas instrumentaliser par l’ancien Ministre de l’Intérieur.

Il y a un livre de Jean-Louis Chrétien, Promesse furtive, aux Éditions de Minuit dont la recension m’a vraiment mis en appétit. Je vous le signale sans en faire l’apologie car je ne l’ai pas lu, mais il y a beaucoup de recherches de cet ordre-là en ce moment. Les intellectuels ne vont pas tous revenir à la messe demain matin ; ce qui s’est fait en quarante ans mettra probablement quarante ans à se refaire. Quarante ans... ce n’est pas par hasard, au bout de l’Exode on n’entre pas forcément dans la terre promise.

Une Église qui se tourne vers son avenir

Je crois que, pendant ces quarante ans, l’Église qui est en France a redécouvert son avenir. Elle est sans doute plus faible dans ses institutions, mais elle est plus libre dans sa proposition. Je rappelle que nous sommes dans les dix ans du « Rapport Dagens ». Je suis peut-être partial, car je faisais partie de l’équipe, mais ce fut pour moi une expérience spirituelle majeure de collaborer à ce groupe de travail autour de Claude Dagens. Je crois que ce rapport, Proposer la foi dans la société actuelle, a fait bouger les lignes et a permis à l’Église de France de se tourner vers son avenir. Il ne s’agissait pas de regarder simplement tout ce qu’elle était en train de perdre, mais ce qui était en train de naître : le mouvement catéchuménal, les recommençants...

Si l’Église de France a pu ensuite, avec des fortunes diverses, traverser des événements comme la commémoration du baptême de Clovis sans faire de nostalgie, les JMJ de 1997, le Jubilé de l’An 2000 et les rassemblements de Pentecôte 2000, les JMJ de 2000 et tout ce qui a suivi jusqu’en 2004, c’est qu’elle a pris conscience que sa force et son avenir ne viennent pas d’elle-même, mais du Christ ressuscité. Nous portons, comme dit l’apôtre Paul, dans des vases d’argile un trésor plus grand que nous et ce trésor ouvre probablement, je le crois profondément, un avenir à notre Église et à la société.

Regardez ce qui s’est passé dans vos diocèses. Je parle du mien, mais cela s’est passé un peu partout. Le temps des synodes fut une expérience majeure. Trente ans après le Concile, les synodes se sont approprié quelque chose. Le temps des nouveaux territoires, des nouvelles paroisses, des nouveaux secteurs, appelez cela comme vous voudrez : je crois que ces réformes qui sont faites sous la pression de la diminution des cadres - soyons lucides - nous permettent de nous adapter au monde réel, tel qu’il est. Pour ma part, je vous donne les deux critères qui m’ont guidé dans la réflexion sur la réforme des paroisses, à Coutances et à Clermont.

Quand j’étais enfant, il me fallait vingt minutes pour aller à la messe. Maintenant, en vingt minutes, où allez-vous ? Il y a un critère de distance à prendre en compte. « Oui Monseigneur, mais la grand-mère qui n’a pas de voiture, comment fait-elle ? La grand-mère a peut-être un petit-fils qui en a une ! Oui, Monseigneur, mais le petit-fils ne va pas à la messe. »

C’est donc là le problème ! Quand le petit-fils ira à la messe, la grand-mère pourra y aller. Je veux dire par là qu’il faut que nos paroisses soient à l’échelle de la géographie spontanée des jeunes de quinze ans. Si vous acceptez ce que je vous ai dit au début de mon intervention, ce sont les collèges qui ont cassé nos dispositifs parce qu’ils étaient extraterritoriaux. Les jeunes qui partaient au collège n’étaient plus dans leur paroisse et la paroisse qui les accueillait disait : « Ils ne sont pas de chez moi. » Les aumôneries ont été créées dans les collèges. Je ne condamne personne : j’y étais, on a fait de notre mieux mais vous voyez bien que la logique de l’Église, c’est le droit du sol. Les Églises sont locales. Il faut remettre le collège et peut-être le lycée au centre du dispositif pour que les jeunes soient au centre du dispositif sacramentel, au moins dans nos préoccupations. Il me semble qu’il faut chercher là, pour que nos communautés, nos paroisses soient « proposantes » de la foi et catéchuménales. Une Église qui a conscience de trouver sa force, sa joie et son avenir, non pas en elle-même mais dans le Christ, est décentrée en permanence par rapport à Celui qu’elle annonce. Une Église qui doit se recentrer sur ses fondamentaux, comme on dit dans le marketing, c’est-à-dire l’Église qui propose ce qu’elle sait faire et qu’elle est seule à faire, à savoir les sacrements de la foi.

Aujourd’hui, dans la société française et dans l’Église catholique, les seuls lieux qui rassemblent un peu de monde sont des sacrements : les mariages, les ordinations quand il y en a et les quasi sacrements : les professions religieuses, quand il y en a, et les funérailles. L’Église sait le faire et elle seule sait le faire. Elle propose ce lien sacramentel avec Dieu Père, Fils et Esprit. C’est dans cette expérience là que se trouve la pointe de l’originalité chrétienne, à savoir la singularité des personnes. Là il faudrait développer... La boussole que nous donne l’Église dans la société française d’aujourd’hui, je la trouve tout à fait passionnante.

Que nous dit l’Église ? Prenez Lumen gentium : l’Église est en quelque sorte dans le Christ, le sacrement du salut, c’est-à-dire de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain. Si on réfléchit à cela, on a la boussole chrétienne, avec quatre pôles.

Unité du genre humain :
Dieu créateur et sauveur de tous les hommes.

le pardon la paix

Singularité des personnes :
chaque personne est sauvée par Dieu.

Le premier pôle est l’Unité du genre humain : il n’y a pas deux sortes d’hommes, il n’y en a qu’une. Dieu est créateur et sauveur de tous les hommes, y compris de ceux qui ne le connaissent pas encore. Et en même temps, on affirme la singularité des personnes : chaque personne est sauvée par Dieu. Le troisième pôle est la paix : comme horizon, la paix est pensable. Paul VI a dit en 1965 à l’ONU, « plus jamais la guerre », ce qu’a répété deux fois Jean-Paul II. Ce vieux Pape à l’ONU, devant tous les chefs d’État réunis, quelles que soient leurs convictions, leur dit au nom de l’humanité : « Je vous demande "plus jamais la guerre." » La paix n’est possible que si le pardon est possible. Si l’on met sur l’axe vertical l’unité du genre humain et la singularité des personnes, sur l’axe horizontal que le pardon est pensable et la paix possible, nous voyons bien que la construction européenne repose sur cette boussole. Quand on me parle de l’héritage chrétien, des racines chrétiennes de l’Europe, peu m’importe que ce soit explicite dans le préambule de la Constitution ; c’est déjà une réalité, parce qu’il n’y aurait pas eu l’Union européenne s’il n’y avait pas eu cet acte de pardon mutuel, cette réconciliation posée par la déclaration Schumann qui disait que l’horizon de l’Union européenne, c’est la paix. La réunification de l’Europe, le 1er mai dernier, ne se serait pas faite si des gens n’avaient pas choisi de lutter de façon non violente jusqu’à ce que le mur tombe, car l’alternative c’était les Pershing ou la non violence. Les Pershing ont mis à l’abri, mais ce sont les personnes qui ont fait tomber le mur d’une autre manière. Vous voyez que, par rapport à l’actualité, cette boussole chrétienne n’est pas du tout périmée. Affirmer l’unité du genre humain contre tous les racismes possibles, que la paix est possible contre la fatalité de la guerre, qu’il y aura du pardon sinon il n’y aura pas la paix, cela pose la question chrétienne par excellence : qui a les promesses de la vie éternelle ?

Spontanément, nous pensons que ce sont les institutions qui ont les promesses de la durée et que les personnes se relaient et disparaissent. Or nous, nous disons que ce sont les personnes qui ont les promesses de la vie éternelle : ni les états, ni les institutions, ni même la planète n’ont les promesses de la vie éternelle. Je crois qu’il faut en tirer les conclusions par rapport à notre conception de la personne humaine. Je renvoie à ce que Jean-Claude Guillebaud découvre, en particulier une notion fondamentale pour nous, pour notre conception de la vie humaine. Vous allez voir les retentissements que cela a sur les vocations : le temps est orienté, le temps va quelque part et nous ne sommes pas dans l’éternel retour des générations.

Je voudrais que tous les catholiques et plus largement tous les chrétiens se mettent à travailler sur cette boussole que nous donne la foi. Quelles perspectives nous ouvre-t-elle dans notre vie quotidienne ?

Une Église qui manque de vocations

L’Église qui est en France manque cruellement de vocations. En reprenant la perspective de mon petit livre, je travaille en même temps sur les vocations sacerdotales dans l’Église latine et les vocations religieuses ; elles ont un point commun, qui est d’impliquer le célibat choisi. J’accepte tout à fait qu’on discute s’il est opportun que l’Église n’ordonne prêtres que des hommes qui ont accepté de rester célibataires, mais c’est un autre débat. Je ne le refuse pas mais il ne faut pas qu’il parasite notre réflexion sur la démarche des vocations. Lorsqu’un jeune se pose la question de la vocation sacerdotale, il se la pose dans les conditions réelles et non hypothétiques. S’il se pose la question dans les conditions hypothétiques, il attendra ; or c’est aujourd’hui, ici et maintenant, dans le contexte réel.

Pour ma part, je rappelle ce que je crois juste : pour changer la discipline de l’Église, il faudrait au moins un concile. Le Pape, tout seul, peut changer ce que Vatican II a écrit. Mais s’il décidait de changer une discipline aussi importante sans consulter l’ensemble du corps épiscopal, cela poserait question. Quant à changer la discipline sur l’ordination des femmes... Dans tous les groupes de confirmands, j’ai droit à la question : « Monseigneur pourquoi les filles ne sont-elles pas prêtres ? » Je réponds invariablement que la question ne se pose pas en termes d’homme et de femme, mais de père et mère. Est-ce complètement interchangeable ? Cela change un peu de registre, je crois qu’il y a du vrai mais pas complètement, nous n’allons pas jusqu’au bout de la réflexion, précisément à cause de ce que je vais dire sur le célibat. Si un jour l’Église devait changer sa discipline, ce serait probablement au bénéfice des célibataires, je suis prêt à tenir cette ligne de réflexion. En tous les cas, si on devait changer, il faudrait un concile avec les orthodoxes sinon on creuserait encore plus profondément le fossé. D’ici que ces questions viennent à l’ordre du jour, qu’un concile pan-catholique et qu’un concile pan-chrétien soient réunis, nous avons de quoi faire une carrière de célibataire.

L’Église de France est en pleine restructuration, à tous les égards, et cela vaut pour les structures de la Conférence épiscopale. Paradoxalement, je lis tous les jours sous la plume des journalistes : « Dans votre travail de restructuration, vous vous heurtez à deux verrous. Le premier, c’est que vous ne pouvez pas ordonner qui vous voulez, vous ne pouvez pas ordonner uniquement sur des critères de compétence, c’est vrai ! Le deuxième verrou - il est peut-être moins évident - c’est que la vie religieuse est le fait de célibataires, même si je n’ignore pas qu’il y a des communautés qui proposent des formes de vie consacrée à des familles. » Pour ma part, j’ai tendance à penser que la famille est à elle-même sa propre autorité et que la famille en tant que famille n’a pas à faire vœu d’obéissance. Elle n’a pas de supérieur, parce que ceux qui voudraient un engagement pour les parents ne peuvent pas l’imposer de la même manière aux enfants. Je reste persuadé que la vie religieuse implique le célibat. La question que je voudrais poser porte sur les « verrous » : en termes de journaliste ce sont des impasses ou des stimulations, pour approfondir ce que nous disons, ce que nous essayons de vivre.

Dans mon diocèse, le fait que je ne puisse pas ordonner qui je voudrais, uniquement sur des critères de compétence institutionnelle, me rappelle que je ne suis pas auto-instituant de mon Église et que l’Église se reçoit d’un autre qu’elle-même. Cette limite est à la fois un rappel et une stimulation car elle nous oblige à réfléchir à ce que veut dire « être ordonné ». Il y a bien sûr un minimum de critères de compétence puisqu’on demande, au début de l’ordination : « Savez-vous s’il a les qualités requises ? » Il y a un discernement mais ce n’est pas en fonction de nos qualités que nous recevons l’ordination : nous recevons une mission qui nous dépasse. Il faut réfléchir à ce que signifient aussi bien le ministère ordonné que la vie religieuse dans le cas de l’Église latine. Cela nous oblige à rechercher dans l’organisation de nos communautés. On avait tout misé sur la vie religieuse ou sur le ministère ordonné. Dans mon enfance, toutes les responsabilités ecclésiales étaient portées par le curé ou la religieuse ; il y avait là une division du travail qui était simple : pour les garçons c’était curé, pour les filles c’était religieuse. Aujourd’hui cette division ne marche plus, et c’est pour cela que la vie religieuse est en crise, peut-être plus profondément que le ministère presbytéral.

A qui s’identifie une fille qui veut se consacrer à Dieu ? Comment se projeter dans l’avenir ? Cela nous oblige à distinguer ce qui relève du baptême et ce qui relève de l’ordination.

Pour les funérailles, par exemple, il y a une position fondamentaliste qui dit : « Il faut que les prêtres soient toujours là pour enterrer les morts. » A cela, je réponds : « Voilà cinquante ans que les prêtres enterrent les morts et l’Église diminue quand même. Ce ne doit pas être la solution ! » Les funérailles ne sont pas un sacrement ; leur célébration relève du baptême et de la compétence : il faut former les gens.

De quoi relève le ministère ordonné ? Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est une articulation dynamique. C’est comme un mobile : l’équilibre demeure, selon l’endroit où vous mettez le fil, en déplaçant progressivement le point d’attache. Nos communautés sont actuellement en train de rechercher un nouvel équilibre dans une nouvelle répartition des missions. Par exemple, l’enseignement de la théologie relève-t-il du ministère ordonné ? Cela relève de la compétence. Il est heureux que de plus en plus de femmes fassent de la théologie. Dans mon livre, j’avais eu l’idée de croiser les courbes du nombre de bacheliers et du nombre de prêtres ordonnés en France. Les chiffres m’ont explosé à la figure. En 1951, on a ordonné en France un prêtre pour trente bacheliers, ce qui signifie que, statistiquement, la vocation sacerdotale était parfaitement visible pour les gens qui étaient en terminale. En 1967, un prêtre pour trois cents bacheliers. En 1987, un pour trois mille. Et l’an dernier un pour quatre mille. A partir de là, j’ai croisé les chiffres de la vie religieuse féminine et ceux du nombre de filles dans l’enseignement supérieur : les deux courbes se croisent à la verticale en 1960.

Le nombre de religieuses diminue, nous avons là un défi colossal à relever. Une personne qui a fait des études supérieures peut-elle validement devenir religieuse ? Je réponds oui, j’en connais, Dieu merci. En 1960, ce n’était pas du tout évident. Qu’est-ce qui relève du ministère ordonné, du baptême, de la compétence personnelle, de la fonction symbolique ? Dans l’ordination, il y a du symbolique, c’est la raison pour laquelle l’Église n’en dispose pas complètement.

L’Église aujourd’hui manque de volontaires, elle se pose la question : « Qui enverrai-je ? » On attend que quelqu’un réponde : « Me voici, envoie-moi ! » Là, nous entrons dans notre problème de vocation. Nous reconnaissons que nous sommes envoyés et appelés, pas seulement par une institution, même si nous répondons à des questions d’organisation institutionnelle ; il y a quelque chose de plus profond qui est engagé dans notre disponibilité.

Je continue de penser que cette situation n’est pas normale, qu’en France, compte tenu de l’opinion publique, un garçon et une fille de dix-huit ans n’ont pas la liberté de penser qu’ils pourraient devenir prêtre ou religieux. S’ils arrivent chez leurs parents en disant : « Chers parents, j’amène une copine ou j’amène un copain », on trouve cela normal. En revanche s’il dit : « Je rentre au séminaire ou je rentre au couvent » on l’envoie chez le médecin... Il y a dans la culture un vrai problème et, au fond de tout cela il y a la question du célibat, de sa pertinence comme expérience humaine, comme modalité de l’existence humaine et comme charisme au service de l’Église et de la société. J’en vois la preuve dans mon diocèse : alors qu’on n’hésitera pas à interpeller pour le diaconat permanent ou pour un poste de permanente en pastorale, on a beaucoup de réticence à interpeller pour la vie religieuse ou la vie sacerdotale. Soyons honnêtes, ce qui nous bloque c’est qu’il y a un état de vie à la clef, et l’on s’interroge : « Si j’allais influencer ce jeune homme ou cette jeune fille, comment va-t-elle faire ? » Je pense que c’est au jeune de répondre, pas à vous. C’est la question qui rendra libre. La réponse lui appartient : on n’a pas à répondre à sa place. Mais si vous ne posez pas la question, cela veut dire que vous répondez à leur place.

Je me suis permis de faire référence à cette grave vague de départs des années 1960-1970, dont nous ne nous sommes pas remis, parce que nous avons du mal à penser la pertinence de cet état de vie pour le service de l’Église ou pour le témoignage du Royaume.

La vie, alliance sacramentelle

Regardons le chapitre vingt de saint Luc (cf. tableau). C’est un chapitre qui m’a longtemps intrigué et j’ai été complètement stupéfait de ce que j’y ai découvert. Habituellement, nous lisons ce chapitre de façon linéaire. Disposons les cinq épisodes de façon verticale, en cinq colonnes. La première colonne parle de l’autorité du Christ ; il est dans le Temple, ce n’est pas par hasard. La question posée est la suivante : « Par quelle autorité fais-tu ce que tu fais, par quelle autorité as-tu chassé les marchands du temple ? » L’épisode suivant, ce sont les vignerons homicides. Il se mit ensuite à dire au peuple cette parabole des vignerons homicides et de quoi parle-t-on ? A qui la terre appartient-elle ? Nous sommes encore dans l’actualité. Troisième épisode : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Le quatrième épisode, c’est celui qui m’a intrigué le plus longtemps. Je me demandais ce que venait faire là cette histoire de la femme aux sept maris. Un homme est mort sans descendant, il a sept frères, etc. et cela se termine par l’annonce de la résurrection. Le dernier passage, c’est la messianité de Jésus, Jésus fils de David.

Nous sommes habitués à analyser péricope par péricope et chaque épisode a du sens en lui-même, mais ce qui m’a intrigué c’est le montage de cette séquence. Comment se fait-il qu’on trouve des choses aussi disparates cousues ensemble ? Je vous propose de numéroter les épisodes. Ainsi on comprend que le n° 5 répond au 1. On pose la question : « Par quelle autorité tu fais cela ? » et, à la fin de l’épisode, Jésus lui-même se présente en questionnant. Si le 5 répond au 1, c’est donc qu’il y a un axe en 3, et en 3 comme par hasard, c’est le pouvoir avec la question : « Est-ce que César est Dieu ? » Le Christ répond que non, mais qu’il n’est pas le diable non plus et dit : « Rendez à César ce qu’il est normal de rendre à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » César est désacralisé, il n’est ni Dieu ni diable, il est un être humain parmi nous avec une mission particulière, et il faut lui donner les moyens de sa mission. La question du pouvoir est centrale. S’il y a un axe autour de la question du pouvoir et de la nature de la société que nous formons, peut-être le 4 répond-il au 2 ? La question posée en 2 : « Quelle est la terre de l’Alliance ? Quelle est la médiation de l’Alliance ? » La terre ? La terre promise dans la première Alliance. Voici que s’ouvre la deuxième alliance et la terre de la deuxième Alliance, c’est la résurrection. Du coup, le monde est chrétien, la terre est désacralisée, la terre n’est plus médiation de l’Alliance.

Dans les trois colonnes du milieu, vous rencontrez le pouvoir, la possession de la terre et la sexualité, la procréation. Comme par hasard les trois vœux de consécration : pauvreté, obéissance et chasteté dans le célibat ; les grands fondamentaux de l’être humain sont là, saint Luc n’a pas écrit cela par hasard.

Mesdames, c’est ici qu’il y a la révolution mentale qui fait des femmes des êtres humains à part entière. La réponse du Christ dit qu’une femme n’est pas seulement destinée à faire les enfants de son mari. La femme est un être humain, pas uniquement destiné à la procréation, un être humain promis à la résurrection ; ainsi la femme pourra décider de son mariage. Si les jeunes Romaines ont plébiscité le christianisme dans l’Empire romain et si aujourd’hui en Afrique un certain nombre de femmes que je connais revendiquent le droit de disposer d’elles-mêmes - et donc éventuellement de ne pas se marier - c’est le christianisme qui le leur donne. La singularité de la personne de la femme est donc la capacité à disposer de soi-même et de n’être pas uniquement destinée à perpétuer la lignée. Les Auxiliaires de l’apostolat m’ont expliqué qu’en Afrique, si une fille veut rester célibataire, sa famille lui apporte des charbons éteints, que l’on mettra dans son cercueil parce qu’elle a cassé la lignée. Autrement dit, la femme n’est pas seulement destinée à la postérité de son mari. C’est une révolution spirituelle, intellectuelle et théologique majeure.

1

1 Un jour où Jésus, dans le Temple, instruisait le peuple et proclamait la Bonne Nouvelle, survinrent les chefs des prêtres et les scribes avec les anciens.

2 Ils lui demandèrent : « Dis-nous par quelle autorité tu fais cela, ou bien qui est celui qui t’a donné cette autorité ? »

3 Il leur répliqua : « Moi aussi, je vais vous poser une question. Dites-moi :

4 Le baptême de Jean venait-il du ciel, ou des hommes ? »

5 Ils firent en eux-mêmes ce raisonnement : « Si nous disons : ’Du ciel’, il va dire : ’Pourquoi n’avez-vous pas cru à sa parole ?’

6 Si nous disons : ’Des hommes’, tout le peuple va nous lapider, car il est persuadé que Jean est un prophète. »

7 Et ils répondirent qu’ils ne savaient pas d’où il venait.

8 Alors Jésus leur dit : « Moi non plus, je ne vous dirai pas par quelle autorité je fais cela. »

2

9 Il se mit à dire au peuple la parabole que voici : « Un homme planta une vigne, il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage pour très longtemps.

10 Le moment venu, il envoya son serviteur auprès des vignerons afin que ceux-ci lui remettent ce qui lui revenait du produit de la vigne. Mais les vignerons renvoyèrent le serviteur, après l’avoir frappé, sans rien lui donner.

11 Le maître recommença, envoyant un autre serviteur ; celui-là aussi, après l’avoir frappé et insulté, ils le renvoyèrent sans rien lui donner.

12 Le maître recommença, envoyant un troisième serviteur ; mais après l’avoir blessé, ils le jetèrent dehors.

13 Le maître de la vigne dit alors : ’Que vais-je faire ? J’enverrai mon fils bien-aimé : peut-être le respecteront-ils !’

14 En le voyant, les vignerons firent entre eux ce raisonnement : ’Voici l’héritier. Tuons-le, pour que l’héritage soit à nous’.

15 Et, après l’avoir jeté hors de la vigne, ils le tuèrent. Qu’est-ce que le maître de la vigne fera donc à ces gens ?

16 Il viendra, fera périr ces vignerons et donnera la vigne à d’autres. » Les auditeurs dirent à Jésus : « Jamais de la vie ! »

17 Mais lui, posant son regard sur eux, leur dit : « Que signifie donc ce qui est écrit ? La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire.

18 Tout homme qui tombera sur cette pierre sera brisé ; celui sur qui elle tombera, elle le pulvérisera ! »

19 Les scribes et les chefs des prêtres cherchaient à mettre la main sur Jésus à l’instant même ; mais ils eurent peur du peuple. (Ils avaient bien compris que c’était pour eux qu’il avait dit cette parabole.)

3

20 Ils se mirent alors à le guetter et lui envoyèrent des espions. Ceux-ci jouaient le rôle d’hommes justes pour le prendre en défaut en le faisant parler, afin de le livrer au pouvoir et à l’autorité du gouverneur.

21 Ils l’interrogèrent ainsi : « Maître, nous le savons : tu parles et tu enseignes avec droiture, et tu ne fais pas de différence entre les hommes, mais tu enseignes le vrai chemin de Dieu.

22 Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à l’empereur ? »

23 Mais Jésus, pénétrant leur fourberie, leur dit :

24 « Montrez-moi une pièce d’argent. De qui porte-t-elle l’effigie et la légende ? — De l’empereur César », répondirent-ils.

25 Il leur dit : « Alors rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

26 Ils furent incapables de le prendre en défaut devant le peuple en le faisant parler, et, tout étonnés de sa réponse, ils gardèrent le silence.

4

27 Des sadducéens - ceux qui prétendent qu’il n’y a pas de résurrection - vinrent trouver Jésus,

28 et ils l’interrogèrent : « Maître, Moïse nous a donné cette loi : Si un homme a un frère marié mais qui meurt sans enfant, qu’il épouse la veuve pour donner une descendance à son frère.

29 Or, il y avait sept frères : le premier se maria et mourut sans enfant ;

30 le deuxième,

31 puis le troisième épousèrent la veuve, et ainsi tous les sept : ils moururent sans laisser d’enfants.

32 Finalement la femme mourut aussi.

33 Eh bien, à la résurrection, cette femme, de qui sera-t-elle l’épouse, puisque les sept l’ont eue pour femme ? »

34 Jésus répond : « Les enfants de ce monde se marient.

35 Mais ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au monde à venir et à la résurrection d’entre les morts ne se marient pas,

36 car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux anges, ils sont fils de Dieu, en étant héritiers de la résurrection.

37 Quant à dire que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même le fait comprendre dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur : le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob.

38 Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants ; tous vivent en effet pour lui. »

39 Alors certains scribes prirent la parole pour dire : « Maître, tu as bien parlé. »

40 Et ils n’osaient plus l’interroger sur quoi que ce soit.

5

41 Jésus leur dit : « Comment peut-on dire que le Messie est fils de David ?

42 David lui-même écrit, dans le livre des Psaumes : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite jusqu’à ce que l’aie mis tes ennemis comme un escabeau sous tes pieds.

44 David l’appelle donc Seigneur. Comment peut-il être également son fils ? »

Dans ce texte, nous avons la pertinence de l’affirmation de la liberté singulière de chaque personne à disposer d’elle-même, car ce sont les personnes qui sont promises à la résurrection. Ceci est une bonne nouvelle pour le mariage car on dit par là que le mariage n’est pas nécessaire, au sens de la nécessité biologique, sociale. L’empereur Auguste avait interdit le célibat chez les Romains parce que les femmes devaient, non pas faire la guerre, mais fabriquer les soldats qui la font. C’est pour des raisons démographiques qu’Auguste avait interdit le célibat : Agnès s’est fait martyriser en refusant d’épouser l’officier que sa famille voulait lui imposer.

A partir de ce moment-là, le mariage devient libre, il peut donc devenir un sacrement, puisqu’il n’est plus une nécessité biologique ou sociale. Que tous les gens mariés nous remercient : c’est grâce à nous qu’ils sont libres de se marier, puisque dans la culture il faut que quelques-uns prouvent que le mariage n’est pas nécessaire pour que les autres soient libres. Dans l’Église nous avons partie liée. Le célibat existe dans toutes les sociétés mais il est vécu comme un malheur ou une facilité (pour les temps modernes). S’il est vécu comme un malheur, le mariage est nécessaire au bonheur. Si des gens prouvent que le célibat, même difficile, peut être vécu et choisi pas seulement par défaut ou par malheur, le mariage devient un choix. J’ai tendance à penser que, pour être libre sur ces questions, il faut s’être interrogé et avoir vu que l’évidence simple - tout le monde se marie - ne permet pas de construire une personnalité libre et donc une alliance.

Je plaide pour que nous redécouvrions la pertinence de ces questions-là, et en particulier la pertinence du célibat choisi ou ratifié librement. Nous allons être en opposition frontale avec la société contemporaine, parce qu’elle fonctionne sur un postulat implicite : l’État a les promesses de la durée. J’en vois pour preuve la dette, qui peut couvrir deux ou trois ans. L’État pousse devant lui une dette, chacun de nous doit je ne sais combien à l’avenir ; parce qu’on pense que l’État est indestructible, on lui prête et il peut avoir un déficit tous les ans. De ce point de vue-là, nos diocèses doivent pousser un an de réserve devant eux, nous n’avons pas du tout la même logique et on peut se demander qui croit à la Providence. L’État implicitement... Les personnes disparaissent, les générations passent et on trouve normal que les générations se succèdent pourvu que l’État dure. Nous sommes à l’envers de cela. Nous affirmons le primat de la personne.

Ce sont les personnes qui comptent et nous attendons les enfants de leur promesse.

Pour les chrétiens, tout est à relire à l’envers. En ce qui concerne la question de la paternité et de la filiation, chez les chrétiens, ce ne sont pas les parents qui ont des enfants, ce sont les enfants qui reçoivent des parents. Les parents sont au service de la vocation de leurs enfants et non les enfants au service de la lignée des ancêtres. Le plus clair, c’est la présentation de Jésus au Temple : les parents sont au service de la vocation de leur fils.

Pour la société, ce sont les institutions qui ont les promesses et les personnes sont au service de la durée. Dans une société où l’on maîtrise la parentalité, la filiation, le fait d’avoir des enfants est vécu comme un droit et comme un dû, alors que nous nous essayons de le vivre comme un don gratuit. Pour nous chrétiens, la vie est une alliance sacramentelle, la pertinence du célibat fait la sacramentalité du mariage.

Deuxième opposition, et c’est ici que j’aimerais chercher... Dans mes dialogues avec les jeunes de la Confirmation, il devient de plus en plus évident que, pour nous, la création renvoie à son Créateur, l’existence est sacramentelle, le visible renvoie à l’invisible. Quand je demande aux jeunes ce que représente pour eux la célébration de l’Eucharistie, elle vaut par l’ambiance qu’ils auront ressentie ; autrement dit, ils sont enfermés dans le ressenti. C’est une question d’atmosphère... Ce n’est pas de leur faute, ils sont de cette culture, à nous de faire la brèche. Tout comme ils sont enfermés dans l’image, une image qui a sa signification en elle-même ; or pour nous, les images sont des signes qui renvoient à l’invisible. Je crois que ce n’est pas seulement l’ambiance qui fera comprendre ce qu’est le sacrement. Pardonnez-moi de prendre une comparaison énorme - je l’ai écrit par ailleurs - ce n’est pas parce que vous mettez de la brioche à la place de l’hostie que vous ferez comprendre ce qu’est l’Eucharistie. Je ne dis pas qu’il faut manger n’importe quoi, il ne faut pas célébrer n’importe comment, mais si on en reste à ce que l’on voit et ressent, on n’entre pas dans l’expérience sacramentelle.

Je me pose une question, par rapport aux vocations aujourd’hui, en France : en quels endroits cette génération peut-elle faire l’apprentissage de la sacramentalité des sacrements ? De la sacramentalité de l’existence, donc de l’intériorité, de la valeur immanente de la singularité de chacun, et non pas de la cohérence du groupe. Si Dieu existe, nous sommes des personnes libres, appelées à lui répondre ; si Dieu n’existe pas, nous sommes les éléments nécessaires d’un système anonyme. Puisque nous sommes le résultat nécessaire d’une causalité, nous sommes provisoires et nous sommes pris dans une chaîne de causalités ; alors comment arriver à la prise de conscience que je suis une personne donnée gratuitement à moi-même pour répondre à la parole qui me suscite ? Là, je vous renvoie à ce qu’écrit Marie Balmary.

Je crois que nous avons, dans la culture française, quelque chose de très fondamental à proposer. Par exemple, si nous n’avons pas d’expérience sacramentelle, cela veut dire que nous allons chercher dans les éléments du monde la plénitude du sens. A ce moment-là, il faut que la nourriture rassasie, que la boisson enivre, que la drogue donne l’absolu. Pour les jeunes, ni la boisson ni la nourriture ne sont des sacrements qui renvoient à une communion et à une promesse, il faut qu’ils trouvent à l’intérieur de l’ambiance, du ressenti, l’intensité qui justifie l’existence. Je me demande si ce n’est pas là que nous avons le problème majeur : comment faire un projet plus grand que les circonstances du ressenti ? Pour s’engager toute une vie dans le mariage ou toute une vie dans le célibat, il faut dire que notre engagement est inconditionnel, il ne dépendra pas de ce qui sera ressenti. C’est une prétention terrible, mais en même temps, c’est un geste de réponse à l’alliance inconditionnelle.

Quand de jeunes fiancés m’interrogent et disent : « On ne sait pas si on sera encore ensemble dans dix ans », je leur réponds : « Moi non plus » parce que ce n’est pas de l’ordre du savoir, c’est de l’ordre du vouloir. Êtes-vous prêts à faire tout ce qui sera nécessaire pour traverser les circonstances et les dominer, pour pouvoir tenir votre alliance ? Ils transposent sur le plan du savoir ce qui relève du vouloir. Je crois que c’est là qu’il faut se demander si notre vie est sacrement, c’est-à-dire un geste qu’une parole accompagne, les sacrements étant la clef de lecture et de compréhension de ce que nous sommes. Comment faire de notre vie une communion et une promesse par delà les aléas de l’existence ?

Les « Ecoles de la foi » que nous avons essayé de mettre en œuvre permettent à des jeunes de se construire dans la durée, dans l’intériorité, dans la découverte des sacrements, de l’accompagnement spirituel ; aujourd’hui, nous avons beaucoup de mal, parce qu’on vit dans l’instant et que nous sommes tous des intérimaires. Si je voulais faire un mauvais jeu de mots, pour nous l’existence est un CDI, un contrat à durée inconditionnelle, alors que les jeunes (et pas seulement les jeunes) vivent leur vie sous le mode du CDD, en fonction du ressenti du moment. On ne peut pas parler de vocation dans ces conditions. Il faut relever ce défi.