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Théologie du presbytérat
Faut-il redire ce que l’on sait ?
Maurice VIDAL *
- LA BONNE DOCTRINE NE SUFFIT PAS -
Le théologien sollicité d’écrire encore sur le ministère des prêtres se sent d’abord un peu lassé et sceptique. A quoi servent donc les innombrables publications récentes sur ce sujet, avant, pendant et depuis le concile de Vatican II et le Synode de 1971 ? N’existe-t-il pas une doctrine catholique commune du presbytérat, renouvelée à partir de la doctrine de l’épiscopat ?
Il existe même une convergence oecuménique vers un consensus doctrinal sur des points aussi importants que la valeur sacramentelle de l’ordination, l’importance "constitutive" du ministère ordonné (pas seulement pour la régulation sociale et le mieux-être, mais pour l’authenticité de l’Église), et le contenu de sa fonction spécifique :
"Rassembler et construire le Corps du Christ, par la proclamation et l’enseignement de la Parole de Dieu, par la célébration des sacrements, et par la direction de la vie de la communauté dans sa liturgie, sa mission et sa diaconie." (1).
Pourquoi donc est-il demandé de redire cela ? Sans doute parce que l’actualisation concrète de la théorie ne va pas de soi. Prenons seulement trois exemples.
D’abord, il n’est pas si "évident" (selon le langage à la mode) d’être ministre officiel et public de l’Église, surtout pour le prêtre de base, quand on considère ce que sont beaucoup de communautés chrétiennes et ce qu’est le statut social d’un "ministre du culte", dans une société de plus en plus sécularisée, en dépit des regains trop célébrés du spirituel.
La courbe des vocations sacerdotales sur une longue période fait apparaître qu’elles sont bien plus sensibles que la pratique des chrétiens aux modifications des rapports entre l’Église et la société, et cette variable est un des facteurs d’explication des différences contemporaines entre les pays.
Ensuite, la raréfaction des prêtres oblige beaucoup d’évêques à remplacer pratiquement des prêtres par des laïcs, à qui est conférée, par délégation, une charge effectivement pastorale, quitte à être en lien avec un prêtre. Ici, pour le coup, les théologiens se demandent si la multiplication de telles situations ne comporte pas le risque d’une dévaluation pratique de la doctrine, affirmée par ailleurs, sur le sacrement de l’ordre.
Enfin, en partie par réaction contre les phénomènes précédents, un nouveau discours officiel et, éventuellement, de nouvelles propositions de formation mettent fortement l’accent sur ce qui détache le prêtre, dans sa vocation, sa consécration et son ministère, des autres fidèles et du monde, non pour l’en isoler, mais afin de l’y renvoyer, pour ainsi dire, de plus haut.
Même si la théologie est insuffisante pour résoudre ces problèmes, le théologien peut au moins montrer que la doctrine communément reçue comporte, sous une apparence harmonieuse, des articulations délicates et des tensions structurelles, dont la prise en compte peut aider à comprendre les décalages, les divergences et les crispations de la pratique.
Une de ces articulations a été bien formulée par W. Kasper au synode des diocèses de la République Fédérale Allemande :
"Le prêtre se tient dans la tension entre sa mission particulière reçue de Jésus-Christ et la communauté des autres membres du peuple de Dieu."
- AU NOM DE l’EGLISE, AU NOM DU CHRIST -
Une des visées de la réforme ecclésiologique de Vatican II était de promouvoir la participation active et responsable du plus grand nombre possible de catholiques à la vie et aux orientations de l’Église : Une Eglise qui ne soit pas seulement disponible et généreuse, comme une mère pour ses enfants, mais qui soit aussi l’Église d’une "multitude de frères", dans l’Esprit commun du Père et du Fils "Premier Né".
Dans cette perspective, le concile n’a certes pas opéré, comme on l’a trop dit, une révolution copernicienne dans la position du ministre. Mais il a cherché à en montrer mieux la place et le sens à l’intérieur du peuple de Dieu, au service de sa vitalité. Or celle-ci ne dépend pas que de l’impulsion de la hiérarchie, mais aussi, et pas seulement dans des circonstances extraordinaires, de la liberté de réponse de chacun aux divers dons et services par lesquels l’Esprit-Saint construit l’Eglise.
"Les pasteurs savent qu’ils n’ont pas été institués par le Christ pour assumer à eux seuls toute la mission de salut de l’Eglise à l’égard du monde. Leur belle et noble charge est d’être pasteurs des fidèles de telle manière en reconnaissant leurs ministères et leurs charismes que tous, chacun à sa façon, coopèrent d’une seule âme à l’oeuvre commune." (2).
Les deux références bibliques privilégiées en ce sens sont : 1 Co 12, où l’apôtre St Paul reconnaît la diversité nécessaire des dons de l’Esprit pour l’unité de l’Église, et Ep 4, 7-16, où les ministres donnés d’en haut par le Seigneur servent la croissance organique du corps du Christ, grâce à "l’activité qui est à la mesure de chaque partie".
Cette description de la fonction des ministres de l’Église représente, après tout, le sens et l’idéal de tout service de gouvernement et d’éducation, et il est heureux que des hommes n’aient pas attendu l’Évangile pour le comprendre et essayer de le réaliser.
En cela aussi, l’Église est et n’est que "sacrement du salut", lequel est le salut de l’unité du genre humain dans son union avec Dieu. Mais il faut pour l’Église aller plus loin. Elle n’est pas seulement un peuple rassemblé par la parole de Dieu et la réponse à cet appel, et ses ministres, en la rassemblant et la représentant, ne représentent pas seulement l’altérité et l’initiative de Dieu et le don nécessaire de l’Esprit-Saint. Le roi aussi représentait cela dans l’Ancien Testament et encore dans la chrétienté patristique et médiévale.
La foi chrétienne, en effet, n’est pas purement et simplement foi en Dieu qui nous appelle et nous convoque en Eglise. Elle est consentement et initiation, par l’Esprit-Saint, à ce que Dieu a opéré en Jésus-Christ et à ce que Jésus-Christ a fait et accepté pour nous, quand il fut laissé seul en sa Pâque et qu’en son sang était fondée la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes. C’est le Christ seul qui alors nous représentait tous, sans délégation de notre part, en nous aimant comme son propre corps (Ep 5, 22-32).
Représenter l’Eglise comme ses ministres publics et officiels, comporte donc que soit signifiée cette représentation de l’Eglise par le Christ. Inversement, les ministres ne peuvent pas représenter le Christ sans représenter l’Eglise qui est son corps et prendre les moyens de le faire.
Il suffit, à notre avis, de situer ainsi théologiquement le ministère des ministres chefs d’Eglises pour en comprendre le fondement et le rôle sacramentels, particulièrement dans la célébration ecclésiale des sacrements, sans avoir à recourir à l’idée récente et obscure de représentation du Christ-Tête.
C’est dans son amour de Jésus que Pierre reçoit la charge pastorale de l’Église, et encore son amour a-t-il dû apprendre à n’être que réponse déficiente à l’amour du Christ pour nous, cru et accueilli dans la foi.
"Le Christ, écrit Saint Augustin, voulait que Pierre à qui il confiait ses brebis comme à un autre lui-même, ne fasse qu’un avec lui. Il voulait lui confier les brebis de telle manière que lui serait la tête et que Pierre représenterait le corps, c’est-à-dire l’Eglise et qu’ils seraient, comme l’époux et l’épouse, deux en une seule chair." (3).
- PRETRES POUR LE SALUT DU MONDE -
Une des causes d’insatisfaction profonde, et parfois de crise personnelle chez les prêtres, est le contraste entre une vocation aimée, encouragée et reçue comme une vocation apostolique avec ses exigences évangéliques, et le statut de leur ministère professionnel dans l’Eglise. , Les récentes mises en questions de ce statut, trop facilement expliquées par des manques de formation et de vie spirituelles, sont d’abord venues, pendant la guerre de 1939-1945, de prêtres animés d’une profonde vie intérieure et d’un fervent esprit missionnaire.
Une théologie du ministère presbytéral qui ne veut le voir qu’à l’intérieur du rassemblement et de la communauté de l’Église, dans le sens rappelé plus haut, oublie deux choses.
D’abord, l’Église de "coresponsables", qu’on a l’air de supposer toute prête à se manifester et bloquée simplement par le cléricalisme, est plus souvent un objectif à atteindre qu’une condition de départ, et cela dans toutes les confessions chrétiennes, quelle que soit leur doctrine du ministère.
Ensuite, l’Église n’est pas que rassemblement et communauté, et sa mission ne se résume pas dans la responsabilité inaliénable d’exister dans le monde comme sacrement collectif de salut, en y exerçant, à partir de là, ses fonctions d’enseignement, de témoignage, de liturgie et de diaconie.
L’Église est aussi mouvement missionnaire, itinérance apostolique qui, plus que jamais, ne peut être telle qu’en étant aussi mystique, comme celle des premiers apôtres, à la recherche des "peuples" anciens et nouveaux, sur les routes de l’histoire, dans la suite, l’accueil et l’attente du Ressuscité.
Le reflet du prêtre dans le monde profane n’est pas seulement celui de l’homme d’Église, noble ou mesquin, rassurant ou inquiétant, intimidant ou ridicule. Il est aussi parfois le reflet de l’homme de Dieu. Pourquoi les prêtres en seraient-ils effarouchés ?
Leur travail, même dans le ministère pastoral le plus commun, est souvent d’apprendre et de réapprendre, inlassablement et en même temps, tant pour eux-mêmes que pour les autres, à accueillir la révélation du seul Dieu vivant et vrai, si différent de nos représentations spontanées et contradictoires, et nous en faisant pourtant comprendre, rétrospectivement, l’inspiration.
Quand Dieu se révèle aux hommes, il se révèle justement dans l’acte par lequel il est créateur et sauveur de sa création : à la fois origine de tout ce qui est et rien de ce qu’il crée, suffisamment autre, en sa sainteté absolue, pour se faire solidaire de nous et s’identifier à nous, en Jésus-Christ, le Fils, jusqu’à prendre sur soi, pour nous y ouvrir un chemin vers lui, l’obstacle qui nous sépare de lui.
Evidemment et heureusement, les prêtres ne sont pas les seuls témoins de Dieu ! Mais ils le sont par l’obligation de leur ministère, parfois jusqu’au martyre, comme on le voit encore aujourd’hui, à l’Est et à l’Ouest.
Cette condition, qui est souvent perçue comme un handicap pour l’évangélisation, assure, d’un autre côté, une audace de parole et une sorte d’objectivité du témoignage, au-delà de la valeur propre du prêtre en sa personne et dans sa vie. En cela même, les prêtres résument le témoignage de l’Église qui, au-delà de nos raisons mondaines d’espérer et de désespérer, témoigne d’un Autre, pour l’avenir et le salut du monde.
NOTES :-------------------------------------
1 - FOI ET CONSTITUTION, Baptême, Eucharistie, Ministère, texte français établi par Frère Max Thurian, Paris 1982 [ Retour au Texte ]
2 - CONSTITUTION LUMEN GENTIUM, chap. IV, n.30. [ Retour au Texte ]
3 - SAINT AUGUSTIN, Sermo 46, 30. [ Retour au Texte ]
* Le Père Maurice VIDAL, sulpicien, est professeur au séminaire de Saint Sulpice et à l’Institut catholique de Paris. [ Retour au Texte ]