Appeler dans un peuple et pour un peuple


Joseph HANNESSE *

Invité à "tenir la partition du prêtre de paroisse", j’éprouve le besoin de situer mon témoignage.
Après seize ans de ministère au service direct des vocations, comme professeur puis directeur de Petit Séminaire, je suis prêtre en paroisse depuis quinze ans : cinq années en faubourg à majorité ouvrière, trois ans en centre-ville, six ans dans le Goias (Brésil) région essentiellement rurale et, depuis mon retour en 1983, à la cathédrale de Reims.

LA-BAS, AU BRESIL...

J’ai donc retrouvé la France l’an dernier après six années de "Fidei Donum", durant lesquels il m’a été donné de partager la vie et la foi de communautés chrétiennes nombreuses et dynamiques, mais démunies de prêtres. Le municipe de 15 000 habitants, moitié dans la petite ville chef-lieu, moitié dans la campagne environnante, pour lequel l’évêque avait demandé un prêtre à la France, n’avait plus de prêtre résidant depuis dix-huit mois. Mes trois prédécesseurs s’étaient mariés.

Je découvrais une situation bien différente de la France : dans le diocèse de Goias, pour une population de 225 000 habitants, à 90 % catholique, sur une étendue de 22 000 km2, nous étions 18 prêtres et, parmi eux, l4 étrangers : six Italiens, quatre Français, deux Irlandais, un Hollandais et un Tchèque. Les gens savent notre origine étrangère mais n’en font pas un problème.
Autre motif de surprise : le seul prêtre incardiné dans le diocèse exerçait ailleurs son ministère, un seul des dix-huit était originaire de Goias, et il y avait parmi nous huit religieux : trois Dominicains, trois Bénédictins et deux oblats de Marie. Dans l’ensemble des prêtres en activité au Brésil, il y a 7 500 religieux pour 5 000 prêtres diocésains, et la moitié des religieux prêtres sont étrangers. Et nous étions pastoralement interchangeables, étant tous chargés du même type de ministère.

Au "brassage" sur le terrain, de ces hommes aux vocations théoriquement diverses, s’ajoutait une homogénéité assez remarquable d’options : celles-là mêmes que le diocèse s’était fixées sous l’impulsion de l’évêque. La déclergification était consommée ! En six ans il y a eu au plus trois réunions du "clergé diocésain" ! Par contre, sessions pastorales trimestrielles et retraite annuelle regroupaient tous les "agents pastoraux" (autrement dit les permanents de la pastorale), religieuses, laïcs, prêtres. D’ailleurs, sur les 17 municipes constituant le diocèse (autant de "paroisses"), sept étaient confiés à des religieuses. Le ministère presbytéral spécifie le prêtre mais non la responsabilité pastorale.

Avant que je parte en 1977, l’évêque de Goias m’avait écrit :
"Les gens se sont formé l’idée du prêtre comme étant le spécialiste du sacré et le patron de la paroisse. Mais vous verrez que pour ces nouveaux groupes engagés, - il parlait des "Groupes Evangile", appellation locale des Communautés de base - la place qu’ils donnent spontanément au prêtre est tout à fait différente. Ils veulent quelqu’un qui soit le point de référence et d’union du travail, l’animateur de la marche, celui qui peut célébrer parce qu’il est l’un d’eux, frère et égal à tous, et ayant le charisme d’être le point de rencontre de l’espérance, des tensions, de la foi et de l’amour de tous."

"Vous verrez..." ; j’ai vu en effet. Et dans cette portion d’Eglise qui a pris au sérieux le passage, dans l’esprit du Concile, d’une institution qui tourne, à une communauté de pauvres en marche, j’ai été heureux de partager leur foi, de cheminer avec eux, de vivre fraternellement avec eux, de témoigner de l’universelle Eglise, de célébrer leur vie et d’exercer le ministère de la réconciliation pour une communion des hommes entre eux et avec Dieu.

Alors, quand je suis rentré souvent on m’a demandé : Pourquoi si peu de prêtres autochtones et de candidats au sacerdoce dans un pays que vous décrivez si chrétien ? Cette question, je l’ai posée une fois là-bas, à un prêtre brésilien. Il m’a répondu : "on a tellement pris l’habitude de voir arriver d’ailleurs les prêtres dont on a besoin, qu’on ne pense pas que la formation de prêtres pour demain soit la responsabilité des communautés locales".

Il y a en effet cette "tradition" d’apports étrangers, dans un pays d’ailleurs particulièrement accueillant, où l’on se sent en arrivant beaucoup plus vite adopté qu’adapté ! Et puis, le petit nombre de prêtres par rapport aux chrétiens n’est pas là-bas un fait nouveau. Il en a toujours été ainsi. Crise chronique ! Seulement la croissance démographique très forte fait qu’elle s’accentue. L’Etat de Goias double sa population tous les vingt ans, pas le nombre de ses prêtres !

Antonio a 24 ans ; avec son père Henrique il anime la communauté locale.
Il pense au sacerdoce et voudrait s’y préparer. Mais voilà : il a quatre ou cinq années d’école derrière lui, le niveau de connaissances d’un élève de 6ème chez nous. Les communautés chrétiennes les plus ferventes là-bas sont les plus pauvres économiquement et les plus défavorisées scolairement. Les conditions de formation exigées de manière semblable dans toute l’Eglise sont pratiquement inaccessibles à Antonio. Et l’archevêque de Paraiba qui a élaboré une formule allégée de formation au ministère presbytéral, pour des jeunes gens issus de communautés de base rurales de son diocèse, a provoqué à Rome bien des froncements de sourcils !

A Goias, l’évêque a procédé différemment en accueillant, dans son "Ecole d’Evangile", de jeunes étudiants originaires du sud du pays, désireux de se mettre au service du diocèse, avec un projet plus ou moins net de ministère presbytéral. J’en ai vu la plupart opter pour un service comme laïcs et se marier. La difficulté du célibat est plus forte qu’en Europe. Elle est accrue du fait de la très grande familiarité dans les relations entre jeunes et du fait que le célibat pour le Royaume n’est, très généralement, pas perçu comme une valeur évangélique dans le peuple chrétien, là-bas.

ET ICI...

Je retrouve un pays où le nombre des prêtres, en dépit du vieillissement et de sa diminution, est encore incomparablement supérieur à ce qu’il est là-bas, mais où tout le monde ou presque se lamente de la crise des vocations. on parle du creux de la vague. Beaucoup n’espèrent pas une remontée. Certains se consolent à la légère en disant : L’Eglise en a vu d’autres au cours de sa longue histoire. C’est vrai, mais ce n’est pas motif à ne rien faire pour inverser la vapeur !
Dans mon ministère actuel, comme partout où je l’ai exercé depuis mon ordination, je suis un prêtre heureux. Reconnu, appelé à nouer, avec ceux qui recourent à mon ministère, des relations humainement et spirituellement très gratifiantes... Pourquoi, apparemment, cela ne donne envie à aucun jeune de consacrer sa vie à ce ministère qui est le mien ? Ne leur en a-t-on jamais parlé ? ou, qu’est-ce qui leur fait peur ?

Remarquez que je ne m’en étonne pas. Aujourd’hui, qu’un jeune pense au ministère presbytéral est plus surprenant que naguère. Au milieu du climat dans lequel nous baignons : un monde bouleversé, des certitudes ébranlées, l’avenir du ministère presbytéral incertain quant à ses formes concrètes, le doute sur sa signification elle-même dans le monde actuel, la distance accrue des jeunes générations par rapport à l’Eglise et à la foi.. :, tout cela provoque des questions : A quoi sert le prêtre ? Quelle est son efficacité ?

C’est vrai qu’on se les pose moins outre-Atlantique, et que la "remontée des vocations" y est moins spectaculaire que certains le disent, ainsi que je l’ai montré plus haut. Mais ici, nul doute que les progrès de l’incroyance ne favorisent pas l’appel au presbytérat. Les chrétiens, devenus minoritaires, attendent beaucoup du prêtre, et ils sont de plus en plus à savoir ce qu’ils en attendent. Mais la majorité des gens s’en moquent. Au temps de l’anticléricalisme virulent, on disait avec humour que si certains "bouffaient du curé", c’est qu’ils avaient le goût du prêtre ! A présent, ça n’intéresse plus. Faut-il dire que le prêtre est devenu insignifiant pour beaucoup ? La non-croyance est massive et devient pour ainsi dire la normalité. Mais on continue à fonctionner, dans bien des aspects de la pastorale, en système de chrétienté, y compris pour la sélection et la préparation des candidats au ministère presbytéral.
Faut-il pour autant être pessimiste ? Absolument pas. Pour des besoins nouveaux en ministère presbytéral, l’Esprit-Saint suscitera les ministres appropriés. Le "quadrillage" géographique par les prêtres de paroisses et le "quadrillage" sociologique par les aumôniers de Mouvements ne survivront sans doute pas à ceux qui les assurent. Mais la prise de responsabilités vraies, dans l’Eglise, de l’Eglise par des laïcs de plus en plus motivés restreindra peut-être, mais affinera aussi le besoin du ministère presbytéral spécifique.

On a démythifié le prêtre : la vocation presbytérale ou religieuse n’est plus proposée comme la réalisation la plus estimable et souhaitable de l’idéal de vie d’un garçon généreux à qui on demandait justement : seras-tu assez généreux pour choisir de devenir prêtre ? Comme si on était moins chrétien en envisageant le mariage et une carrière professionnelle de laïc.

La valorisation du laïcat et du mariage chrétien, le développement de Mouvements de laïcs "majeurs", la naissance et la croissance des Instituts séculiers de vie évangélique, etc., ont mis fin à une "hiérarchie de valeurs", autrefois courante, entre les vocations. C’est une chance.
La conscience d’appartenir au peuple de Dieu, d’épanouir sa vie chrétienne en groupes organisés de façon ou d’autre, de penser sa place dans l’Eglise en fonction des autres, et non en termes de choix personnel, c’est aussi une chance.
Le soupçon sur la valeur et le doute sur la possibilité d’un engagement définitif, tributaires des changements culturels intervenus, méritent attention. Ils peuvent expliquer bien des hésitations, des refus d’envisager le ministère ordonné, ou même des remises en cause chez certains prêtres. Mais ils peuvent aussi amener à une recherche d’engagement et de fidélité plus humble et tout aussi ferme, si elle se fonde - dans la foi - sur "la fidélité de Dieu qui cherche la nôtre". c’est une autre chance encore.

Appeler au ministère presbytéral dans un peuple, pour un peuple, en vue de la mission, c’est autre chose que d’accéder au désir personnel d’un homme qui se sent désireux d’être prêtre et apte à le devenir. L’accession au sacerdoce cesse d’être une question de goût personnel, avec l’équivoque que cela comporte. Mais, en est-on déjà là ?

D’un autre côté, comment honore-t-on le désir de prière intense, de formation solide, de points de repères sécurisants, de chaude communauté fraternelle qui sont au coeur de beaucoup de jeunes et qui en orientent un certain nombre..., hors des séminaires diocésains ou régionaux ?

* * *

Ma conviction est :

  • qu’on ne prie plus assez pour les vocations
  • que Dieu donnera toujours à son Eglise les prêtres dont elle a besoin
  • qu’il ne faut pas multiplier les obstacles sur la route de leur préparation ni leur rendre trop difficile la fidélité à l’appel
  • que, demain comme hier il s’agira toujours de se laisser saisir par le Christ, de se laisser guider du côté du lac où retentit l’appel de Jésus : "Toi, viens ! Suis-moi !", et de Le suivre.

* Le Père Joseph HANNESSE est curé de la paroisse Notre-Dame de REIMS [ Retour au Texte ]