L’interpellation dans la vie monastique


Frère Daniel
cistercien, abbaye d’Acey

Au chapitre 58 de sa Règle, saint Benoît, décrivant « comment on doit recevoir les frères », commence par ces mots, qu’il reprend de la tradition monastique unanime : « On n’accordera pas facilement l’entrée du monastère à celui qui s’y présente pour changer de vie. »

Pour le Père des moines d’Occident, il n’est pas question d’interpellation : ce n’est pas le monastère ou l’Église, qui appelle un tel à répondre oui à une proposition de vie, c’est au contraire le nouveau venu lui-même qui demande, et à qui on doit d’abord répondre : non !

Dans ce contexte, il est facile de comprendre que la pratique d’une interpellation directe et individuelle en milieu monastique soit - actuellement du moins - impensable. Les quelques maîtres de novices et supérieurs que j’ai eu l’occasion de consulter pour préparer cette intervention sont unanimes et formels : il n’est pas question, ni d’interpeller directement une personne particulière pour qu’elle entre en communauté, ni même d’interpeller directement un groupe en donnant l’impression de faire de la « retape » pour notre monastère. Dans les brèves remarques qui suivent, et après un petit excursus théologique, je vais néanmoins tenter de nuancer cette première réponse.

Spécificité de l’appel monastique

La vie monastique est certes nécessaire à l’Église : le concile Vatican II l’a rappelé avec force (1). Cependant, toute nécessaire qu’elle soit, elle ne répond pas à un « besoin » de l’Église : on a suffisamment rappelé, ces dernières années, que la vie monastique ne sert à rien, qu’elle semble inutile, et c’est justement cette gratuité qui est son essence même.

Or, si l’Église a des besoins : besoins de pasteurs, de ministres du culte, de catéchistes... on conçoit qu’elle soit habilitée à appeler, de sa propre autorité, à ces fonctions. Du reste, toute vocation ministérielle est institutionnellement soumise à une reconnaissance de l’Église. Pour la vie consacrée, et plus encore la vie consacrée monastique, je crois qu’il en va autrement : l’Église, je veux dire l’Église ministérielle, ne peut y appeler de son propre chef - seul Dieu peut appeler à la vie consacrée. C’est ce que saint Benoît suggère dans le prologue de sa Règle : un appel y retentit, et celui qui le prononce, c’est Dieu lui-même et nul autre : « Le Seigneur, cherchant son ouvrier dans la foule du peuple à qui il adresse cet appel, dit encore : "Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ?" Entendant cela, si tu réponds : "moi...", Dieu te dit : "Veux-tu avoir la vraie vie, l’éternelle ? Alors garde ta langue du mal..." »

Je le répète : il n’appartient qu’à Dieu seul, selon un projet qui n’obéit à aucune nécessité, d’appeler telle personne à cette vie apparemment inutile, ou gratuite, qu’est la vie consacrée (2).

Interpellation personnelle

Dans le cadre d’un accompagnement personnel, le moine qui accompagne ne peut pas affirmer quelque chose comme : « Tu as la vocation. » D’ailleurs, un père maître ne le dirait même pas, du moins pas avec une telle assurance, à un novice en formation ! Cependant, il est évident que si c’est le Seigneur qui appelle, notre rôle est d’aider la personne accompagnée à prendre conscience de cet appel. Il y faut une grande délicatesse, un respect infini de la liberté de l’autre et aussi beaucoup de patience. Ce n’est pas moi qui appelle et qui attends une réponse, c’est la personne que j’accompagne qui doit se questionner, face à mon écoute.

Interpellation globale

Il n’est pas question non plus d’interpeller globalement un groupe de façon directe, par exemple un groupe de jeunes. Cela n’est en général pas du tout apprécié et fait plutôt mauvaise impression. En revanche, on peut interpeller de manière générale sur toutes les vocations possibles, et renvoyer chacun à sa propre vie - mais là encore, il faut le faire avec le plus de délicatesse possible et sans aucune arrière-pensée.

En fait, s’il y a interpellation, elle émane de toute la communauté : c’est l’ensemble de la communauté, y compris son lieu, l’abbaye, qui fait signe. Par le simple fait que nous sommes là, dans notre liturgie, dans l’accueil des hôtes, dans notre vie quotidienne telle que les gens peuvent la voir, nous « interpellons » au premier degré toute personne qui vient au monastère... du moins je l’espère ! « Venez et voyez » : Jésus n’a rien dit d’autre pour interpeller et « attirer » ses deux premiers disciples ! Si nous sommes vraiment fidèles à notre vocation monastique en communauté, alors, à la lumière de ce qu’il nous voit vivre, celui que le Seigneur appelle à nous rejoindre pourra déchiffrer son propre désir, sans qu’il faille ajouter une interpellation explicite sous forme de proposition.

Conclusion

J’ai commencé cet exposé en envisageant l’interpellation du point de vue du type de vocation à laquelle il s’agissait d’appeler : la vie monastique. J’aimerais le conclure en l’envisageant, cette fois, du point de vue de la mission de celui à qui il incomberait d’appeler ou d’interpeller. Et là encore, je souligne la distinction déjà faite plus haut. Il ne nous incombe pas à nous, moines, d’appeler quelqu’un en particulier, ou les chrétiens en général, à suivre le Christ dans tel ou tel état de vie, même l’état monastique, du moins pas sous la forme spécifique d’une prise de parole publique - puisque justement, notre charisme propre consiste à témoigner du Christ dans le silence, par cela seul que nous sommes, et non par ce que nous dirions. Cela appartient peut-être davantage à ceux qui, dans l’Église, ont reçu la mission de prêcher (les prêtres), et plus encore à ceux qui ont reçu mission de veiller sur l’ensemble du Corps tout entier du Christ pour qu’aucun des dons de l’Esprit ne lui fasse défaut. Vous trouverez que c’est de ma part une manière un peu cavalière de me débarrasser du problème et de le « refiler » aux membres des équipes diocésaines du service des vocations ! Mais voilà...

Il me semble, en tout cas, que dans le monde monastique on ne peut interpeller que dans le cadre de notre accueil. Cette interpellation ne doit se faire que d’une manière générale, sur toutes les vocations possibles, et cela avec le sens de la discrétion qui caractérise tellement saint Benoît.

Notes

1 - Perfectae Caritatis, n° 9. [ Retour au Texte ]

2 - Cf. encore RB 58,2 : « Éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu. » [ Retour au Texte ]