Femmes et hommes avec Dieu. Regard de Jeunes sur la Vie Religieuse


Gabriel NISSIM, o.p.(1)

La plupart des jeunes adultes ne connaissent de la vie religieuse qu’une caricature, celle que présentent les médias ou la publicité : faux moines hilares des boîtes de camembert, déçus austères de la vie ou de l’amour menant une vie desséchée, réglée à coups de cloche.

Alors que, il y a encore quelques années, la culture et les habitudes religieuses des jeunes leur permettaient, au-delà de l’imagerie populaire, un contact direct avec des communautés plus repérables qu’aujourd’hui, avec aussi les grandes familles spirituelles, c’est aujourd’hui une véritable découverte pour eux que ces personnes et ces communautés dont un certain nombre se sentent proches par toute une part d’eux-mêmes (2) :

Une vie non pas centrée sur un travail à exécuter ou, pire, sur une fonction à remplir (qu’elle soit professionnelle, sociale ou ecclésiale), mais occupée à EXISTER - à exister dans un approfondissement de soi-même, dans une vie communautaire, dans une relation croyante et priante avec ce Dieu qu’ils cherchent pour l’avoir connu, et en vue de le connaître davantage.

UN APPROFONDISSEMENT DE SOI-MEME

Dans la société qui est la nôtre, un jeune doit se plier aux lois du marché, il se sent perçu d’abord comme un outil de production. Il peut rarement oeuvrer selon ses goûts et développer celles de ses capacités qu’il souhaiterait : le travail s’oppose à ces temps de loisir pendant lesquels, enfin, il vit vraiment ; les fonctions sociales lui apparaissent comme dévorant ceux qui les exercent.

Une des demandes faites à la vie religieuse, c’est alors d’être un milieu où la personne va se développer dans la liberté, dans la confiance, dans une attention qui la soutient pour les conversions et les maturations nécessaires.

Dans un monde qui ne leur a pas toujours appris à vivre, les jeunes cherchent une éducation, au sens fort, de la personnalité, presque une initiation : c’est une joie pour eux quand ils reçoivent une parole fraternelle et exigeante, un regard vraiment bienveillant qui les éclaire et les encourage à trouver le meilleur d’eux-mêmes. Cette demande est une demande "spirituelle", si l’on entend par ce mot le désir d’atteindre à sa propre intériorité, d’exprimer toute une part de soi-même qui a du mal à se dire.

En même temps, "spirituel" signifie une affirmation que la personnalité de chacun n’est pas une pure résultante de facteurs héréditaires, ou de conditionnements psychosociologiques, une volonté d’exister par et dans un choix personnel : entrant en vie religieuse, les jeunes requièrent à la fois, qu’on honore leur passé, leurs expériences, qu’on ne les traite pas en gamins et, aussi, qu’on ne les catalogue pas à partir des lieux et milieux dont ils sont issus.

Enfin, "spirituel" signifie une autre attitude face aux êtres - hommes et bêtes, nature et objets, Dieu : une volonté, non de mainmise, mais de mise en accord, de symbiose.

Ces jeunes attendront d’un ordre religieux qu’il leur ouvre sa tradition spirituelle, son chemin de prière et d’unification intérieure. Ils attendent cela à la fois des maîtres spirituels anciens et de frères ou soeurs capables, aujourd’hui, de les faire progresser dans ces voies.
Ce que beaucoup vont chercher dans les traditions extrêmes orientales, par exemple, certains pensent le trouver dans la tradition encore vivante des ordres religieux.

UNE VIE COMMUNAUTAIRE

Face aux grands ensembles, comme aux multinationales de toute sorte, aux relations dites "longues", bien des jeunes aspirent à un groupe à taille humaine.
Face aux solitudes, aux individualismes, à l’assistance toute faite de l’État Providence, ils cherchent une solidarité concrète et personnelle.

C’est sans doute le témoignage qui les séduit le plus immédiatement dans la vie religieuse que celui de communautés, non pas parfaites, bien sûr, mais où se perçait une humanité du vivre-ensemble, une chaleur et une joie, un accueil ouvert, une trace de l’Esprit. C’est aussi là le critère le plus immédiat de leur retrait quand ils perçoivent - parfois à tort d’ailleurs - que tel lieu n’est qu’un hôtel ou bien une association commode de vieux célibataires, où les relations mutuelles et la prière sont devenues formalistes.

Deux caractéristiques, entre autres, à noter quand des jeunes abordent la vie communautaire :

EXISTER SOI, AVEC D’AUTRES

Certains découvrent avec étonnement le changement qu’apporte la vie communautaire à l’itinéraire personnel et à la recherche spirituelle. Expérience parmi les plus chrétiennes qui soit, ils constatent qu’à exister avec d’autres, cette recherche personnelle prend un nouveau tour, une nouvelle intensité.

La prise en compte quotidienne des autres leur ouvre une nouvelle dimension d’eux-mêmes, comme la rencontre nécessite et appelle l’approfondissement de chacun.

Loin qu’il y ait juxtaposition de ces deux requêtes, la vie religieuse leur manifeste le bénéfice qu’on trouve à aller de l’une à l’autre, à allier l’une avec l’autre.

UN NOUVEAU TYPE DE RELATIONS

En second lieu, ils éprouvent très vite la différence entre le groupe d’amis qu’ils s’étaient choisis auparavant, auprès desquels ils pouvaient trouver aide ou délassement, et les membres d’une communauté qui, si chaleureuse soit-elle, n’est pas bâtie sur la sympathie mutuelle. Ainsi découvrent-ils, au bout de quelques mois, ce qu’est la solitude dans une vie communautaire.

Il faudra du temps, ou des circonstances particulières, pour qu’ils mesurent la profondeur des liens noués à l’intérieur de la communauté et leur capacité de structuration de la personnalité de chacun, les amitiés nouvelles qui s’ouvrent.

Ceux qui viennent des séminaires diocésains sont également fort surpris de constater combien, sous des apparences parfois proches, la réalité de la vie communautaire religieuse diffère de celle qui est vécue dans les équipes de séminaristes. Différence qu’on peut sans doute caractériser assez souvent par une solidarité située à un autre niveau, plus vital, presque plus viscéral, ainsi que par une bien moindre emprise du groupe sur les décisions et les choix de chacun.

Tout se passe comme si la solidarité nouée par l’engagement religieux, située d’emblée à un niveau vital, était assez solide pour ne pas être entamée par la liberté de mouvement de chacun.

Il est en tout cas patent que la vie communautaire telle qu’elle est demandée par un certain nombre de jeunes aux communautés religieuses, ne peut leur être équivalemment offerte par les formes actuelles de vie du clergé diocésain.

CELEBRER LA FOI

Possibilité d’épanouissement personnel, vie communautaire : même si ces dimensions sont constitutives de l’approche des jeunes par rapport à la vie religieuse, elles ne sont pas pour autant suffisantes.

Le ressort le plus profond de cette approche c’est le désir de trouver des communautés de foi et l’espoir que les communautés religieuses peuvent être telles.
Ce Dieu qu’ils ont découvert, ils veulent vivre une relation avec lui, relation qui est loin d’aller de soi dans une société profondément indifférente et qui la tourne en ridicule. Ils cherchent pour cette foi, qu’ils sentent fragile, un milieu nourricier. Ils souhaitent ne pas seulement rencontrer d’autres chrétiens le dimanche, mais vivre avec des croyants qui, eux-mêmes, vivent quotidiennement selon la foi, l’expriment, la célèbrent.

Leur itinéraire est, de ce point de vue, tout à l’inverse de celui de la génération des 40/60 ans. Ceux-ci, nés pour la plupart, dans un monde et surtout dans des milieux profondément christianisés, ont dû prendre conscience que les chrétiens n’étaient pas seuls au monde, qu’il y avait une coupure profonde entre l’Église et ce qu’on appelait "le monde".

Ils sont sortis de leurs sacristies, de leurs institutions clôturées pour aller, par un mouvement authentiquement missionnaire, rejoindre dans leurs quartiers, leur travail, leurs activités militantes, tous ceux qui étaient "loin". Ils se sont rendus compte que, là, l’étiquette chrétienne et religieuse était souvent fort mal reçue, d’où la nécessité, pour gagner la confiance, de ne pas dire, bien souvent de prime abord, leur identité.

Les jeunes d’aujourd’hui font le chemin inverse. Le monde du travail, ils en viennent ; les militances, ils les ont vues de près et se méfient du pouvoir récupérateur des organisations (y compris d’ailleurs dans l’Eglise) : Ils sont justement sensibles à la vie concrètement menée par certains témoins, aux attitudes quotidiennes plus qu’aux actions militantes, et la vie religieuse leur semble une possibilité en ce sens.

Dans un monde dont ils savent le caractère athée, ils demandent d’abord des lieux où l’on puisse librement affirmer sa foi, apprendre à la vivre soi-même dans ses implications personnelles et concrètes, et la célébrer ensemble.

Dans un monde où le rapport entre l’Église et la société a profondément changé, le témoignage à porter, selon eux, est d’abord celui de communautés qui soient des pôles d’affirmation, modestes mais bien visibles, de la foi.

Devant la force et la cohérence de l’incroyance, ils savent qu’il ne suffit pas d’aller travailler ou militer avec d’autres pour que ceux-ci reconnaissent qu’ils étaient chrétiens sans le savoir. Il faut donc se donner d’abord les moyens d’exister ensemble comme chrétiens, en affirmant ce qui est redevenu une originalité.
Sans doute, retrouve-t-on, là, la façon de témoigner vécue aux premiers siècles de l’Église pendant lesquels les communautés chrétiennes, simplement en étant là, ont fait progressivement tache d’huile après l’époque apostolique. Alors, confortés dans leur existence chrétienne, ils se sentent poussés eux aussi à aller vers ceux qui sont loin, avec bien souvent une prédilection pour les marginaux de toutes sortes et le sentiment d’une responsabilité particulière, par rapport aux incroyants. Ils n’hésitent pas à se confronter aux problèmes de la société, aux souffrances des hommes, moins pour accomplir des tâches apostoliques, ou pastorales, que pour être là et manifester la façon dont la foi a retenti dans leur propre existence.

Si, aujourd’hui, la quasi totalité des Congrégations féminines de vie apostolique a si peu de novices, il semble bien que cela tienne à ce motif : les jeunes sont prêts à travailler pour gagner leur vie, ils sont prêts à se mobiliser pour des causes à défendre, mais ils récusent l’importance donnée au travail professionnel et aux militances comme moyens apostoliques uniques et obligés. D’autant plus que les tâches traditionnelles des congrégations féminines - éducatives ou hospitalières - n’apparaissent plus en rien, aujourd’hui, comme un signe évangélique.

Quelle jeune fille aura le sentiment qu’on lui propose de franchir un pas décisif vers une vie plus évangélique, quand elle sait devoir retrouver un mode d’existence aussi anonymement chrétien que celui qu’elle aurait à quitter, et professionnellement identique ?

De ce point de vue, les congrégations masculines correspondantes sont, en général, mieux loties de par leurs activités immédiatement repérables comme au service de la foi, et de par un style de vie plus marqué.

Mais, là aussi, bien des jeunes demandent à vérifier la qualité proprement évangélique de la vie qui leur est proposée. Il ne leur suffit pas d’une vie religieuse au sens classique du mot : ils attendent que les communautés religieuses trouvent aujourd’hui les chemins et les signes d’une existence selon l’Evangile. Avec réalisme et patience : ils ne demandent pas l’impossible ; mais les entrées actuelles dans les noviciats traduisent l’espoir que ces communautés sont encore assez proches de leurs sources pour en vivre et en transmettre la tradition séculaire.

Très sensibles à l’héritage spirituel de la Congrégation à laquelle ils s’agrègent, ils le recueillent avec plus d’attention qu’autrefois, participant de ce désir de retrouver ses racines qu’on remarque ailleurs également. D’où l’attention qu’ils portent au fondateur, l’importance pour eux d’entrer dans l’esprit d’une famille et dans ses traditions. Ceci ne les empêche pas de sentir le poids de communautés vieillissantes : ils ne se voient pas du tout boucher les trous pour soutenir à bout de bras des oeuvres, ou des tâches, qui ne sont plus tenables, comme ils se voient encore moins jouer les gardes-malades.

Surtout, ils constatent combien l’histoire récente des Congrégations a laissé de traces parfais douloureuses, de raideurs : ils craignent ce passé proche qui paralyse, pour une large part, les aînés avec lesquels ils vivent, et stérilise bien des fécondités nouvelles, bloque bien des évolutions indispensables. Autant ils souhaitent s’enter sur des racines porteuses de sève, autant ils redoutent ces branches desséchées, ou qui refusent de se laisser émonder pour porter à nouveau du fruit.

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Ce qui attire aujourd’hui des jeunes à la vie religieuse, c’est finalement sa tradition la plus authentique : Une relation à Dieu qui polarise et qui commande visiblement tout un style d’existence, une verdeur évangélique où la sève des origines et des renouveaux marque son énergie toujours vivace.

Mais, dans un équilibre qui est la marque d’un christianisme authentique, les jeunes attachent, en même temps, une grande importance à la qualité humaine de cette vie jusque dans ses détails les plus modestes : partage réel des tâches quotidiennes, bonheur simple du vivre-ensemble, ouverture et miséricorde des relations, attention à l’originalité et à la liberté de chaque personne.

Ils nous rappellent ainsi la vocation de la vie religieuse, aujourd’hui comme hier : Etre, parmi d’autres, et à notre façon, signes et témoins de cet Evangile qui a révélé la vocation divine de l’homme et, plus encore, l’humanité de Dieu.

NOTES -----------------

(1) Le Père Gabriel NISSIM, dominicain, est prieur du couvent Maydieu à Paris [ Retour au Texte ]

(2) Il n’est évidemment pas question dans cet article de parler des jeunes en général, mais des quelques-uns qui ont fréquenté nos communautés dominicaines ces dernières années. [ Retour au Texte ]