Une Vocation


POURQUOI JE REPARS AU JAPON

Michel GAULTIER (*)

Dans quelques mois, je prendrai l’avion pour le Japon.
Mgr Hamao, évêque de YOKOHAMA m’a accepté dans son diocèse : un diocèse que je connais bien d’ailleurs pour y avoir déjà vécu dix ans comme prêtre-missionnaire de 1970 à 1980.

Je viens cependant de passer trois ans en France et cette décision de repartir au Japon m’oblige à préciser les motivations de ce nouveau départ. En effet, pourquoi repartir alors qu’il y a tant à faire en France ?
C’est ce que je vais essayer de dire modestement en quelques lignes.

Revenu en France au début de 1981 pour collaborer à l’animation missionnaire, j’ai eu la chance pendant ces trois ans de rencontrer beaucoup de groupes paroissiaux, scolaires ou autres. A l’occasion de ces rencontres, on me demanda souvent pourquoi j’étais parti au Japon.
Au début, répondre à cette questionne me paraissait pas trop difficile mais, peu à peu, lorsqu’on en vint à me demander pourquoi je repartais j’ai éprouvé davantage de difficultés. Pour éviter tout malentendu, je tiens d’abord à préciser quelques points.
Si je repars, ce n’est pas parce que je préfère le Japon à la France. Quel échec ce serait si les missionnaires, qui mettent tant de temps, d’efforts et de patience pour comprendre et aimer un peuple nouveau, n’étaient plus capables de se réadapter et repartaient parce qu’ils ne pourraient plus vivre dans leur pays et leur Eglise d’origine. Non, sincèrement si je repars au Japon ce n’est pas parce que je ne serais pas à l’aise en France, bien au contraire.

Il y a un autre point qu’il me faut éclaircir d’emblée.
Je ne repars pas au Japon parce qu’ils auraient besoin de moi. Il m’a fallu longtemps pour accepter cette conclusion qui me semble aujourd’hui une évidence.

Bien sûr, tout homme peut se tromper, et je me fais peut-être illusion, mais un effort d’honnêteté et de lucidité m’oblige à penser aujourd’hui que ni l’Eglise Catholique du Japon, ni le peuple japonais n’a besoin de nous.

L’Eglise catholique au Japon constitue une infime minorité avec 0,3 % de la population, mais elle se suffit amplement à elle-même pour ses besoin pastoraux :

400 000 baptisés catholiques pour presque 900 prêtres et 6 000 religieuses, tous japonais.

Quel est le diocèse français de 400 000 catholiques qui aurait aujourd’hui, pour sa pastorale, 900 prêtres et 6 000 religieuses ?
Sur le plan numérique, il me faut bien reconnaître que l’Eglise catholique japonaise n’a pas besoin de moi. Mais elle m’accepte si gentiment que je risque de ne pas m’en rendre compte.

Cependant, il s’agit là d’un faux problème diront certains : le missionnaire ne part pas pour les chrétiens, il va au contraire vers les non-chrétiens. Or, au Japon ceux-ci sont 117 000 000, comment pourrait-on dire qu’ils n’ont pas besoin du missionnaire pour découvrir et rencontrer le Dieu de Jésus-Christ ?

L’objection et le raisonnement sont solides et pourtant mon expérience de dix ans passés au Japon m’incline à penser que ces millions de non-chrétiens n’attendent rien de nous, et que nous n’avons pas grand chose à leur proposer.

Sur le plan économique, non seulement ils se suffisent à eux-mêmes mais ils sont devenus des maîtres dans le commerce international.
Sur le plan de la santé, de l’éducation ? Que pourrions-nous leur proposer alors que 40 % d’une même génération de japonais accède à l’enseignement supérieur, contre 25 % en France.
Sur le plan de la morale ? Certains ascètes des temples ZEN auraient bien des leçons à nous donner.

Serait-ce alors une philosophie de l’existence, une conception du monde et de l’homme qui leur ferait défaut ? Il suffit de vivre assez longtemps avec eux pour sentir très vite que nos théories occidentales apparaissent parfois très courtes et simplistes. Serait-ce un sens de la liberté ou un art de vivre ? Là encore, si nous les traitons familièrement, quelquefois, de "moutons de panurge", eux nous considèrent souvent comme des adolescents perpétuels, incapables d’autodiscipline.

Serait-ce alors notre religion qui serait meilleure que la leur ? Même si c’est douloureux, je dois bien reconnaître que l’histoire du christianisme en Occident, avec ses divisions et ses guerres, ainsi que le création et la mise en place par des pays dits chrétiens d’un système économique international qui organise scientifiquement l’exploitation des pays les plus pauvres, au profit des pays les plus riches, font du christianisme une religion ni pire ni meilleure que les autres, aux yeux de nombreux japonais.
Non, sincèrement je ne vois pas ce qu’ils pourraient attendre de nous.

On objectera à cela que c’est Jésus-Christ dont ils ont besoin et que c’est lui seul que le missionnaire doit annoncer. Là encore, l’objection est parfaite et irréfutable mais ne jouons pas avec les mots.
Comment présenter au Japon un Jésus qui ne soit dilué dans une morale, une philosophie et des choix de société qui relativisent le discours chrétien au point de lui faire perdre, parfois, tout intérêt et originalité par rapport à ce que pensent et vivent déjà un grand nombre de japonais.

Sincèrement et honnêtement, si je repars au Japon ce n’est pas parce que je pense qu’ils ont besoin de moi ; pas plus les chrétiens que les non-chrétiens.

Si je repars au Japon c’est parce que c’est moi qui ai besoin d’eux. Je risque d’être mal compris et pourtant aujourd’hui, en m’efforçant d’être le plus lucide possible, c’est là l’une des motivations importantes de mon re-départ. Oui, j’ai besoin d’eux : besoin d’eux pour essayer d’être vraiment chrétien, tout simplement.
Formulé ainsi, cela peut paraître terriblement égoïste et si personnel que l’on voit mal en quoi une telle motivation de re-départ pourrait intéresser l’Eglise.

Pourtant lorsque je dis "j’ai besoin d’eux", j’aimerais tant qu’en plus de ce "je" ce soit toute ma Vendée natale qui me dise aussi : "repars, car même s’ils n’ont pas besoin de toi, nous, à travers toi, nous avons besoin d’eux pour être mieux chrétiens.
Oui, chrétiens de France, nous avons besoin de savoir comment les hommes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique croient en Dieu, comment ils prient, comment les chrétiens lisent l’Ecriture.

Partir vers d’autres me semble d’abord une nécessité interne à toute Eglise : nécessité pour sa vie de foi, nécessité pour être vraiment elle-même, nécessité pour réaliser concrètement sa vocation à l’universel. Certes, le cas du Japon est particulier, car dans bien d’autres pays les besoins sont immenses et réels et le devoir de partager, nécessaire.
Cependant j’ai la conviction que même là où les besoins sont loin d’être évidents, partir est également nécessaire. Un tel départ a peut-être l’avantage de manifester sans ambiguïté pour l’Eglise qui envoie, comme pour le pays qui accueille, la gratuité et l’humilité de Dieu qui dans son amour veut avoir besoin de tous les hommes.

C’est dans cette gratuité et cette modestie que je veux situer mon re-départ au Japon. Je sais qu’ils n’ont guère besoin de moi et que j’ai peu de choses à leur offrir sinon une amitié gratuite au nom de Jésus-Christ.
Pourtant, en montrant que j’ai besoin de vivre avec eux et chez eux pour être fidèle à ma foi, j’espère voir naître en eux l’image d’un Dieu amoureux de tous les hommes : et je sais par expérience que cette découverte transforme un homme pour toujours.

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(*) Le Père Michel Gaultier est prêtre des Missions Etrangères de Paris [ Retour au Texte ]