La mission dans des mondes différents


Pierre Diarra
théologien

L’Eglise doit-elle encore envoyer des gens en mission ? D’abord, il ne semble plus nécessaire d’appartenir à l’Eglise ou de confesser explicitement le nom de Jésus-Christ pour être sauvé. Ensuite, le sens que peut avoir la mission n’est plus évident si les autres religions accompagnent leurs adeptes sur les chemins de salut. Enfin, si les chrétiens reconnaissent en d’autres religions du vrai, du bon et des lumières de la Vérité, ils ne peuvent plus penser le christianisme comme la « religion absolue » et se considérer comme les porteurs de la Vérité. Du coup faut-il encore vouloir « convertir » l’autre, à moins que la mission soit autre chose ?
La mission se réduit-elle à des tentatives pour proposer le Dieu des chrétiens afin que tout le monde l’accueille ? Est-ce l’annonce du kérygme comme dans le discours de Pierre (Ac 2, 14-41) en vue de la conversion à Dieu, de la construction du Royaume ou plus humblement d’un monde où personne n’est exclu de la dignité humaine et des meilleures conditions de vie rendues accessibles à tous ? Ou s’agit-il de témoigner de la présence de l’Esprit dans le monde, d’aimer et de faire mémoire de Jésus-Christ ? La mission est peut-être une communication entre religions, aboutissant à une fécondation réciproque et un enrichissement mutuel, grâce à l’échange culturel et socio-politique des croyants. Elle peut être l’entrée des Eglises dans la dynamique communicationnelle trinitaire, la « mission de Dieu », l’auto-manifestation et la révélation de Dieu lui-même à tout homme.
Aujourd’hui, il n’est pas possible d’être missionnaire ici en France, comme on pourrait l’être en Afrique ou ailleurs dans le monde. Les mêmes méthodes d’évangélisation ne peuvent être utilisées quand le missionnaire s’adresse à des peuples différents, n’ayant ni la même langue, ni le même rapport à la chefferie, ni les mêmes pratiques cultuelles, etc. Par quels aspects du christianisme tel peuple va-t-il se laisser séduire ? Comment le missionnaire va-t-il répondre à ses attentes plus ou moins formulées ?

D’un contexte à l’autre

L’histoire de l’évangélisation a montré que le missionnaire français et son homologue allemand, par exemple, n’ont pas évangélisé de la même manière. Selon les contextes, l’accent sera mis sur l’amélioration des conditions de vie, la justice sociale, la libération, la morale, la lutte contre le péché, etc. Ainsi, la mission se décline de diverses manières et les missionnaires annoncent l’Evangile à partir de leur conception de la vie, de leur culture, de ce qu’ils sont devenus grâce à leur expérience humaine et chrétienne. Ils évangélisent aussi en fonction de leur intimité avec Jésus et de la manière dont ils accueillent et comprennent l’Evangile, la vie et le message du Ressuscité : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » (Mt 28, 18-20 ; cf. Jn 14, 18-21). Les questions suscitées par l’évangélisation d’un continent, tout comme les joies et les peines, doivent être prises en compte dans les autres continents ; la mission ici doit être en synergie avec la mission là-bas et vice versa !
Quand il est question d’inculturation, qui ne pense d’abord à l’Afrique ? Qui oublierait l’Amérique latine quand on dit « théologies de la libération » ? On pense déjà moins à l’Asie quand le dialogue vient sur les lèvres d’un conférencier, mais la nouvelle évangélisation semble fortement reliée à l’Europe. Et pourtant, en Europe comme ailleurs, la mission doit aussi tendre vers une véritable inculturation, un dialogue qui crée des liens sociaux et une libération intégrale de toute la personne humaine. Et qu’en est-il de l’Océanie ? En fait, quel que soit le contexte, qui dit mission dit aussi inculturation, dialogue, libération de tout de ce qui peut aliéner l’homme, l’enfermer dans son égoïsme ou l’éloigner de l’amour dont la véritable nature a été révélée en Jésus-Christ, don de Dieu à l’humanité et, on l’oublie parfois, don de l’humanité à Dieu : le Christ est l’Homme-Dieu.

Inculturer, dialoguer, libérer à partir de…

La réflexion théologique sur l’inculturation a mûri en Afrique. Les ancêtres n’ont pas facilement envie de céder leur place à Jésus ! Là comme ailleurs, il y a des résistances à l’évangélisation (cf. 2 Tm4, 14-17). Il ne suffit pas d’être baptisé, de changer de nom ou même de vivre de façon « moderne » en singeant la manière occidentale pour être un « bon chrétien » africain. D’ailleurs, tant qu’une manière africaine d’être chrétien n’aura pas été inventée, le christianisme ne sera pas chez lui en Afrique !
La question de l’inculturation/contextualisation semble très importante aujourd’hui. De retour d’Afrique ou d’ailleurs, les missionnaires français, tout comme les prêtres, religieux, religieuses et laïcs étrangers en mission en France, portent le souci de l’inculturation, de la libération et du dialogue, montrant leur nécessité ailleurs mais aussi en France. Cette préoccupation est le fruit de la coopération entre Eglises. Ces liens se présentent aujourd’hui comme un « retour de la mission », une véritable inversion du sens de la mission, fruit des échanges entre Eglises qui donnent et reçoivent, en vue d’une communion et d’une évangélisation aux dimensions universelles (Ecclesia in Europa, n° 64-65).

Construire le Royaume de Dieu

Dans son dernier livre (1), Jean-Marc Ela souligne la nécessité de dépasser la problématique de l’inculturation et d’élargir les horizons en vue de construire le Royaume de Dieu à travers de nouvelles articulations : évangélisation et libération, évangélisation et économie, évangélisation et environnement, évangélisation et expression africaine de la foi.
L’une des tâches de l’évangélisation, c’est la proposition de la foi en même temps que celle de la libération en Jésus-Christ. Dieu libère, mais il ne le fait pas hors contexte. A partir de ce « Dieu qui libère », une nouvelle théologie de la mission peut être proposée, en insistant sur l’ouverture à la diversité – la France d’aujourd’hui est interculturelle, multireligieuse – en faisant le deuil d’une forme de chrétienté disparue. Une mise en question en Afrique des structures et des traditions reçues des Eglises d’Occident peut renouveler la mission en Afrique et stimuler les Eglises du Nord. Les Africains sont invités à se libérer de leurs traditions africaines aliénantes, mais aussi des traditions ecclésiales qui semblent inefficaces aujourd’hui pour répondre à leurs besoins spirituels : redonner espérance aux pauvres, repenser la coopération internationale (Ecclesia in Europa, n° 86 et 111).
Comment articuler annonce et témoignage (2), liturgie et engagement missionnaire ? Comment faciliter la prise de responsabilité dans une Eglise-famille de Dieu ? Certains théologiens, comme Ignace Ndongala Maduku, proposent pour l’Afrique des Eglises régionales (3) qui traiteraient mieux leurs problèmes locaux, facilitant une nouvelle manière de vivre l’Evangile au quotidien. D’autres, comme Sylvain Kalamba Nsapo (4), voudraient déconstruire le christianisme occidental reçu et partir sur de nouvelles bases. En tout cas, il est urgent que l’inculturation doctrinale comme réception créatrice des énoncés de la foi de l’Eglise (5) s’ouvre sur tous les aspects de nos sociétés : mondes et phénomènes sociaux nouveaux, aires culturelles ou aréopages modernes, monde de la communication et internet.

La mission de partout à partout

Coopérer à la mission veut dire non seulement donner, mais aussi recevoir (Redemptoris missio, n° 84-85). Mais quelles « images » de l’Eglise universelle et quelles formes de coopération les Eglises proposent-elles ?
Il serait grave de solliciter l’aide des Eglises riches pour rebâtir la chrétienté médiévale en Afrique ou ailleurs. Comment articuler « mission » comme annonce de la Bonne Nouvelle et « mission » comme instrument d’une politique de coopération, du développement, dans les limites des sciences et de la raison occidentale ? Les Eglises ou les personnes qui ont l’argent ont aussi le pouvoir !... Comment favoriser la marche de toutes les Eglises vers une certaine autonomie financière et pastorale, vers des formes d’évangélisation qui répondent mieux aux défis missionnaires actuels ?
L’avenir de l’Eglise semble moins se jouer en Occident que dans les pays du Sud (6). Les communautés ecclésiales d’Europe et leurs responsables sont-ils prêts à accepter et à vivre une mission inversée, à « recevoir » l’apport d’autres Eglises au-delà des problèmes posés par l’immigration ?
Inverser le sens de la mission n’est pas encore entré dans les mœurs ; ce n’est pas toujours perçu comme une « mission » et les critiques ne manquent pas. On se souvient de l’Instruction sur l’envoi et la permanence à l’étranger des prêtres du clergé diocésain des territoires de mission (7). Au-delà des problèmes liés à l’immigration (8), à l’intégration, les Eglises sont interrogées sur leur capacité d’accueillir chaque personne, quel que soit le peuple auquel elle appartient (Ecclesia in Europa, n° 100-103).

Du désir de communion à la fraternité vécue

La mission de l’Eglise comme libération devrait favoriser une certaine autonomie des Eglises locales, pour mieux organiser la lutte et la résistance active aux côtés des crucifiés et des exclus de nos sociétés. Le Dieu crucifié, le Sauveur qui s’est fait solidaire des victimes de l’histoire, nous associe à sa mission libératrice. Il est urgent de refonder la mission chrétienne sur le Dieu des pauvres, des opprimés. Sans le choix radical d’un Evangile qui libère l’homme de toute oppression, l’Eglise risque de faillir à sa mission en Afrique, en Amérique latine et ailleurs.
Comment apprendre à vivre avec les autres, chrétiens, croyants ou non, ayant des cultures, des sensibilités et des convictions différentes ? Telle est la question cruciale posée aux hommes d’aujour­d’hui. Tel est aussi le défi lancé à tous les chrétiens, baptisés dans le Christ et donc missionnaires, immergés dans l’Esprit et envoyés comme associés au dessein du Père, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés (1 Tm 2, 4). La mondialisation appelle une Eglise « culturellement polycentrique », avec une pleine reconnaissance de l’autonomie et des pouvoirs des Eglises locales (9). Après l’ère conquérante, entrons dans celle de la collaboration, en renonçant à trop vouloir « agir sur » les autres (10), mais en acceptant humblement de travailler à « être avec » dans la construction du monde, du Royaume de Dieu.

Notes

1 - Jean-Marc Ela, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003. [ Retour au Texte ]

2 - Cf. Geneviève Comeau et Jean-François Zorn (sous la direction), Appel à témoins. Mutations sociales et avenir de la mission chrétienne, Paris, Cerf, 2004. [ Retour au Texte ]

3 - Ignace Ndongala Maduku, Pour des Eglises régionales en Afrique, Paris, Karthala, 1999.[ Retour au Texte ]

4 - S. Kalamba Nsapo, Théologie africaine, Bruxelles, Ed. Société ouverte, 2003, p. 71 ; cf. Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Paris-Yaoundé, Karthala-Clé, 2000.[ Retour au Texte ]

5 - Cf. Léonard Santedi Kinkupu, Dogme et inculturation en Afrique, Paris, Karthala, 2003, pp. 191-194 ; Bede Ukwuije, « La mission du théologien - Un point de vue africain », Perspectives missionnaires n° 45-46, 2003, pp. 15-16 ; Ecclesia in Africa, n° 37-38 et 55-71.[ Retour au Texte ]

6 - Jean-Marc Ela, op. cit., pp. 183 et ss ; cf. S. Kalamba Nsapo, Chrétiens africains en Europe, Kinshasa-Munich-Paris, Publications universitaires africaines, 2004.[ Retour au Texte ]

7 - Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, cf. Documentation Catholique n° 2252, 15 juillet 2001, pp. 679-682 ; Justice et Paix, L’Asile en France. Etat d’urgence, Cerf, 2002.[ Retour au Texte ]

8 - Comité épiscopal des migrations et des gens du voyage, « Quand l’étranger frappe à nos portes », Documents Episcopats 7/8, Paris, Confé­rence des Evêques de France, juin 2004.[ Retour au Texte ]

9 - Alain Durand, La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Paris, Cerf, 2003, p. 88.[ Retour au Texte ]

10 - Cf. Jean Pirotte, « Annonce chrétienne et mondialisation », Spiritus n° 166, mars 2002, p. 90 ; Alphonse Quenum, Evangéliser hier, aujourd’hui. Une vision africaine, Abidjan, Ed. ICAO, 1997, pp. 241-243 ; Supplément du n° 144 de la revue Mission de l’Eglise (Interculturalité, métissage), Paris, juillet-septembre 2004, pp. 46-51 ; 55-58. [ Retour au Texte ]