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Réflexions sur le thème d’année
Appeler en Jésus-Christ au service de tout l’homme et de tous les hommes
Réflexions sur le thème d’année (1)
par Marie Abdon SANTANER
L’axe de notre réflexion, depuis quelques années, c’est le service d’un avènement de l’homme. Pour nous, parler de l’avènement de l’homme, c’est parler de cet homme voulu par Dieu qui est simultanément individu et collectif : "Faisons l’homme (singulier !)... et qu’ils dominent (pluriel !) (Gn, 1, 26).
L’Homme : des personnes, des êtres humains : individus
L’HOMME : le monde humain, l’humanité concrète : collectif.
Nous nous sommes accordés sur la formule : "Adapter l’ordre des choses à l’ordre des personnes". Cette formule est comprise par bien des gens en référence aux individus. Or, parler de l’ordre des personnes, c’est parler du rapport entre le tout humain (collectif) et tout humain (individus) : c’est dans ce rapport et de ce rapport qu’émergent les personnes auxquelles l’ordre des choses doit s’adapter.
A Bordeaux, Jean-Noël BEZANÇON a souligné ce rapport entre tous et chacun. Parlant de la responsabilité pastorale, il a insisté sur le fait qu’elle n’était pas un gâteau à partager, car partager ce "gâteau", c’est détruire la responsabilité pastorale en établissant des cloisonnements, des "chasses gardées".
Comme Services des Vocations, il nous incombe d’être les témoins d’une responsabilité à assumer pour l’avènement de l’homme : dans la formule biblique, cette responsabilité ne supporte ni cloisonnements, ni chasses gardées.
"Faisons l’homme à notre image... et qu’ils dominent !" (Gn 1, 26)
Dans cet énoncé, j’ai doublement souligné le pluriel "dominent". C’est pour faire remarquer l’emploi de ce pluriel dans un verbe dont le sujet est au singulier. Il y a là pour nous une incorrection grammaticale.
Mais cette incorrection est une construction que le texte hébreu comporte et que le génie sémitique peut se permettre en raison de son caractère concret. Cette construction insinue une vérité : le problème de l’homme, c’est qu’il est un singulier et un pluriel en même temps : L’HOMME et les hommes. Et le destin du singulier et du pluriel est lié, indissolublement.
Pour l’avènement de cet homme, il faut que tous les éléments du tout, tous les humains, dans le tout humain, participent au fait de dominer. "Dominer" comme Dieu domine, c’est à dire exercer un pouvoir qui soit manifestation d’une vraie liberté, entrée en responsabilité.
Dans la formule : "Etre au service de tout l’homme et de tous les hommes", il y a ce contenu. Il faut se vouloir au service de l’avènement d’un homme qui exerce la maîtrise sur un destin commun à tous parce que, dans cet homme, chaque individu exercera aussi la maîtrise sur le destin qui lui est propre. Les deux ne doivent pas être en opposition, mais conjointement réalisés : l’Homme collectif n’advient pas si les individus n’ont pas la maîtrise de leur destin propre ; et l’homme dans les individus n’advient pas si l’Homme dans l’ensemble ne progresse pas vers la maîtrise du destin commun à tous.
C’est précisément cela que nous voulons dire par l’expression : "Appeler en Jésus-Christ". L’intervention de Jésus-Christ dans le monde est l’intervention par laquelle est rendue possible l’avènement d’un tel homme : singulier et pluriel !
Dans la formule "Appeler en Jésus-Christ" les mots "en Jésus-Christ" devraient suffire pour nous dédouaner du soupçon de ne pas chercher le "service de Dieu" tout autant que du soupçon de ne pas chercher le "service de l’homme".
"Appeler en Jésus-Christ" en tant que Jésus-Christ est l’homme, parfaite image et ressemblance de Dieu, nous permet de dépasser à la fois, tous les modèles idéologiques où l’homme est pensé à partir d’un type d’homme particulier s’érigeant en universel et tous les modèles idéologiques où Dieu est pensé à partir de ce que l’homme pense de lui-même. Il est donc très important d’insister sur : "EN JESUS CHRIST".
Le Service auquel on est appelé en Jésus-Christ ne fait pas advenir l’homme et tous les hommes selon un type d’homme que nous aurions imaginé, mais selon l’homme voulu par Dieu : "à son image et ressemblance" et dont Jésus-Christ est la manifestation. Car Jésus-Christ est manifestation de l’homme et manifestation de Dieu : manifestation de Dieu en un homme ; Dieu est connu en profondeur par la révélation qui se fait en l’homme Jésus-Christ du type de rapports qui se vivent en Dieu. Jésus-Christ comme Serviteur, révèle comment se vit en Dieu l’exercice du POUVOIR.
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Sur ce qui regarde l’exercice du POUVOIR, la révélation du Serviteur revêt une importance dont je voudrais souligner l’actualité comme une interpellation venue du monde des hommes de ce temps.
Je le ferai en partant de deux articles du journal "Le Monde" dans deux numéros récents : l’un du 15, l’autre du 22 septembre. Ces deux articles appartiennent à la chronique des idées. Or, les échanges d’idées entre hommes sont autant d’indices de ce qui préoccupe les hommes. Ce qui est objet de préoccupation aujourd’hui pour les hommes, c’est l’exercice du pouvoir. L’homme va-t-il assurer la maîtrise de son destin ?
Dans le premier article, Jean Lartiguolle part du besoin de chasser, familier aux hommes. Dans ce besoin de chasser, dit-il, c’est le besoin de dominer qui se manifeste.
L’animal qui échappe est symbolique pour l’homme de l’appel à dominer. Voilà pourquoi l’homme se met en chasse : hier il figeait l’animal en des rêts ; aujourd’hui, il cherche à le fixer en une image... "Je l’ai eu !"
Deux éléments essentiels du problème du pouvoir prennent là leur source :
- l’impression qu’a l’homme que le réel se dérobe à son pouvoir : l’animal s’échappe et disparaît, s’évanouit !
- le fait que capturer, fixer l’animal, donne à l’homme une sensation d’avancée et de progrès : un pouvoir est exercé sur la nature.
Mais ces éléments comportent une ambiguïté certaine : la domination de l’homme sur la nature, par une pente automatique, va à la domination de l’homme sur l’homme. Dans l’exaltation de lui-même que l’homme éprouve par la "prise en main" de la nature, il peut sacraliser le fait de "prendre en main". Et dès lors, il cesse de porter un jugement critique sur des actes, des conduites, des comportements, où il "prend en mains" d’autres hommes.
L’auteur s’interroge alors sur la capacité de l’homme à satisfaire le besoin de chasser sans devenir pour cela l’homme qui domine d’autres hommes : "Il y avait dans le Christianisme une réponse, mais depuis plusieurs siècles, cette réponse n’est plus mise à l’oeuvre."
La réponse du Christianisme était dans l’idée du "ministère" comme service auquel tous sont appelés en Jésus-Christ pour faire qu’advienne l’homme.
La praxis chrétienne a laissé s’ouvrir là une succession parce qu’elle a perdu le sens du "ministère". C’est une interpellation !
Dans l’autre article, Philippe NEMO dit son opinion sur "la nouvelle droite". Pour lui, il faut une réponse valable face à la cruauté de la vie et à ses despotiques exigences. La réponse spirituelle est seule à la mesure de ce problème. En effet, la réponse spirituelle, qu’elle prenne la forme des religions ou celle de l’art, est une révolte et un pari contre le destin. Elle porte le regard au-delà du politique. La Nouvelle Droite fait sienne le mot d’ordre de Maurras : "politique d’abord". Seule elle a le courage, la candeur et le cynisme de poser la vraie question : "il faut que ça marche !... " Or, en définitive, pour que ça marche, il faut que l’homme ait la maîtrise, quitte à ce que le prix de cette maîtrise en des hommes qui soient des chefs, soit payé par l’embrigadement et la mise en tutelle d’autres hommes censés inaptes à l’être.
Ici encore, la succession est ouverte faute d’une praxis chrétienne inspirée par le sens du ministère.
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Devant ces diagnostics, il est indispensable de revenir à ce que le Christianisme (le judéo-christianisme) introduit de spécifique dans le destin de l’homme : "Faisons l’homme... qu’ils dominent..." Ce "spécifique" c’est la condition de "Serviteur".
Dans les "religions", le Chef est le descendant du dieu-ancêtre (fils du Ciel, fils du Soleil...), et il s’en dit le serviteur. Or, à un moment donné, dans l’Ecriture, cette affirmation subit une véritable "pâques du sens" : le mot, SERVITEUR, au lieu de désigner le fils qui fait exécuter la volonté du dieu en dominant, se met à désigner un Fils qui rend possible l’accomplissement de la volonté du Père en consentant à son propre écrasement.
Dans les chants du "Serviteur", on peut repérer deux axes de la condition du Serviteur :
- d’une part, il restaure l’homme (il rend la vue aux aveugles, il rend le mouvement au paralytique... il rend la liberté à ceux qui étaient opprimés, il rend visage d’homme à ceux qui ne l’avaient plus...)
- et d’autre part, il paie comme prix de la restauration de l’homme, son propre écrasement d’homme (lui-même n’a plus visage d’homme ! ...)
Le Serviteur tient ensemble ces deux axes par l’affirmation que "son droit subsiste auprès du Seigneur" : il y croit.
Ces textes annoncent Jésus-Christ dans son ministère pour le Salut des hommes.
Vrai Serviteur, Jésus s’affirme libre dans l’acte où il libère, malgré l’apparence d’esclave qu’il prend.
Vrai Serviteur, il fait exister l’homme et s’affirme existant, malgré l’apparence d’inexistence à laquelle il est réduit.
Jésus-Christ atteste par là que, dans sa mort, est mis en oeuvre un pouvoir qui se déploie à la manière dont se déploie le pouvoir du Père :
- Ma vie, on ne me la prend pas, je m’en dessaisis moi-même...
- Comme le Père dispose de la vie, il a donné au Fils d’en disposer lui aussi...
En Jésus-Christ, Serviteur, la Résurrection atteste la vérité de l’affirmation que "son Droit subsiste auprès du Seigneur" : la Résurrection est la preuve que son "ministère" n’a pas été vain, sans effet pour l’homme. Car c’est l’homme qui triomphe de la mort en se faisant serviteur du destin des autres hommes.
Je souligne le fait. C’est en faisant exister, malgré l’apparence d’inexistence à laquelle il est réduit, que Jésus entre dans la plénitude de son existence, dans la Gloire. Il nie par là que soit vraie la dialectique du maître et de l’esclave.
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Quand nous parlons "d’appel en Jésus-Christ", c’est sur cet arrière-plan que notre appel devrait se détacher et prendre sens.
Je crois que, de moins en moins, l’appel doit être un appel à la générosité ! Je m’explique : ce n’est pas de générosité d’abord qu’il s’agit. Ce dont il s’agit, c’est de VIE. Jésus n’appelle pas à la générosité, il appelle à vivre. Il appelle à faire qu’advienne l’homme vivant !
Une pastorale de l’appel doit tabler sur le sérieux de cet appel. Il faut montrer ce qui est en jeu dans l’actualité. Il faudrait montrer comment les questions que l’homme se pose aujourd’hui sur son destin s’articulent dans le ministère. Il faudrait méditer le premier énoncé sur l’homme : "Faisons l’homme... qu’ils dominent... !).
Cet énoncé impose son exigence à toute contribution pour qu’advienne l’homme.
L’Homme ne peut exister qu’en étant une personne et en étant une société : simultanément libre comme personne et comme société :
- Quand l’homme se sent menacé comme société, il renonce à des droits de la personne afin de ne pas périr comme société.
- Quand l’homme se sent menacé comme personne, il exige que l’Etat, le groupe renoncent à leur emprise afin de ne pas périr comme personne.
Dans les deux cas, c’est l’homme qui veut exister. Opposer le groupe et l’individu, c’est couper l’homme en deux. Dans les deux cas, c’est le même homme qui est en jeu.
N’y a-t-il pas un rapport entre ces questions que l’homme se pose sur son destin et les questions que l’Eglise doit résoudre concernant son ministère ?
N’est-ce pas par le ministère, en vivant la condition de serviteur et en demandant à ses ministres d’être témoins, en son sein, de la condition de serviteur, que l’Eglise doit dire la parole à dire ? Arrivera-t-elle à dire cette parole ?
En ce sens, je dis que si l’Eglise, en ce qui regarde son ministère, ne s’intéresse qu’à des "plans d’action", sans faire aussi des "plans de passion", il est à craindre qu’elle ne reste à côté de la question. La question à résoudre est dans les questions que se posent les hommes : non pas le salut de l’Eglise mais le salut de l’HOMME.
Si nous nous tournons vers ce qui fait tenir ensemble les deux axes de la condition du Serviteur ("mon droit subsistait auprès du Seigneur") on voit que l’Eglise est interpellée dans sa foi :
L’Eglise croit-elle qu’en endurant une apparence d’inexistence pour rendre l’homme existant, elle passe, comme Eglise, à sa véritable existence ?
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Dans les débats actuels, concernant les ministères, deux tendances se font jour pour expliquer qu’il y ait peu de réponses à l’appel :
- pour les uns, le problème vient du fait que l’Eglise ne croit plus assez en sa propre sacramentalité,
- pour d’autres, le problème vient du fait que l’Eglise tarde trop à faire la restructuration des communautés...
Chaque point de vue a sa part de vrai. Mais je crois que la grande question est de savoir si la phrase du Serviteur a un sens quand le Serviteur affirme : "mon droit subsistait auprès du Seigneur". Ce n’est pas de dévouement, de générosité , de serviabilité qu’il s’agit : "Voici mon serviteur, j’ai mis sur lui mon Esprit" dit le Seigneur. Dieu ne veut pas dire :
"Voilà un gars dévoué, j’ai mis sur lui mon Esprit !" Il veut dire : "Cet individu, ce groupe que je présente comme serviteur est "mon serviteur" parce que j’ai mis mon Esprit en lui".
Cette perspective exige que pour tout ministère et surtout pour les ministères ordonnés, on consente à une intervention de Dieu faisant le don de son Esprit : l’Esprit peut remettre debout les os desséchés. Par l’Esprit, le droit du Serviteur subsiste auprès du Seigneur.
Le destin du serviteur a été vécu par l’individu Jésus-Christ ; ce destin ne trouve sa pleine réalisation qu’en étant vécu par le collectif qu’est l’Eglise. De la part de Jésus-Christ comme de la part de l’Eglise, le destin de Serviteur est la condition hors de laquelle serait impossible un salut de l’HOMME tel que tout humain soit sauvé dans un tout humain sauvé en entier.
Que veut dire : "appeler en Jésus-Christ ?"
Ce "en" permet d’exprimer simultanément l’exemplarité et la causalité. Jésus n’est pas seulement "exemplaire du Salut", il en est aussi cause instrumentale. Il n’est pas que le modèle à imiter pour être sauvé ; il est aussi celui de qui le salut est à attendre. "Appeler en Jésus-Christ", c’est appeler des hommes et des femmes qui entrent comme lui dans la condition de Serviteur pour que le Salut qui s’opérera soit vraiment le Salut qui vient de lui.
Il y a là une certaine manière de dire ce qu’est le ministère.
1) Il s’agit d’une communication faite en septembre dernier au cours de la session d’Autun réunissant les Délégués Régionaux et les membres du Conseil Pastoral du Service National des Vocations. [ Retour au Texte ]