Parole et Vocation
La vie implique la parole. La parole est une dimension de la vie. L’expression est inhérente au faire, et au devoir faire, à l’instauration et au projet.
Cette prise de conscience de la réalité du langage est capitale en notre temps. Elle a un nom en philosophie : elle a nom de structuralisme. Le langage produit et à produire peut être considéré comme une nappe, à hauteur d’hommes qui sont autant d’émetteurs et de récepteurs, de locuteurs et de locutés, qui produisent, reprennent, projettent, reçoivent tout ce langage, et qui se conforment à son organisation, à ses schèmes (on parle de synchronie) peut-être sans le savoir, et qui introduisent à l’intérieur de cette nappe un ébranlement, une nouveauté (qu’on appelle diachronie) .
Il est intéressant, et plus que cela, vital, de considérer tout le langage produit à l’occasion de la vocation, de la recherche, des 18-30 ans, d’entendre parler les jeunes, les éducateurs ou accompagnateurs, ceux qui convoquent, ceux qui partagent, ceux qui viennent aux sessions.
Car ce langage produit a trait à la vie, il l’exprime, dans sa réalité passée et présente, et aussi dans ses possibilités à venir. Le langage est à la fois mémoire, lecture, diagnostic (c’est le passé) puis il est opération, angle d’attaque (c’est le présent) et élan dans l’axe d’un possible, d’une aspiration, d’un pronostic (c’est l’avenir).
Le langage permet de vivre le temps dans ses trois dimensions, celle de l’appui de l’intervention, celle du désir.
Je dis qu’il est vital de considérer ce que nous entendons, ce que nous disons, analysons et proposons.
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1 - LE LANGAGE DES JEUNES, L’EPANOUISSEMENT ET LE SERVICE
On leur demande : "Pourquoi êtes-vous venus à la session de Tournay, de Bosserville, de St Benoît-sur-Loire ?" On essaie de cerner les motivations, de s’appuyer sur des expériences. "Qu’attendez-vous de Solignac ?"
On trouve assez facilement un langage sur le court terme : "ce que je viens de faire, ce que cela m’apporte, ce que j’attends de ces quelques jours... !" On trouve plus difficilement un langage à long terme : "ma vie passée, mon histoire passée, avec les grands moments de l’intervention de Dieu... Ma vie future, avec les grandes précisions de l’appel de Dieu et des hommes..."
Le langage des jeunes de 18 à 30 ans, à propos de leur vocation, se situe dans deux secteurs principaux : celui de l’épanouissement et celui du service. Durant l’âge antérieur, de 12 à 18 ans, le langage aurait une autre teneur, celle du don de soi, de la générosité, de la réussite.
- Un jeune qui pense à une vocation possible cherche à s’épanouir. Dans son langage, il ne se réfère pas à des modèles. Il ne connaît pas, apparemment, des gens épanouis.
Il juge d’une session, d’un évènement, d’une surboum, d’un moment passé avec des copains, d’après une impression globale, d’après une ambiance ; "c’était formidable..." Temps du désir, de l’accomplissement de soi, avec toutes les imprécisions, mais en se rapportant aussi à quelques moments radieux.
"Jusqu’ici, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais... ou ce que j’ai trouvé en session, je voudrais le retrouver durant l’année".
Le plus souvent, l’expérience vécue est assez déficiente. Il s’agit plutôt d’un besoin ressenti, d’un espoir.
Ce besoin se rapporte normalement au Christ. L’épanouissement est parfois cherché, parfois trouvé, dans la prière, dans une relation avec Jésus ; il peut y avoir appel au Christ, comme personne, comme répondant.
Cette recherche de l’épanouissement spirituel peut être l’occasion d’un choix libre, sincère, sinon assuré à long terme.
- A côté de tout le langage de l’épanouissement et interférant avec lui, le jeune en recherche émet le langage du service des autres, d’une responsabilité assumée : service de la communauté, service des hommes en général, engagement au milieu d’eux.
"Je cherche à être utile... C’est là que je serai le plus utile... On peut l’être davantage en étant laïc... etc."
Le langage du service est un langage très idéaliste, souvent mobilisateur. Il peut prendre l’aspect d’un langage de dépassement d’une certaine médiocrité ambiante, langage de générosité, du courage, et du dévouement. Il faut donc prendre des responsabilités. C’est en agissant dans une solidarité serrée que la lumière se fera... C’est notre pédagogie la plus habituelle.
II - UNE PAROLE NORMATIVE
Il faut respecter ce langage des jeunes.
D’autant que l’axe de l’épanouissement et du service est parfaitement légitime. Ce discours devra même se déployer, surtout en tant que relecture d’expériences déjà accomplies, de moments déjà vécus.
On ne peut imaginer que l’on s’achemine dans une voie où l’épanouissement serait absent et où la présence aux autres ne serait pas envisagée.
Et pourtant ce n’est pas là le langage de la vocation. En misant uniquement sur le langage et sur ie vécu qu’il suppose, on est, pour l’épanouissement, en plein dans le subjectivisme, et, pour le service, dans la philanthropie, ou l’engagement social ou politique. La découverte de l’amour humain, des possibilités de réalisation de soi dans une profession, sont capables de balayer toutes expériences antérieures d’épanouissement. Il peut y avoir une escalade des épanouissements, et celui qui est ressenti le demier l’emporte nécessairement sur les autres. L’ultime état d’âme efface les états d’âme qui ont précédé.
Quant au service, il peut amener à la coopération, à la médecine, à l’éducation spécialisée, voire au marxisme... mais pas au sacerdoce ou à la vie religieuse.
Il y a donc une critique de ces discours à opérer, une insuffisance flagrante à reconnaître, au nom d’un autre discours, celui de l’Eglise de Jésus. Tout discours humain est comme ensemencé par la Parole de Dieu qui vient aussi à nous dans une trame historique et culturelle.
Il ne s’agit pas de concurrence et de supplantation mais de diffraction, ou si l’on veut, de relation d’un locuteur et d’un locuté, d’un ébranlement diachronique, à l’intérieur de la synchronie.
Le résultat, ce ne sera pas deux discours, juxtaposés ou successifs, celui du jeune et celui de l’Eglise, que le jeune devra assimiler, mais un seul discours, une seule parole, à la fois sienne, à la fois ecclésiale. Le discours de l’Eglise est normatif, je veux dire qu’il est transcendant au départ, avant de s’incarner dans la parole de l’épanouissement et du service. Il n’est pas normatif comme un principe que l’on récite, mais comme une parole que l’on reçoit, que l’on n’invente donc pas, qui ne surgit pas du désir humain, mais que l’on incarne dans sa propre parole. Les mêmes conditions qui ont présidé à l’élaboration des Lettres de Saint Paul continuent, pour ainsi dire, à s’exercer et aboutissent à la Parole vraiment humaine de celui qui est appelé aussi par Dieu pour vivre plus (épanouissement) et vivre en Eglise (service).
La Parole de l’Eglise, on la connaît. Elle n’est pas toute faite, elle est à réaliser, je viens de dire à incarner. Les Allemands diraient qu’il reste à lui donner forme, gestalt, comme on donne forme à un vêtement.
Il s’agit d’une parole qui a trait à un ministère ecclésial (la vocation contemplative en fait partie, qui est une sorte de service de la prière). Ce ministère se situe dans le droit fil du Salut de Jésus (Jésus, Parole de Dieu parmi nous). Ce salut de Jésus ne se réalise que dans et par une communauté. Celle-ci est à la fois moyen et fin.
Tous les moyens sont d’ailleurs dans cette économie de l’Incarnation, signe du salut, signe du Royaume, déjà là et qui reste à accomplir.
Tel est le langage normatif qu’il faudra élaborer et faire sien dans un acte de liberté...
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III - LANGAGE, VIE ET PROJET
Cependant l’exercice de la parole ne se réalise jamais de façon autonome, dans son ordre même, à hauteur de la seule parole, ce qu’un certain positivisme du langage voudrait nous faire croire.
La nappe pensante n’a aucune insularité, elle ne flotte pas au-dessus du réel, comme un brouillard du matin. Elle est de l’ordre de la vie.
Si la vie implique la parole, (nous avons commencé par là !) la parole implique tout autant la vie.
Voilà pourquoi la structuration du discours du jeune en recherche, en situation d’option et d’accueil, ne consiste pas à mettre des rallonges à ses phrases qu’on irait chercher dans la discours de l’Eglise. C’est un discours qui s’exhalera au sein même de sa propre démarche existentielle. Pas de parole sans vie (ce qui fait rejeter toute glossolalie). Pas de vie sans parole (ce qui fait rejeter tout non-sens).
Parole sur un réel visible. La parole du jeune et celle de l’accompagnateur ont besoin d’une Eglise déjà là, d’un Royaume perceptible.
Pour parler, il faut une visibilité de l’Eglise : le mystère en quelque sorte devenu tangible, langage qui, à partir des signes, accède à la signification.
Visibilité significative des communautés, de la vie, de leur partage, de leur unité, de leur opération, de leur dynamisme de service. "Que vois-tu ? Raconte ce que tu vois... Fais-en la narration". Il faut passer du stade de l’analphabétisme à celui du lecteur des oeuvres de l’Esprit... "Surtout, il faut que tu puisses raconter ton propre enracinement ecclésial. Avec qui es-tu en lien, avec qui es-tu à l’oeuvre, que fais-tu aujourd’hui ?...
"Accède à l’objectivité ; utilise, comme tienne, la Parole de Dieu connue dans l’Ecriture qui dira ta propre expérience."
Nous sommes loin du simple épanouissement désiré, ou mieux, nous sommes au centre d’un véritable et nouvel épanouissement. Nous sommes tout proches de ce langage employé dans la révision de vie, ensemble, ou employé dans la célébration.
Rencontre du subjectif et de l’objectif. Il ne peut y avoir parole vocationnelle sans une vie qui la soutienne et qui en soit comme la matière. Matière et forme ! Visibilité et langage. Action et langage.
Expérience et signification...
Parole sur un projet. Peu à peu, au sein même de l’expérience, du diagnostic, le projet, le pronostic, s’élancera.
"Que veux-tu ? Sais-tu ce que veut Jésus ? Est-ce que le projet de Jésus peut devenir le tien ? Le projet de l’Eglise est-il le projet de ta communauté ?"
Le projet, c’est un langage sur ce qui n’est pas encore, sur le Royaume qui n’est pas tout à fait là ...
"Est-ce vraiment un projet d’instaurateur et de bâtisseur ? Est-ce vraiment ton langage ? A qui le dis-tu ? As-tu des frères qui peuvent entendre ton projet ?"
Nous sommes bien au-delà d’un langage humain, trop humain, de service.
Le langage du jeune en recherche d’option, et de l’accompagnateur qui ne cesse de chercher aussi, mais qui peut dire ce qu’il a vécu de son côté, trouvera son plein emploi s’il découvre les besoins profonds des hommes. Le langage devient ainsi le langage inoui de nos frères les hommes. A travers leur vie, leurs activités, leur désarroi, leur souci, il y aura explicitation du besoin de Dieu, du désir du Royaume, de cette volonté profonde dont parlent les promesses de Jésus.
CONCLUSIONS
N’attendons pas des merveilles de discours ; des paroles nombreuses, parfaitement explicitées, cohérentes et harmonieuses. N’attendons pas trop vite que la Parole de Dieu donne forme à notre parole d’homme, et que notre parole donne forme à notre vie. Nous sommes tous quelque peu analphabètes et aphasiques. Pourquoi ?
- Parce que l’accord entre le subjectivisme (ce désir d’épanouissement) et l’objectivité (l’action, l’engagement) n’est pas facile.
- Parce que les besoins des hommes sont malaisés à découvrir, et le désir de Dieu malaisé à faire émerger.
- Parce que la visibilité de l’Eglise, et de son personnel, de ses communautés, ne va pas de soi, surtout en ces temps.
Mais c’est dans ces difficultés là que nous devons tisser la trame, la synchronie commune du langage, car nous savons que la Parole s’est faite chair, et qu’elle demeure parmi nous, et que nous voulons la recevoir encore, et la laisser passer dans notre propre locution.
Daniel BUSATO
Séminaire le Christ-Roi, Toulouse