Proposer la foi comme chemin possible d’engagement


Jacques Anelli
directeur du SNV

Constats

Comprendre notre situation dans la société actuelle

Concernant l’engagement des jeunes ou la situation des vocations, nous sommes trop souvent en présence de constats culpabilisateurs vis-à-vis des jeunes, de leurs parents, des « maîtres ». Or, dans l’esprit de la Lettre aux catholiques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, nous devons reconnaître que la crise que vit aujourd’hui notre société, et donc l’Eglise est liée à « un ensemble de mutations sociales et culturelles, rapides, profondes et qui ont une dimension mondiale (1) ». Il nous faut admettre qu’un monde ancien s’en est allé, qu’un monde nouveau est à construire, avec tout ce que cela peut engendrer d’incompréhensions, d’incertitudes et de peurs.

Emergence du moi

Tout au long du XXe siècle, lentement mais de façon persistante, les gens ordinaires (2), en quête de leur bonheur et de leurs plaisirs personnels, s’émancipent et cherchent leur épanouissement. Emancipation de l’autorité, des morales traditionnelles, des normes. Pendant les deux premiers tiers du siècle, les hommes et les femmes d’Occident sont de plus en plus nombreux à lutter pour se libérer d’une morale du devoir et du sacrifice, du poids des autorités traditionnelles et cherchent à s’élever dans la société. Ils se mettent à vivre davantage sur le mode de l’éprouvé que du représenté. Ils prennent un contact plus sensoriel avec leurs émotions et leurs sentiments, c’est le temps du « ressenti ». L’émotion déborde l’intellectualité. C’est le temps de l’expression et de l’accomplissement personnels (3). Cette révolution culturelle transforme non seulement les mentalités mais aussi les mœurs et le fonctionnement de la société. Le sens du devoir s’estompe progressivement, avec ce qu’il implique d’engagement dans la durée.

Cette évolution se retrouve dans la vie de l’Eglise, donc en terme de vocations spécifiques mais d’abord de vocation chrétienne. Pour le sociologue Alain de Vulpian (4), la déchristianisation est décrite comme précurseur et symptôme de la vague émancipatrice et hédoniste. La sécularisation amène des populations à se libérer du regard de Dieu et d’une morale de la souffrance, du devoir et du péché. Cette distanciation vis-à-vis de la religion est aussi le fait des migrations des campagnes vers les villes. En effet, elles coupent des millions de jeunes adultes des supports les plus concrets des interdits : les parents, le village, le curé ou le pasteur. C’est ce qui s’est passé lors des migrations liées au développement industriel et aussi après la seconde guerre mondiale, avec la diminution rapide du monde rural en France. Se dégager de la morale et des normes ambiantes est, pour les individus, une voie d’émancipation. La fin des systèmes totalitaires peut être lue dans cette logique du vivant, d’un processus où il est vain de penser qu’il soit possible d’arrêter longtemps « des foules d’hommes et de femmes qui ont commencé à goûter à l’émancipation (5) ».

Cette profonde mutation de la société française connaît une nouvelle étape à la fin des années soixante. Après la généralisation des collèges d’enseignement secondaire en 1959, les jeunes se sentent, pour beaucoup, plus instruits que leurs parents et rompent avec les traditions familiales, notamment celles qui sont perçues comme contraignantes. Ils refusent une société d’abondance, sans but. Leur ambition n’était pas de s’emparer du pouvoir, mais de « changer la vie ». Pour nombre d’entre eux, cela se traduira par un refus de transmission : « On laissera nos enfants libres de choisir… »

Vocation et engagement dissociés

Indépendamment de la question des vocations spécifiques, c’est le fait même d’inscrire sa vie dans un projet qui est aujourd’hui en crise. Pour nos contemporains, la notion de vocation est spontanément comprise comme la réalisation ou l’accomplissement de soi. Cet accomplissement peut prendre toutes sortes de chemins. L’essentiel est qu’il apporte un certain bonheur, auquel chacun a droit. D’entrée de jeu, on se situe dans l’existence d’un droit subjectif, centré sur soi, rejouable à l’infini et dans lequel ni la durée, ni la nécessité, ni même la continuité ne sont les principaux paramètres. En cela, rien n’est devenu plus étranger dans nos sociétés que l’idée d’une vocation qui surplombe nos vies, relevant d’un mystère, d’une transcendance et d’une continuité qui dépassent nos simples existences. Il y a une dissociation entre la vocation vécue comme accomplissement personnel et l’idée d’engagement.

Cette dissociation est aussi la conséquence d’une société fragmentée. Que propose aujourd’hui le système scolaire aux jeunes pour construire un projet de vie ? Il semble éparpiller et morceler des propositions diverses d’enseignement. On y apprend des techniques plutôt qu’un humanisme, on développe des pédagogies plutôt que le goût de l’effort. On privilégie les apprentissages à l’approfondissement, l’adaptation au marché (de moins en moins lisible d’ailleurs) à la maturation d’un projet. La notion de continuité, de construction est sans cesse en butte à la nécessité d’avancer pour avancer. Traditionnellement, le projet d’un métier se tissait au moment des études et la vie tout entière s’organisait autour de lui. Ce n’est plus le cas en raison de l’évolution rapide des techniques, des délocalisations, de la brutalité de l’économie moderne.
La dimension sociale de l’homme s’est mise à flotter, sans ancrage ni repères forts. C’est toute la vocation de l’homme en société qui est mise en question. Derrière la question des vocations spécifiques se cache un enjeu critique et moral de première importance : saurons-nous préserver l’aventure humaine, avec sa liberté, sa dignité, sa responsabilité, qui est l’expression de la vocation de tout homme à l’accomplissement et au dépassement de soi ?
Dans notre société soucieuse de croissance et de sécurité, le politique et le religieux sont en crise. Le lien social se défait. Ambiguïté profonde d’une époque où, ne croyant plus à des valeurs supérieures portées par le religieux ou le politique, l’homme vit l’instant présent sans en être responsable, sans l’inscrire dans un « devenir ensemble ».

Eléments de réflexion

Aller au cœur de la foi en l’autre, en l’Autre

Pour réconcilier engagement et vocation, il nous faut trouver des réponses à ce qui semble constituer une certaine anthropologie actuelle :
• affaiblissement de la pensée (question du sens) ;
• baisse des valeurs (rejet de l’engagement, logique mercantile) ;
• engagement à court terme (fermé à des expressions comme « pour toujours ») ;
• religiosité vague et hautement subjective.

Pour une anthropologie de l’appel

La dissociation entre engagement et vocation remet en cause la vision que les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont de leur propre existence. Ce qui doit d’abord nous préoccuper, c’est le climat culturel provoquant la crise du concept même de vocation comme engagement. En réponse à une culture de l’immédiateté, nous avons à proposer une culture de l’appel qui donne sens à la vie, l’inscrit dans la relation et la durée. Il s’agit de mettre en œuvre des pédagogies permettant à chacun de s’inscrire dans un devenir avec et pour les autres. Pour cela, il est important de faire découvrir tout d’abord le sens de la vie et la gratitude pour celle-ci ; de transmettre ensuite cette attitude fondamentale de responsabilité à l’égard de l’existence qui, par nature, attend de chacun une réponse de gratuité.
Nous avons à rendre compte de l’aspect anthropologique de la vocation – avec ses implications : soif de vérité et de bonheur, désir de se réaliser soi-même – comme d’un ensemble de valeurs bien spécifiques, lié à une culture de la vie, de l’ouverture à la vie, du sens de la vie et de la mort. Ces valeurs touchent, en l’homme, le sens de l’inachevé, son ouverture à la transcendance, sa disponibilité à se laisser appeler par un autre (ou un Autre) et, ainsi, au mystère et à la capacité à rêver et à désirer en grand. Il s’agit « d’exporter » la logique vocationnelle, c’est-à-dire :
• faire comprendre que la vie de chacun est vocation, que l’homme est vocation ;
• appeler chacun à une attitude libre et responsable devant la vie et le sens de la vie comme un bien reçu qui tend, par nature, à devenir un bien donné, dans une logique de vocation qui concerne chacun ;
• proposer une foi qui soit chemin de vie, de bonheur.


Pistes pédagogiques

Former des communautés qui proposent l’engagement comme chemin d’humanisation

Advenir par la rencontre
L’homme advient à lui-même dans un tissu relationnel : nul n’est sa propre origine. Une pédagogie de l’engagement s’inscrit dans une conscience d’appartenir à la même famille humaine : « C’est sur le mode éthique de l’interpellation que le moi est appelé à la responsabilité par la voix de l’autre (6). » En deçà de toute croyance, le fait même de participer à une commune humanité crée des liens de responsabilité réciproque, une fraternité à vivre comme le chemin d’une vraie liberté qui respecte l’autre et appelle à des rapports d’égalité.
Nous sommes là dans un dynamisme de l’appel, du « viens et vois » que nous adresse la vie. Au disciple lui demandant où il demeure, Jésus invite par sa réponse à l’aventure humaine, à l’aventure de la rencontre de l’autre. C’est une « dynamique de la mise en relation (7) » une invitation à dépasser passivités, doutes, intérêts personnels pour offrir une disponibilité confiante.
Comme accompagnateurs de jeunes, comment les aidons-nous à accueillir la vie comme un processus d’humanisation qui engage leur liberté dans un chemin d’avenir, dans l’aventure d’un lendemain toujours à construire ?

Aller au-delà de l’individualisme
L’individualisme se généralise lorsque le niveau de vie le permet. Il marque l’évolution de notre société depuis plus de trente ans. Vécu d’abord comme l’expression d’une liberté conquise, il plonge aussi dans une solitude inquiète. En même temps, cette « individualisation » de la personne est la source d’une réelle conscience de soi comme sujet libre ayant à prendre sa vie en main, avec les choix que cela représente, et la nécessaire maturation que cela implique. Paradoxalement, cette période voit l’émergence d’une difficulté à entrer dans l’âge adulte. Sans doute parce que cette situation nouvelle met chacun devant sa responsabilité : il faut réussir sa vie, conduire sa vie professionnelle, réussir sa vie amoureuse. Quand la nécessité de réussir devient source d’angoisse – « Est-ce que j’en suis capable ? », « Est-ce le bon choix ? » – on s’installe alors dans des situations de non choix.
Pour une construction de soi qui ne soit pas égocentrique, il faut prendre le risque de la rencontre et de l’exposition, permettre aux jeunes :
• d’avoir confiance en eux : la famille, l’école devraient être les niveaux élémentaires permettant un minimum de situation stable, de sécurité, aidant à une estime de soi ;
• d’être en lien : découvrir que l’on a besoin des autres pour faire quelque chose. La nécessité de l’engagement résulte de la nécessité d’être en lien avec d’autres ;
• de savoir tenir : c’est s’adapter en permanence, réparer les chocs faits à la structure et ceux vécus par les personnes, surmonter ensemble les échecs.
• Sommes-nous, nous-mêmes, au clair sur ces points ? Comment sommes-nous, auprès d’eux, des adultes sur lesquels ils peuvent compter ?

S’inscrire dans le temps
Nous sommes dans le temps de l’immédiateté. Le téléphone portable, « l’e-chat », le courriel, écrasent le temps. Comme si nous n’avions plus le temps d’attendre une réponse, comme si tout se jouait dans l’instant. Pour beaucoup, l’avenir est source d’inquiétude, le lieu d’une peur diffuse où les adultes sont perçus comme des briseurs de rêve. Par l’enseignement, l’initiation à une activité culturelle ou sportive, les accompagnateurs inscrivent pourtant les jeunes dans un chemin de découverte et d’apprentissage. Ce n’est pas toujours facile : il y a des obstacles, des échecs, des dépassements, mais tout cela constitue la réalité même d’un apprentissage.
A partir de ce que vivent déjà les jeunes à l’école, dans les différentes activités, comment construire l’avenir, au quotidien, en une démarche marquée par l’espérance que tout ce que nous pouvons faire de bon est germe d’avenir ?

Proposer la foi comme chemin possible d’engagement

Dans la foi chrétienne, cette culture de l’appel s’inscrit dans le dynamisme de la révélation en Dieu Père, Fils et Esprit Saint.

Advenir, c’est naître dans la rencontre du Père
L’existence de chacun est le fruit de l’amour créateur du Père. L’acte créateur du Père possède la dynamique d’un appel, d’un appel à la vie. Exister, être en humanité est la vocation fondamentale de l’homme : vocation à la vie et à une vie immédiatement conçue à la ressemblance de Dieu. Si le Père est l’éternelle source de vie, la gratuité totale, la source éternelle de l’existence et de l’amour, l’homme est appelé, à la mesure de son être – mesure petite et limitée – à être comme lui ; il est donc appelé à « donner à vivre ». Il s’agit alors de faire accueillir la vie comme un don, comme une réalité que l’on reçoit et dont nous avons à vivre dans une réponse en liberté.

Dans le Fils, s’ouvrir à la fraternité
La vie chrétienne est la réponse à cet appel à grandir comme fils, comme fille, dans un rapport filial avec le Père et un rapport fraternel dans la grande famille des enfants de Dieu. Toute vocation consiste à continuer Jésus dans le monde, à faire, comme lui, de la vie un don : « donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). L’Eglise est immergée dans le temps des hommes, elle vit dans l’histoire une condition d’exode ; elle est en mission au service du Royaume pour transformer l’humanité en communauté des enfants de Dieu. Aussi, chaque vocation se mêle à l’histoire de l’Eglise dans le monde. De même qu’il naît dans l’Eglise et dans le monde, chaque appel est au service de l’Eglise et du monde.

Dans l’Esprit, répondre aux appels de notre temps
L’Esprit accompagne le cheminement de chacun. Il est toujours présent à côté de chaque homme et de chaque femme, pour les conduire au discernement de leur identité de croyant et d’appelé. L’Eglise, constituée dans le monde comme communauté d’appelés, est à son tour instrument de l’appel de Dieu. L’Eglise est un appel vivant, par la volonté du Père, par le don du Christ Jésus, par la force de l’Esprit Saint. C’est à travers cet appel, dans sa durée, sous ses diverses formes, que passe aussi l’appel qui vient de Dieu. C’est ce qu’elle fait lorsqu’elle appelle chacun à être témoin et, dans la mesure du possible à prendre sa part de la mission, notamment par une vie de couple et de parents dans le mariage, dans le ministère presbytéral ou dans la vie consacrée.

Quels suivis, quels accompagnements pouvons-nous mettre en œuvre, afin de permettre aux jeunes de donner un sens à leurs vies ?
Quelles initiatives prenons-nous, en famille, dans les aumôneries et mouvements, pour proposer à des jeunes de devenir prêtres, religieux, religieuses ?


Notes

1 - Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux Catholiques de France, Cerf, 1996.
2 - Alain de Vulpian, A l’écoute des gens ordinaires, Dunod, 2003.
3 - Ibid., p. 109.
4 - Ibid., p. 45.
5 - Ibid., p. 65.
6 - Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 375.
7 - Jean-Paul Russeil, « Ouvrir des horizons d’appel », Jeunes et Vocations n° 116, p. 39.