Vocation, engagement de la vie


François Chirpaz
philosophe

Toute vocation est un appel qui sollicite l’existence, telle une invite à se mettre au service d’une cause plus importante que ses préférences personnelles. Et même pour un service plus exigeant que chacune des demandes particulières qui, dans le quotidien, en appellent à une aide ponctuelle. Un tel appel, en effet, concerne la totalité de l’existence : si c’est dans un certain présent qu’il s’adresse à elle c’est, en fait, vers son temps à venir qu’il est orienté.

Au fil des jours, nombre de demandes sollicitent une aide. Un autre a besoin de moi et sa demande est invite à venir à son aide pour le seconder dans une tâche ou surmonter une difficulté. Le plus souvent, pour un engagement partiel et pour un temps limité. Par contre, l’appel qui prend forme de vocation ouvre plus largement que sur le seul maintenant immédiat. Lorsqu’il se manifeste, c’est d’emblée à l’ensemble de la vie qu’il s’adresse car l’ampleur de sa demande ne peut recevoir de réponse que par l’ensemble même de la vie, en l’invitant à se comprendre et à se vivre comme un service. C’est donc en faisant porter l’accent sur le service comme réponse à un appel que je voudrais m’attacher à comprendre cette façon propre de vivre sa vie que l’on désigne comme la vocation.

Les motivations qui commandent aux conduites ordinaires de la vie sont, le plus souvent, dictées par les sollicitations extérieures, les préférences des désirs ou bien encore les humeurs du moment. Pourquoi un être humain fait-il ce qu’il fait sinon parce que conduit à le faire par l’une ou l’autre de ces motivations et commandé par elles plus souvent que par un choix délibéré ? Dès lors, par contre, qu’il se reconnaît une vocation, c’est à partir d’elle qu’il ordonne ses choix personnels et sa façon de vivre. Rien n’a disparu des sollicitations extérieures, des préférences personnelles ni des humeurs du moment. Cependant, l’existence qui entend répondre à l’appel d’une vocation a désormais souci d’imprimer une certaine unité à ses conduites, à ses paroles et à ses actes car elle a bien conscience que cette unité est ce qui donne véritablement sens à son temps de vie.

Une vie vécue en réponse à la vocation qui la sollicite privilégie certains choix et en récuse d’autres. Elle se sait alors obligée, comme elle sait qu’elle ne peut tout se permettre. Mais elle sait surtout, d’une évidence que rien ne peut ébranler, qu’une telle orientation est ce qui donne son sens à sa vie même : un appel de cette importance constitue l’horizon de sens de la totalité de sa vie.



Primauté de l’appel

Ce que l’on désigne par vocation est donc une certaine façon de vivre sa vie, de la comprendre et de l’ordonner comme un service. Toute vocation incite l’existence à se mettre « au service de ». Un tel service ne saurait, toutefois, être considéré comme une servitude. Si les deux termes peuvent sembler proches l’un de l’autre, ils ne peuvent pourtant en aucune façon être confondus. Sous le régime de la servitude, l’existence est dépossédée d’elle-même. Une vie serve ou une vie asservie est une vie volée, elle ne peut disposer ni de son temps ni d’elle-même, alors qu’une vie mise « au service de » est une vie qui consent à un appel qui l’ouvre à des perspectives plus larges que ce qu’elle aurait pu envisager par elle seule.

L’état de servitude dénie toute prétention de liberté, il en est l’exact opposé. Le service, par contre, ne peut se vivre que librement consenti. C’est d’elle-même qu’une liberté se met « au service de », en vue d’apporter une aide à d’autres hommes, pour leur permettre de vivre d’une manière humaine. Elle accepte de limiter les mouvements de son propre désir trop prompt à se privilégier d’une manière exclusive mais c’est d’elle-même qu’elle le fait, au nom d’un plus grand bien, orientée vers d’autres hommes dans le besoin. A un tel service, nul ne peut être contraint car, en cet ordre, toute contrainte, qu’elle s’exerce par la violence ou par la séduction, est dénaturation du service lui-même.

L’appel initial

Cependant, si la liberté est au point central de la vocation comprise comme service, si c’est elle qui décide du style qu’elle imprime à la vie, elle n’est pas, elle-même, à l’origine de la vocation. En effet, au commencement de toute vocation, il y a toujours un appel adressé à l’existence ; mais un tel appel n’émane pas d’elle-même, elle ne peut que le recevoir.

L’expression courante est ambiguë qui parle d’ « avoir la vocation ». Ou alors le terme « avoir » doit être entendu comme lorsque l’on parle de ses relations les plus proches et les plus chères (comme « avoir » des amis, des parents, un conjoint ou des enfants). Nous ne sommes pas ici, en effet, sur le registre de la propriété (j’ai une voiture, un appartement, des livres, etc.) mais sur celui de « l’être en proximité avec ». En l’occurrence, le terme « avoir » ne désigne pas la propriété mais une façon d’être en proximité.

Parler de vocation, c’est donc se situer sur le registre de l’être et non pas sur celui de l’avoir. Et la vocation peut se laisser comprendre comme un « être appelé » : appelé à comprendre et à conduire sa vie d’une certaine façon mais d’abord être appelé par. Ce qui veut dire que l’organisation de son temps de vie, sa façon de le comprendre et de le vivre s’effectue non seulement à partir de soi mais, ­d’abord et surtout, à partir d’un autre que soi-même puisque l’appel ne peut venir que d’un autre.

De là la différence essentielle entre deux formes d’énergie qui habitent l’existence en lui conférant leur force : celle du désir et celle de la vocation. Le désir rapporte toutes choses à soi et se place au centre du rapport à la vie. Mais il ne naît que de soi et rapporte, en priorité, tout à soi. La vocation, quant à elle, peut faire naître une énergie aussi intense que celle du désir ou de la passion mais elle sait qu’elle ne dépend pas que de soi. Tout ce qu’elle est, elle l’est en réponse à un appel qui lui vient d’un autre, extérieur à soi. Ce qui dépend de soi est la façon de comprendre l’appel et de lui donner une réponse mais, en lui-même, l’appel ne dépend pas de l’existence elle-même, il est toujours reçu ou entendu.

En l’occurrence, qui appelle et quelle est la nature de la demande ? Une demande de cet ordre peut se manifester, d’une manière explicite, dans la voix d’hommes entravés dans leur vie mais aussi bien dans l’appel muet de ceux qui sont dans le besoin et la douleur, en tout cas incapables de vivre, par eux seuls, leur propre vie. De là ce qui suscite la vocation médicale, celle de la recherche ou bien encore la vocation enseignante : dans l’exercice d’un métier, un certain esprit qui confère une intensité particulière à la pratique de ce service. Il ne s’agit plus, alors, d’exercer une fonction parmi d’autres (médicale, d’enseignement ou de recherche) car cela demande un engagement et donc un dévouement au-delà de l’exercice strict de la fonction. Quant à l’appel expressément religieux, pour nous chrétiens, il vient de la Parole du Christ invitant à le suivre et à être ses témoins dans le monde et dans l’histoire.

La passivité première

Parce qu’elle ne peut se vivre que dans un dévouement au-delà de ce qui est simplement requis par l’exercice d’une fonction, toute vocation confère une intensité spécifique à la vie et elle imprime à cette façon de vivre une énergie considérable. Et pourtant elle suppose une passivité première. A la condition toutefois de ne pas se méprendre : passivité ne doit pas, ici, être entendu comme inertie mais comme disponibilité. C’est la pierre qui est inerte ou bien encore l’objet immobile mais non pas celui qui sait faire taire en lui les mouvements de son propre désir pour demeurer disponible à la demande adressée par un autre. Une telle passivité est condition nécessaire pour entendre la parole d’un autre, pour être touché ou ému et être en mesure de répondre.

Car si la vocation doit être initialement entendue comme une passivité, c’est que cette passivité est, en fait, constitutive de toute existence parce qu’à l’origine de tous nos rapports à la vie. Toute existence est, en son commencement, vécue sur le mode d’une passivité originaire. Nul, en effet, n’a fait son entrée dans la vie de sa propre initiative. Dans la vie, il a été mis par d’autres, comme c’est par d’autres qu’il a été ouvert au monde des mots, espace offert à la pensée. C’est pourquoi, si l’on peut choisir le style que l’on imprime à sa propre vie, on ne peut en être que l’acteur mais non pas l’auteur. J’ai la possibilité de choisir ma façon propre de répondre à cet appel qui me requiert. Cependant, ce n’est pas moi qui ai choisi d’être appelé. C’est cela même que je désigne comme la passivité originaire ou initiale de la vie.

Toute vocation suppose donc, en son origine, un appel ; vivre sa vocation, c’est ordonner sa vie comme une réponse à cet appel initial. La réponse que l’être humain donne à cet appel est sa vie même et cette vie, il la vit comme un service. Répondre de la sorte, c’est ajuster la vie ordinaire à l’appel qui la sollicite, c’est l’ordonner en fonction de cette demande et le faire selon les lieux, les moments et les circonstances. En cela, l’exercice concret de la vocation, ajustement des conduites de la vie comme réponse à un appel initial, n’est pas seulement ce qui unifie cette même vie. C’est ce qui ordonne comme un horizon de sens chacun des actes en fonction des moments et des circonstances.



La forme chrétienne du service

Dans ce qui précède, c’est comme forme générale du rapport à la vie que j’ai envisagé la vocation. Il importe maintenant de s’attacher à ce qui constitue la forme spécifiquement chrétienne, tant de l’appel que de la réponse donnée.

Le témoin, un messager

Or, cela ne peut se laisser comprendre qu’en ne perdant pas de vue que, si l’appel demeure toujours identique à lui-même puisque venant de la Parole dont témoignent les évangiles, les réponses que les hommes peuvent lui donner sont, elles, inévitablement multiples selon les temps et les lieux comme selon les formes de la mise en œuvre de la réponse. Les uns choisiront leur réponse dans la vie contemplative, d’autres dans une vie insérée dans la vie sociale (au service du soin ou de la fonction enseignante...). Par ailleurs, si certains choisissent une vie consacrée à rendre témoignage de la Parole selon les formes de la vie laïque, d’autres choisissent la voie de la vie consacrée, c’est-à-dire séparée, à l’intérieur d’ordres réguliers ou séculiers. De là des différences dans le mode de vie, puisque les formes de la réponse choisie sont elles-mêmes différentes.

Choisir une forme de vie consacrée, au sens religieux du terme, n’est pas vivre comme celui qui a choisi un mode de vie laïque. Ici et là, chacun est invité à vivre comme témoin de la Parole mais selon des modalités différentes. Nul ne peut toutefois se dire chrétien s’il ne vit pas, d’une manière ou d’une autre, comme témoin de cette Parole entrée dans l’histoire et comme son messager.

La conscience de nombre d’hommes de ce temps est volontiers religieuse dans le sentiment plus ou moins explicite de leur rapport à une réalité qui les dépasse. De cette forme de la religiosité contemporaine je voudrais ne retenir ici qu’un aspect, important : le caractère syncrétique d’une attitude centrée en priorité et d’une manière quasi-exclusive sur l’individu. Là, le religieux s’ordonne tout entier à partir de soi-même, comme si la particularité de l’individu était le centre et la mesure de la relation au divin.

A la différence de cette forme de religiosité, la vocation chrétienne, elle, institue l’homme d’une double manière : à la fois comme témoin de la venue d’une Parole dans l’histoire des hommes ainsi que de la tradition qui a commenté cette Parole et comme messager, c’est-à-dire comme intermédiaire entre cet héritage et les hommes du temps présent.

Porter témoignage de cette Bonne Nouvelle n’est pas seulement savoir que cela a eu lieu ni même en connaître le contenu. C’est encore et surtout en inscrire l’esprit dans la trame ordinaire de la vie. Et, par là même, accepter d’en être le messager. Certes, un tel messager n’est pas le médiateur entre Dieu et l’homme puisqu’il n’y a qu’un seul Médiateur, le Christ lui-même. Le messager, lui, est un intermédiaire entre la Parole héritée et les hommes à qui il doit transmettre l’héritage. Nul héritage ne peut, en effet, être effectivement reçu et nulle parole ne peut réellement être entendue par quiconque sans un intermédiaire, que cet intermédiaire soit le livre ou bien un être humain.

Lorsque, pour justifier l’attitude de son vicaire savoyard, Rousseau écrit à Mgr de Beaumont que « Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? » ou encore : « Est-il simple, est-il naturel que Dieu ait été chercher Moïse pour parler à Jean-Jacques Rousseau ? », il exprime ce qui est maintenant devenu un lieu commun pour la conscience contemporaine en nos sociétés : pour croire en une divinité, les hommes n’ont nul besoin d’un intermédiaire, que cet intermédiaire soit un autre homme, un livre ou une structure ecclésiale. Le « sentiment » du divin peut y suffire.

Sans doute les voies sont-elles mystérieuses qui ouvrent la conscience des hommes à la réalité de Dieu, et elles sont innombrables. Aussi mon propos n’est-il pas de prétendre à une recension, au demeurant à peu près impossible, mais simplement de souligner ce fait que la vocation chrétienne est assignation de l’homme au témoignage et assignation du témoin à la tâche d’intermédiaire. Non pas entre Dieu et l’homme mais entre la Parole reçue en un temps et les hommes de ce temps qui sont nos contemporains. L’intermédiaire est celui qui comprend le centre de sa vocation comme souci d’être présent à l’histoire et présent dans l’histoire des hommes de son temps.

Présence à l’histoire et présence dans l’histoire

Telle est bien, en effet, la tâche du messager : elle est de recevoir le message de la Bonne Nouvelle, elle est de le comprendre et de l’interpréter en vue de le transmettre à d’autres hommes. Or une telle transmission est toujours, d’une manière ou d’une autre, une traduction car le message à laisser entendre n’est pas un texte intemporel, il est écrit selon un temps, une langue et une culture. Ainsi les différences de style des divers textes bibliques.

De ce fait, transmettre un message de cette importance est toujours, peu ou prou, le traduire dans des mots compréhensibles pour des hommes d’un temps donné. Qu’est-ce à dire, par exemple, que de parler la « colère », de la « paternité » de Dieu ou de la « crainte de Dieu » ? Ou encore, en quel sens entendre l’amour du prochain dans une sensibilité qui a déplacé le sens même du terme « amour » ?

Accorder attention à des questions de ce type, c’est prendre en compte l’inévitable transformation des mots au fil du temps. Il est des mots dont le sens s’use, il en est dont le sens se déplace. Savoir cela est indispensable si l’on n’oublie pas que l’on ne s’adresse d’une manière effective à des êtres humains que pour autant que l’on prend en compte ce qu’ils sont, eux, dans le temps présent de leur vie et de leur expérience.
Le service du messager n’est donc pas intemporel. Il impose de comprendre le temps présent dans lequel il s’effectue, comme il impose de comprendre l’homme à qui le message est transmis. Ce qui implique un double souci de rectitude pour savoir maintenir la fidélité à l’esprit du message et pour être en mesure de le dire en des mots accessibles aux hommes du temps présent. Et, par le fait même, de savoir éviter un double écueil : l’un de ne s’en tenir qu’à une forme donnée de la transcription, en oubliant que certains termes sont devenus obsolètes ou, du moins, malaisés à entendre, l’autre de vouloir à ce point aligner sa formulation sur la langue parlée au présent que l’on déforme l’esprit de ce message. Ne privilégier que la langue parlée au présent, c’est courir le risque de céder à des effets de mode très vite surannés et de prendre des tics de langage pour des formes essentielles de la pensée.

Le chemin de la transmission est, de ce fait, inévitablement difficile puisqu’il doit frayer sa voie entre, d’une part, le souci du respect de l’esprit du message et, d’autre part, celui de la traduction dans une langue contemporaine propre à des hommes et à une société. Traduire de la sorte est, en effet, avoir souci de faire entrer dans des moments toujours particuliers d’un temps une Parole qui n’entre dans l’histoire des hommes qu’en ouvrant cette même histoire à une dimension tout autre de la vie. Mais le propre du texte évangélique n’a-t-il pas été, dès son commencement, de parvenir à trouver les mots adéquats pour faire entendre aux hommes qui le reçoivent le caractère proprement in-ouï et inédit de son message ? Ainsi, le message des Béatitudes.

C’est en ce sens que le travail d’ajustement et d’équilibre entre ces deux exigences requiert un effort constant et plus particulièrement dans notre temps présent où les développements de la modernité induisent une exaspération de l’individualisme, un effritement des formes traditionnelles de la communauté chrétienne, une indifférence à l’endroit du christianisme comme corps constitué. Et en un temps où une religiosité tentée par le sentimentalisme ne parvient pas à se situer elle-même dans la rencontre et la confrontation avec des cultures religieuses diverses.
Un service de cet ordre est donc constante invite à l’intelligence et rend encore plus pertinente l’injonction de saint Augustin : « Crede ut intelligas, intellige ut credas. » Un tel messager est, sans cesse, invité à comprendre ce que veut dire cette articulation essentielle du comprendre et du croire.



Le souci de rectitude

Quels mots pour dire, dans un langage à même de se faire entendre, le message de cette Bonne Nouvelle qui ouvre la conscience des hommes sur leur salut, c’est-à-dire sur le sens véritable de leur vie de créature ? Une telle question n’est pas de l’ordre du seul langage puisqu’elle met en jeu la vie même du témoin. Et le service qui le requiert est comme à double face : il est en charge de rendre le message audible à des êtres concrets pris dans l’histoire ordinaire de leur vie et dans le même temps, de ne pas faire, soi-même, écran entre cette Parole et les hommes à qui elle est adressée. Que valent des paroles de miséricorde et de paix lorsque ceux qui les profèrent sont incapables de se défaire de la violence de leurs passions ou de la mesquinerie de leurs intérêts particuliers ? En ce sens, nul ne peut être témoin véridique s’il ne sait pas s’obliger aux exigences du discernement, de la fidélité et de l’humilité.

Le discernement

L’exigence du discernement est souci de l’intelligence, non pas seulement du message à transmettre mais encore de tout ce qui, dans la conduite ordinaire de la vie, contribue à fausser la transmission. Il est bon que le messager de la Bonne Nouvelle soit quelqu’un de zélé, animé tout entier par ce qu’il a souci de faire entendre à d’autres hommes. Il doit, par contre, apprendre à se garder des ambiguïtés de ce même zèle car c’est là que se logent les pièges de la passion religieuse, de l’impérialisme intolérant et de la violence inhérente à toutes les relations humaines.

Ainsi, pour arriver plus rapidement à ses fins, le missionnaire pressé confond volontiers sa propre cause avec celle de Dieu. Il bouscule les hommes à qui il s’adresse, il renverse les images que ces hommes se sont données du divin et qui ne sont pour lui que des idoles, il n’a que faire des mœurs et des coutumes dans lesquels vivent ces hommes. Il leur fait violence dans l’intention de les ouvrir à la Parole du Christ alors qu’en réalité et la plupart du temps, la violence qu’il exerce n’exprime rien d’autre que sa propre intolérance.

Le discernement est vertu d’intelligence. Il en appelle à l’intelligence, mais non pas des seules circonstances extérieures car il sait qu’il doit s’exercer aussi et surtout à l’endroit de soi-même et de ses propres motivations. Sous le prétexte d’annoncer la Bonne Nouvelle, combien ne se sont-ils pas contentés d’exercer leur volonté de puissance, la plus séduisante et la plus grisante de toutes puisque s’exerçant sur des âmes et imposant leur empire sur des âmes, tel le personnage du Grand Inquisiteur imaginé par Dostoïevski dans Les frères Karamazov ?

C’est pourquoi parler du souci du discernement nécessaire au messager, c’est le faire dans le même sens que celui qui est requis de la part de tout homme en souci de demeurer attentif à un autre homme : il doit être en mesure de distinguer ce que la langue grecque appelle le khairos, c’est-à-dire le temps opportun - je reprends ce terme à la traduction grecque de Qohélet. Il y a un temps pour parler et un autre pour se taire, un temps pour intervenir et un autre pour demeurer disponible dans l’écoute. Parvenir à distinguer ces différents temps de la vie, c’est savoir faire preuve de discernement, ou d’intelligence du cœur. Ou encore, pour reprendre l’expression de Pascal, d’esprit de finesse.

La fidélité

Dans le même temps, nul ne peut être véritablement messager s’il n’a pas le sens de la fidélité, c’est-à-dire du maintien de l’accord avec ce qui donne sens à la vie. Toute fidélité implique un accord du parler et du vivre, chacun d’eux devant confirmer l’autre et le garantir. Mais le propre de la fidélité est d’inscrire dans la vie le sens vivant du temps, celui qui sait maintenir, dans la fluctuation des circonstances et des événements, la permanence d’une orientation qui a ouvert la vie sur ce qui lui donne son sens.

Lorsque la fidélité ne sait plus se maintenir vivante, elle se contente de répéter des mots déjà tant de fois prononcés qu’ils sont devenus vides de sens et de refaire des gestes tant de fois effectués qu’ils ne sont plus que mécaniques. Or, le temps qui passe fait varier les circonstances, il transforme les hommes comme il fait varier les situations dans lesquelles ils ont à vivre. Devenu adulte, je ne suis plus celui que j’étais dans le temps de ma jeunesse. Et pourtant je puis continuer à vivre de cet élan qui, dans le temps de ma jeunesse, a donné son orientation à ma vie. Je ne suis plus tout à fait le même que celui qui autrefois s’était engagé, mais si je suis devenu différent je ne suis pas devenu étranger à celui qui s’était engagé. Quant aux conditions présentes de la vie, elles ne sont peut-être plus tout à fait ce qu’elles étaient lorsque mon engagement a commencé à prendre forme. Cependant c’est toujours à des êtres humains que nous avons affaire et c’est eux que nous avons à rencontrer.

Les changements affectent la vie au-dehors comme ils nous affectent nous-mêmes mais le sens de la fidélité est invite à demeurer le même pour ce qui est le plus essentiel. Encore le même, en vue de maintenir l’esprit de l’appel qui nous a sollicités, au milieu des changements et des transformations. Demeurer fidèle c’est maintenir, dans la durée changeante, l’esprit de l’engagement initial, en réaménager la formulation et la mise en œuvre en fonction des variations du temps, mais dans l’esprit même de l’appel initial. Ce qui implique, ici également, le sens du khairos pour ajuster avec rectitude l’appel initial à la nouveauté de la situation présente. Ainsi peut-on comprendre l’aggiornamento opéré par Vatican II comme un exemple de fidélité vivante.

L’humilité

Enfin, l’autre vertu essentielle du messager est celle de l’humilité, indispensable pour assumer sa condition paradoxale : il est en charge de la Parole qui dépasse sans commune mesure la condition de finitude de la créature et qui a choisi, pour se manifester, de prendre forme humaine. En charge de cette Parole, il est par le fait même en charge de l’absolu de la Vérité, d’un Tout Autre qui transcende absolument la condition finie des hommes, alors qu’il est lui-même dans la simple finitude de cette condition. Dans la Parole qu’il a à transmettre, c’est un Autre qui parle et c’est cet Autre que sa propre parole doit laisser entendre.

Or, si une telle condition est paradoxale, c’est que sa proximité avec l’absolu de la Vie et de la Vérité ne le garantit pas contre la tentation propre de l’homme religieux qui est de céder au vertige de cet absolu, soit qu’il se laisse écraser par la grandeur de celui qu’il annonce, soit qu’il s’approprie cette même grandeur jusqu’à la confisquer. Une première forme de cette tentation est celle à laquelle cèdent les amis de Job et toutes les formes de théologie pour qui célébrer la grandeur de Dieu a pour condition préalable d’écraser la créature en l’humiliant, comme si pour mieux comprendre cette grandeur il fallait tenir l’être humain pour quantité négligeable.

Une autre forme de cette tentation se manifeste chaque fois que le messager se fait prosélyte, témoin activiste et intemporel qui se proclame lui-même guerrier du vrai, prêt à toutes les formes de la guerre sainte car il ne sait voir les hommes qui ne partagent pas sa conviction que comme des ennemis à éliminer ou, au mieux, à dompter, des fils des ténèbres, suppôts de Satan dans le monde. Il n’a pas tant souci de faire entendre le message dont il est en charge que d’écraser les résistances qui exaspèrent son zèle. Or, quiconque se transforme en guerrier du vrai n’est pas et ne peut être messager de paix et de vie. Il ne peut apporter que la guerre et la mort. De telles transformations des hommes en charge du message, en fait de telles trahisons de l’esprit du message, l’histoire fournit des exemples sans nombre.


La patience de l’espérance

Toute vocation, quelque forme qu’elle prenne pour se réaliser, est donc toujours une certaine manière d’habiter la vie en lui imprimant l’ampleur et l’intensité qui n’appartiennent qu’à elle. Une ampleur qui fait du moment présent une étape sur le chemin de la vie et une intensité qui fait que nul n’exerce la fonction dont il est en charge qu’en lui conférant une dimension qui excède les limites de la seule fonction.

Soigner, non pas seulement pour arrêter le cours de la maladie mais pour permettre à des êtres humains de vivre leur vie d’une manière plus digne. Enseigner, non pas seulement pour transmettre le contenu d’un ensemble de connaissances mais pour ouvrir l’esprit des hommes au large espace de la culture, en lui offrant la part vive de son héritage. Prêcher l’Evangile, non pas seulement pour faire des commentaires de textes mais pour rendre audible la Parole qui s’annonce dans l’Evangile.

Mais la condition de l’être humain est ce qu’elle est et nul n’en a pris la réelle mesure tant qu’il ne s’est pas heurté à la résistance des situations comme à l’usure que le temps inscrit en toutes choses. Et dans l’élan de la vocation comme en tout autre. Cette résistance et cette usure du temps affaiblissent les énergies jusqu’à inciter celui qui s’est engagé dans la vie, à partir de l’appel initial de sa vocation, à n’être plus qu’un simple technicien du soin, de la transmission du savoir ou du message de l’Evangile. Tout alors peut se corrompre ou, du moins, se banaliser.

Or, celui qui veut déjouer le caractère insidieux d’une telle usure et demeurer réellement fidèle à la vocation qui, un jour, a ouvert l’horizon de sa vie, ne le peut qu’en sachant maintenir, dans le quotidien des jours, la patience que seule l’espérance est en mesure de lui enseigner. La condition paradoxale de toute vocation est de parvenir à maintenir son élan initial dans les résistances que la vie impose à chacun. Dès le premier moment où l’appel se fait entendre, il laisse espérer une réalisation éclatante et une vie d’autant plus réussie. Mais tout être humain qui a un peu vécu n’ignore pas les rudesses de la vie au-dehors et, au-dedans, l’usure de l’âge qui incitent si volontiers à la résignation faute de pouvoir changer la vie et la vivre à la hauteur de son attente.

C’est pourquoi la fidélité réellement vivante est celle qui enseigne la patience, cette vertu capable de maintenir dans sa force initiale l’énergie qui l’a incité à vouloir donner à sa vie l’intensité de sa vocation. Une patience qui ne tire pas sa force de sa seule détermination personnelle mais aussi, et surtout, de l’espérance qui lui permet de penser que les difficultés de la vie ne sont pas le tout de cette vie. L’espérance est ce qui permet de croire que l’être humain peut être meilleur qu’il ne l’est dans le présent et que les échecs ne sont pas le tout de la vie. Et l’espérance chrétienne est ce qui permet de croire que la mort n’est pas le dernier mot du destin de l’homme.
Nulle vocation ne peut se mettre en œuvre sinon dans la patience au milieu des difficultés de la vie. Et elle ne peut davantage se maintenir dans son intensité en déjouant les pièges de la résignation sans puiser sa force dans l’espérance qui ouvre la vie des hommes sur la vérité de leur destin.



QUESTIONS

1 - On peut parler de la « vocation d’un être humain », indépendamment de toute référence à une croyance ou à une foi religieuse : en quel sens ?
2 - La vocation chrétienne fait de chacun un témoin et un messager.Comment ?
3 - Quelle est la nature de la fidélité du chrétien à sa vocation ?