Les vocations autrement


Jacques Anelli,
directeur du SNV

 

Nous souhaitons rendre compte de la situation des vocations spécifiques dans notre pays. Trop souvent, elle est perçue non pour elle-même mais en fonction de la diminution du nombre de prêtres et de ce que cela entraîne dans la vie de nos diocèses. Ceux qui se penchent sur les statistiques le font le plus souvent à partir de données recouvrant, au mieux la période de l’après deuxième guerre mondiale, au pire à partir de 1966. Alors, certains cherchent des coupables, d’autres se réfugient dans un dolorisme d’un autre âge : « Cela serait une épreuve que Dieu nous enverrait pour nous aguerrir. »
Cet article n’a pas la prétention d’être une explication définitive, mais, plus modestement, une invitation à regarder autrement la situation, avec pour toile de fond cette donnée de base : la déchristianisation de nos sociétés occidentales.

Comprendre la situation

Déchristianisation et vocations

A partir des articles de Dominique Julia parus dans la revue Etudes de février et mars 1967, « La crise des vocations, essai d’analyse historique », nous essaierons dans un premier temps de dégager quelques points d’histoire susceptibles éclairer la situation actuelle.

 


Du Concordat à la séparation
Avant la Révolution française, le clergé « est d’origine plus bourgeoise que paysanne, plus citadine que rurale ». Des raisons à cela : « L’infrastructure de l’enseignement secondaire est avant tout urbaine. Payer de longues études à un enfant était un sacrifice que seuls, à la campagne, les riches “laboureurs” pouvaient envisager. » Enfin, pour accéder aux ordres majeurs, il fallait avoir un capital pouvant « assurer cent livres de revenu annuel ». A cette époque « le clergé paroissial français est issu essentiellement des classes moyennes du Tiers-Etat, du monde des officiers et du monde des marchands ».
De tout temps, il y a eu des disparités non seulement entre régions, mais aussi à l’intérieur même des régions, entre des lieux pauvres en pratiques religieuses et des lieux pourvus en confréries religieuses. « Les recherches de sociologie religieuse nous montrent qu’il y a corrélation évidente entre les vocations sacerdotales sous l’Ancien Régime et la pratique religieuse actuelle. »

Dès le milieu du XVIIIe siècle, une chute rapide des vocations est perceptible, liée semble-t-il à «  l’expulsion des jésuites et l’ébranlement de l’infrastructure scolaire qui l’a suivi. La diffusion des idées philosophiques au sein des classes moyennes, où justement se recrutait le clergé de l’Ancien Régime, a pu jouer dans certains diocèses. »
Durant le XIXe siècle, « un double phénomène va peser sur toute l’histoire de l’Eglise de France : d’une part la rupture révolutionnaire ; d’autre part, l’urbanisation et l’industrialisation ». D’une part « la rupture du vieil ordre social chrétien » et, déjà, « la laïcisation des services publics traditionnellement gérés par l’Eglise ». « La mutation décisive de la civilisation […] s’accélère surtout à partir de 1850 : montée du capitalisme, révolution industrielle, essor sans précédent des moyens de communication et constitution d’un marché national. Ces transformations techniques et économiques entraînent un changement décisif des structures et des relations sociales : exode rural et énorme poussée urbaine, montée de la bourgeoisie et formation du prolétariat. C’est à l’intérieur de cette double rupture qu’il faut replacer le phénomène de la déchristianisation. »

Dès ces époques, nous sommes en présence d’évolutions culturelles et sociologiques qui éloignent certaines populations de références religieuses explicites (appartenance à des confréries, pratique religieuse régulière). Mais les vocations de prêtres et donc le nombre des ordinations subissent d’autres influences qui touchent au statut social et aux conditions financières. Depuis le Concordat, les prêtres sont des fonctionnaires payés par l’Etat. Ce statut, « même si leur condition économique demeure relativement médiocre », fait d’eux des notables. Le « statut ecclésiastique demeure une “carrière” qui peut parfois constituer une sorte de promotion sociale ».
La courbe des ordinations, durant cette période, est très dépendante de la politique des gouvernements, de la législation en matière scolaire et religieuse, des modes de financement. Après une montée en flèche sous la Restauration (de 1 100 en 1915 à 2 350 en 1830), due « à l’augmentation du budget des cultes et des bourses dans les séminaires », les ordinations redescendent à 1 100 en 1845, « les ordonnances promulguées en 1828 ne sont pas étrangères à leur chute rapide sous la monarchie de Juillet ». A ces textes qui « limitaient le nombre des élèves dans les écoles secondaires ecclésiastiques, c’est-à-dire les petits séminaires », s’ajoute en 1830 « la suppression des bourses ». Le Second Empire améliora la situation matérielle du clergé, et « accrut son influence sociale » ; une remontée perceptible des ordinations s’ensuivra, « surtout à partir de 1860 (1 750 en 1868) ».

Ce n’est pas sans raison qu’apparaît le terme de « déchristianisation » sous la Troisième République. « Sous le nom de cléricalisme, c’est à l’Eglise qu’il en veulent, c’est la religion qu’ils outragent, c’est la déchristianisation de la France qu’ils poursuivent » écrit Mgr Dupanloup1. Plusieurs mesures conduisent, au plan des ordinations, à une « courbe en dents de scie (loi Ferry, loi militaire de 1889 qui exige des séminaristes un an de service). D’où chute rapide de 1888 à 1894. La reprise de 1894 à 1901 » peut s’expliquer par les moyens que l’Eglise s’est attachée à recréer, par une « conjoncture politique plus sereine » en lien avec la « politique de ralliement prônée par Léon XIII et l’encyclique Rerum Novarum, et des vocations religieuses » venues « grossir les effectifs des séminaires » à la suite des décrets de 1881 sur les congrégations. « La seconde vague de mesures laïques intervient dès 1901 avec la loi sur les congrégations : après la suppression du personnel religieux dans les écoles. »
Tous ces éléments ont contribué à creuser l’écart entre ce qui apparaissait comme des « bastions de chrétienté » et des « régions de plus en plus déchristianisées ». Ce siècle a été comme le « révélateur d’attitudes pyschoreligieuses antérieures à la Révolution ». « Si la courbe historique des taux d’ordinations fait ainsi apparaître une liaison évidente entre les événements nationaux ou la politique religieuse de gouvernement et le recrutement du clergé, c’est bien le signe que tout au long du xixe siècle, la base du recrutement demeure pyramidale et que l’ensemble de la population alimente encore les rangs du clergé… » Un basculement regardant l’origine sociale des prêtres s’est opéré : « A en croire les instructions, les lettres, les mandements épiscopaux qui reprennent ce thème en des variations d’une monotonie lassante, le recrutement sacerdotal serait uniquement rural et issu de la classe paysanne… Les évêques semblent avoir été obsédés tout au long du siècle par la recherche de l’élite sociale qui leur faisait défaut, et frappés par l’invasion paysanne de leurs séminaires. »

Ce XIXe siècle aura donc été le témoin d’une « démocratisation » du recrutement des prêtres diocésains : aux classes moyennes se sont, semble-t-il, substitués de manière significative des jeunes issus du monde paysan. « Or, si le phénomène est nouveau par rapport à l’Ancien Régime, il n’a rien que de normal dans une société encore rurale dans sa grande majorité, égalitaire en droits, où le clergé ne dispose plus d’un statut de “privilégié” et où le système bénéficial a disparu. » Ce basculement semble avoir eu lieu vers « la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où l’exode rural et la croissance des villes connaissent leur plus grande intensité, que la représentation du groupe paysan à l’intérieur de la cléricature tende à devenir » anormalement « prédominant : les campagnes prennent alors le relais définitif des villes… Nous retrouvons ici un problème plus vaste : celui de la déchristianisation. Le déracinement a joué un rôle essentiel dans ce processus. »

De la séparation à Vatican II
La nouvelle grande rupture provoquée par la loi de séparation a une double conséquence. « D’abord des masses ne se situent plus dans l’Eglise mais en dehors d’elle. Si la séparation n’est pas cause première de la déchristianisation, elle en accélère pas moins le rythme de l’évolution engagée. La contrainte sociale ne joue plus en faveur du catholicisme, mais bien contre lui. Du simple “conformisme saisonnier” on est vite passé au “détachement”… » Mais aussi « le statut social du prêtre est radicalement remis en cause. Il n’est plus ce fonctionnaire salarié par l’Etat et par là même universellement respecté. Le clergé a cessé d’être une carrière ouverte à l’ambition sociale tout comme une autre. »
Cette situation, qui se perpétue à travers le XXe siècle et l’état de « minoritaire » dans une société de plus en plus sécularisée entraînent la transformation du statut du prêtre dans la société et dans l’Eglise où les laïcs ont un rôle croissant. Ce changement de statut du prêtre – il n’est plus un fonctionnaire payé par l’Etat – se traduit par un effondrement immédiat des ordinations2. « Les familles paysannes – catholiques sociologiques – ont cessé de tourner leurs enfants vers le sacerdoce à partir du moment où l’Eglise ne constitue plus une “carrière” avec traitement. » Cependant, le monde rural reste anormalement sur-représenté par rapport au recrutement citadin, si l’on considère l’essor urbain amorcé dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Les effets de la première guerre mondiale sont de trois ordres ; d’abord une chute manifeste des effectifs puis, « jusqu’en 1928, un phénomène d’embouteillage » et, dès 1939, une nouvelle décrue « imputable à la guerre de 1914 qui avait raréfié les naissances ». A quoi peut-on attribuer le redressement des années 1930-1938 ? « Sans doute faut-il faire la part des œuvres diocésaines des vocations, de ces congrès nationaux du recrutement sacerdotal qui, de 1925 à 1939, se donnèrent pour but d’éclairer l’opinion. » Une autre explication, donnée par l’historien, est à prendre particulièrement en compte, car elle est susceptible d’être, pour aujourd’hui, un élément d’espérance. En effet, pour lui, « il faut sans nul doute faire la place aux mouvements de jeunesse tels que le scoutisme ou aux mouvements d’Action Catholique qui, de 1930 à 1939, se sont développés et qui, donnant naissance à un laïcat chrétien, ont revalorisé, aux yeux même de ces jeunes laïcs, la mission spirituelle du prêtre. »

Cette analyse implique un nouveau constat : « Le redressement de la courbe ne correspond plus à un phénomène de masse, comme l’extrême sensibilité de la courbe du xixe siècle aux fluctuations politiques le laisse supposer », mais d’« un tout petit nombre de familles chrétiennes. »

Les années 1947 à 1951 sont marquées par une remontée des effectifs, provoquée par le report des ordinations, imputable notamment à l’ordination d’anciens prisonniers après leur retour de captivité. La courbe des ordinations subit une chute radicale, dès le début des années 1950 et jusqu’à la moitié des années 1970.
Rappelons la grande disparité entre les diocèses, inscrite dans l’histoire. Ainsi les diocèses qui, par le nombre d’ordinations et par la pratique religieuse, peuvent être encore considérés comme « régions de chrétienté » l’étaient déjà avant la période révolutionnaire. Les conclusions suivantes semblent s’imposer :

  • « Les régions de chrétienté d’économie agro-pastorale ancienne, traditionnelle “réserve” de prêtres », de religieux et religieuses, « sont désormais à un rythme plus ou moins rapide en voie de disparition ».
  • « Les régions les plus urbanisées et les plus industrialisées de France ont un des taux les plus bas d’ordination. »
  • « Certaines régions rurales semblent avoir désormais trouvé un point d’équilibre très bas : Midi languedocien, Centre, Bassin parisien. »

 En 1957, le rapport de Mgr de Bazelaire, rédigé à partir des données de 53 diocèses, fait ressortir que « le monde paysan fournissait encore 39 % des séminaristes alors qu’il ne représentait plus que 24,5 % de la population des diocèses ». Les diocèses concernés ont encore une « agriculture extrêmement peu mécanisée, et un niveau de vie extrêmement bas. C’est dire que la vitalité du recrutement sacerdotal est plus une survivance d’une tradition venue d’un lointain passé désormais résolu, que l’expression d’un dynamisme. »
Dans ce même rapport, il apparaît que la deuxième source de recrutement est « constituée des classes moyennes et bourgeoises, 20,7 % de la population fournissent 29,7 % de l’ensemble des séminaristes. Dans les villes, c’est à ces milieux que l’Eglise rend le service maximum par l’enseignement catholique secondaire. Surtout, au moment où la vocation sacerdotale tend à devenir un fait personnel, un fait religieux "pur" qui n’est plus soutenu par le désir de promotion sociale, il n’est pas étonnant de voir des vocations sortir des milieux où la vie religieuse personnelle et le sens missionnaire sont les plus développés, ce n’est pas un hasard si ces mêmes milieux fournissent 69 % des religieux à la même date. »

Le monde ancien s’en est allé…
Premier constat : la déchristianisation, comme phénomène lourd et ancien. Constatable dès le milieu du XVIIIe siècle, il est protestataire face aux abus d’un clergé nanti et, dans la suite de l’esprit des Lumières, plutôt anticlérical ; il s’exprimera à travers la Révolution française mais aussi, plus près de nous, par toutes les mesures législatives de la Troisième République. Durant cette longue période, nous constatons déjà une déchristianisation liée à l’exode rural vers les zones urbaines. Coupés de leurs racines, du soutien d’un environnement favorable et la contrainte sociale ne jouant plus, les gens se détachent de la pratique religieuse.

Deuxième constat : la mutation des origines sociales des prêtres. Avant la Révolution, le clergé est plutôt issu des classes moyennes ; il fallait pouvoir payer ses études et s’assurer une rente à vie. Quand les prêtres deviennent « fonctionnaires », payés par l’Etat, une population plus rurale et plus pauvre accède à l’ordination. La courbe des ordinations connaît alors de grandes variations, liées aux financements octroyés par les régimes politiques successifs. Le début du xxe siècle est marqué par le vote de la loi de séparation. Il s’ensuit un effondrement des ordinations, aggravé par la réduction progressive du monde rural. La remontée des vocations pendant les années 1930 est liée à la vitalité pastorale des mouvements de jeunes : Action Catholique, scoutisme, patronage et à un retour des classes moyennes.

Ces mutations socioculturelles nous confrontent à ce que l’Eglise est : une communauté d’appelés, une communauté de disciples. Parvenus à une situation que nous n’avons pas choisie, nous sommes renvoyés à ce que nous n’aurions jamais dû cesser d’être. Il nous faut sortir d’une mentalité d’héritiers pour retrouver la grâce des temps apostoliques, c’est-à-dire nous mettre au service des temps nouveaux pour l’Evangile ou, pour reprendre l’expression chère au pape Jean-Paul II, celui la « Nouvelle évangélisation ».

 

Vers une rupture de la transmission

Tout au long du XXe siècle, lentement mais de façon persistante, « les gens ordinaires3 », en quête de bonheur et de plaisirs personnels, s’affranchissent et cherchent leur épanouissement. Emancipation de l’autorité, des morales traditionnelles, des normes. Pendant les deux premiers tiers du siècle, les hommes et les femmes d’Occident sont de plus en plus nombreux à lutter pour se libérer d’une morale du devoir et du sacrifice, du poids des autorités traditionnelles et cherchent à s’élever dans la société. Ils se mettent à vivre davantage sur le mode du ressenti que du représenté. L’émotion déborde l’intellect. Ce temps de l’expression et de l’accomplissement personnels, du polysensualisme4 se manifeste dans la quête d’un bonheur individuel. Cette révolution culturelle transforme non seulement les mentalités mais aussi les mœurs et le fonctionnement de la société. Le sens du devoir s’estompe progressivement ; on cherche à gagner des libertés vis-à-vis des autorités contraignantes.
Comme nous l’avons déjà évoqué, ce mouvement progressif vient de loin. Il concerne le monde occidental dans son ensemble mais comporte aussi des éléments spécifiques et accélérateurs pour la France (Révolution de 1789, lois anti-congrégations et de séparation de l’Eglise et de l’Etat). La Renaissance oppose la libre recherche de la vérité et de l’intelligence à la croyance en des certitudes ; l’esprit des Lumières, le xixe siècle et la suprématie de la raison et de l’intellect, les triomphes de la science et l’alphabétisation générale, provoquent une profonde évolution des esprits qui débouche au xxe siècle sur une émancipation des personnes.
La déchristianisation, selon le sociologue Alain de Vulpian5, est à la fois signe avant-coureur et symptôme de la vague émancipatrice et hédoniste. Pour cet auteur, la déchristianisation, la sécularisation conduisent des populations à s’affranchir du regard de Dieu et d’une morale de la souffrance, du devoir et du péché. Les migrations des campagnes vers les villes coupent des millions de jeunes adultes des référents traditionnels des interdits : les parents, le village, le curé ou le pasteur. C’est ce qui a eu lieu lors des migrations liées au développement industriel, après la seconde guerre mondiale, avec la diminution rapide du monde rural en France. Se dégager de la morale et des normes ambiantes est, pour les individus, une voie d’émancipation.
Cette profonde évolution des mentalités n’est pas le fait d’idéologues et de maîtres à penser. Il est plus juste de la représenter s’auto-organisant dans une logique du vivant. Elle résulte d’un ensemble d’éléments – l’instruction publique généralisée, le développement de la production, la consommation de masse, la volonté de bien-être, etc. – qui participent à une plus grande autonomie des personnes.

Une étape nouvelle, celle de la deuxième modernité, intervient autour des années 68. Des jeunes, généralement plus instruits que leurs parents, refusent une société d’abondance, sans but. Leur ambition n’est pas de s’emparer du pouvoir, mais de « changer la vie ». D’où l’émergence d’une « génération du moi » refusant tout ce qui pourrait la contraindre – conventions sociales, poids des institutions (famille, nation, Eglise, etc.) – et dont l’évolution des comportements se traduit en cinq tendances principales :

  • une affirmation de la personne s’émancipant des pesanteurs sociales, des normes et des autorités ;
  • un rejet des autorités institutionnelles, particulièrement fort en France6 ;
  • une fuite, sur la pointe des pieds, hors de la grande société institutionnelle et des anciennes appartenances fortes vers de petits groupes informels et des relations chaleureuses ;
  • une montée du pluralisme, de la tolérance et de la versatilité ;
  • une empathie qui rend plus nombreuses et intenses les communications émotionnelles entre les personnes.

Aujourd’hui, les jeunes aiment cultiver leurs émotions et privilégier les liens chaleureux. Leur vie s’inscrit dans un tissu microsocial, familial et amical, affectif, tolérant, flexible, flou, où rien n’est jamais acquis ni garanti. Cela se traduit naturellement par une référence incertaine à la société et à l’ordre établi. Ils se sentent étrangers aux institutions et aux organisations.
Ce processus transforme en profondeur l’homme occidental, la société dans laquelle il évolue comme son économie, sa culture et ses institutions. C’est un enchaînement d’enchaînements, un système vivant auto-organisé qui l’emporte ailleurs7. L’ensemble de la population vit ainsi une mutation affectant l’économie des personnalités débouchant sur une transformation de l’architecture de la société. C’est « une mutation profonde globale, individuelle et sociale, qui va au-delà du changement de valeurs partagées par la plupart8 ».

Conséquences pour l’Eglise
Cette mutation sociologique et culturelle est repérable dans l’évolution des institutions, dans la modification du tissu social et, plus radicalement sans doute, dans les mentalités. Elle ne saurait être sans conséquences sur la vie de l’Eglise de France et sur la pratique religieuse. Depuis une dizaine d’années, seulement 8,5 % de la population se déclare « pratiquante régulière ». En conséquence, on ne peut imaginer avoir autant de vocations spécifiques qu’avec 36 % (moyenne de la période 1946-1960) ou 23 % (pour 1966-1972) de pratiquants. La difficile réalité des vocations spécifiques aujourd’hui est une conséquence de la diminution historique de la pratique chrétienne et non la cause de nos difficultés actuelles. Comme le reconnaissaient les évêques de France en 1996, la crise que traverse l’Eglise est due à « un ensemble de mutations sociales et culturelles, rapides, profondes… qui affectent tous les secteurs de l’activité humaine9 ». Déjà en 1981, à Lourdes, le cardinal Etchegaray, alors président de la Conférence des Evêques de France, constatait : « Il ne faut pas nous le cacher : notre Eglise commence à peine son exode. […] Nous ne sentons plus sous nos pas l’humus chrétien, qui a nourri tant de générations. Le peuple qui s’avance lentement compte moins de pratiquants, moins de militants, et ses enfants sont moins nombreux à être catéchisés. Les prêtres qui accompagnent le peuple sont plus clairsemés, vieillis et affaiblis par la surcharge ou la dispersion de leurs tâches […] Maintenant nous découvrons que le décalage entre l’Evangile et le monde est beaucoup plus grand que notre mémoire collective ne l’imaginait […] Il est dur mais exaltant de se reconnaître contemporain du Christ et des Apôtres. » Ce diagnostic se révèle encore plus pertinent aujourd’hui.

Cette crise des vocations est la conséquence des changements profonds de notre société. Elle se traduit, pour l’Eglise, par un « renversement des antériorités10 ». La Révolution française de 1789 avait opéré un premier dessaisissement radical des activités caritatives de l’Eglise mais, depuis 1945, un grand nombre d’institutions hospitalières, d’écoles et de structures éducatives sont passées de l’administration directe par l’Eglise – souvent par le biais d’instituts religieux – à une prise en charge par l’Etat ou par des associations de la société civile. Concrètement, l’Eglise a cessé d’être mater et magistra, mère et éducatrice – avec ce que cela représentait comme type de présence au monde – pour être ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être, lumen gentium, signe du Christ lumière des nations, salut offert à tous.
Cette crise est caractérisée par une rupture de la transmission. Avant 1960, on pouvait dire que l’avenir s’enracinait dans le passé. Il s’agissait de faire comme les anciens, d’imiter les grands modèles du passé. Après cette date, le développement de la scolarisation des jeunes français constitue à la fois un progrès et une ligne de fracture à l’intérieur de la société française. Les enfants ayant fait davantage d’études que leurs parents pouvaient leur chanter : « T’es plus dans le coup, papa ! » L’expérience des anciens se trouvait disqualifiée. Un nouveau rapport au temps et à la mémoire se constituait alors11. Cette crise du modèle traditionnel de la transmission – la perte des points de repère éthiques, philosophiques, politiques et religieux – se traduit par une perte de confiance dans les institutions et leurs représentants. Dans ces conditions, le risque est grand de sombrer dans le doute, le découragement, la perte du sens des responsabilités, et donc celui de l’engagement12.

Une Eglise en situation d’apprentissage
L’Eglise passe un seuil décisif au moment où elle donne, pour la première fois, un sens proprement théologique à l’autonomie de l’histoire. Ce point de basculement se situe dans le discours d’ouverture du concile Vatican II, Gaudet Mater Ecclesia, prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962. Exprimant son « complet désaccord avec les prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin », Jean XXIII propose plutôt une lecture sapientielle de l’histoire humaine : « Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les dessins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Eglise, même les événements contraires13. »
Cette reconnaissance de l’autonomie de l’histoire va de pair avec une compréhension moins « extérieure » et plus modeste du rôle de l’Eglise qui, elle aussi, se met désormais en posture d’apprentissage. Ce n’est qu’à la fin du Concile (1965), dans la première partie de la constitution pastorale Gaudium et Spes, que l’Eglise se situe dans un rapport symétrique par rapport à la société et reconnaît qu’elle a appris et pourra encore apprendre de l’histoire passée et présente de l’humanité. Cela oblige à « requalifier », pour les rendre compréhensibles au plus grand nombre, le rôle et la mission de l’Eglise et, par voie de conséquence, le ministère ordonné et celui de la vie consacrée.


La vocation en question

Crise de l’idée d’engagement
Le fait même d’inscrire sa vie dans un projet est aujourd’hui en crise, avant même toute question de vocations spécifiques. Pour nos contemporains, la notion de vocation est spontanément comprise comme la réalisation ou l’accomplissement de soi. Cet accomplissement peut prendre différents chemins. L’essentiel est qu’il apporte un certain bonheur, auquel chacun a droit. D’entrée de jeu, le sujet se situe face à un droit subjectif au bonheur, centré sur lui, rejouable à l’infini et dans lequel ni la durée, ni la nécessité, ni même la continuité ne sont les paramètres premiers. En cela, rien n’est devenu plus étranger à nos sociétés que l’idée d’une vocation qui surplomberait la vie, relevant d’un mystère, d’une transcendance, d’une continuité qui dépassent la simple existence.
Dans notre société soucieuse de croissance et de sécurité, le politique et le religieux sont en crise et le lien social se défait. Ambiguïté profonde d’une époque : en s’en remettant à une sorte de déterminisme aveugle et contraint pour le long terme (lois du marché, du progrès, de la mondialisation…) et ne croyant plus à des valeurs supérieures portées par le religieux ou le politique, l’homme vit l’instant présent sans en être responsable, sans l’inscrire dans un « devenir ensemble ».
Cette crise de la vocation est la conséquence d’une société fragmentée. Que propose aujourd’hui le système scolaire aux jeunes pour construire un projet de vie sinon des offres d’enseignement éparses et morcelées ? On y apprend des techniques plutôt qu’un humanisme, on développe des pédagogies plutôt que le goût de l’effort. On privilégie les apprentissages à l’approfondissement, l’adaptation au marché (de moins en moins lisible d’ailleurs) à la maturation d’un projet. Les notions de continuité, de construction sont sans cesse en butte à la nécessité d’avancer pour avancer. Traditionnellement, un projet professionnel se tissait dès le temps des études et mûrissait tout au long d’une vie. Les « vrais » métiers sont devenus rares. Il est plus souvent question de filières : économie, finance, santé. L’aléa, la contrainte des débouchés, le marché de l’emploi, l’expérience et le hasard deviennent les paramètres qui conditionnent les choix.
La notion de « dimension sociale de l’homme » est devenue extrêmement flottante, privée d’ancrage et de repères forts. Toute la vocation de l’homme en société est mise en question. Derrière la problématique des vocations spécifiques se cache un enjeu critique et moral de première importance : préserver l’aventure humaine, avec sa liberté, sa dignité, sa responsabilité, comme expression de la vocation de tout homme à l’accomplissement et au dépassement de lui-même.

Conséquences pour les vocations spécifiques
La première étape de mutation correspond à ce que le sociologue Alain de Vulpian14 nomme « première modernité », comme processus de modernisation du XXe siècle qui s’épanouit après la seconde guerre mondiale. Elle se traduit par un effondrement constant des chiffres d’entrants : environ 400 séminaristes de moins par an, entre 1950 et 1974. Cette période, nous l’avons vu, est celle d’un changement profond de notre société marquée notamment par la forte décroissance du monde rural, la diminution des familles nombreuses ; l’ouverture généralisée des collèges d’enseignement secondaire (à partir de 1959) conduit à la disparition des petits séminaires. Le cardinal Jean-Marie Lustiger souligne que : « Dans les années qui suivirent la Libération de 1944, les chiffres d’entrées dans les formations sacerdotales se sont effrités ou effondrés. Ils étaient traditionnellement liés à l’univers des paroisses rurales et des petits séminaires dans les régions de chrétienté. Or les campagnes commençaient à se vider et les moyens de scolarisation se généralisaient dans le secondaire15. »
Ces évolutions de la société contribuent grandement à la situation actuelle. « La crise des vocations correspond aussi à un déplacement sociologique de celles-ci : le milieu populaire et rural, qui était le terreau naturel de beaucoup de vocations, a été profondément touché par les évolutions sociales et l’émergence des études possibles pour tous16 », confirme le P. Hugues Derycke.

Nous abordons, de 1975 à 1995, une période de relative stabilité17. La plupart des jeunes qui entrent au séminaire sont ce que l’on appelait autrefois des « vocations tardives ». En 1995, ils sont 6 % à avoir moins de 20 ans, alors qu’ils étaient 29,6 % en 1981. Ces vocations sont liées à une démarche spirituelle ; favorisant la découverte d’une relation personnelle au Christ, elle les engage dans une vie donnée. Les entrants sont très majoritairement issus de familles nombreuses d’un milieu social plus élevé et dont les parents sont plus pratiquants et engagés dans la vie de l’Eglise qu’auparavant. Cela va se confirmer au cours de la décennie suivante car, pour que la « seconde modernité » produise ses effets, il faut attendre au moins une génération. Cette « seconde modernité » se traduit par une baisse sensible des effectifs de 1996 à 2006 : 1 103 séminaristes dont 180 nouveaux en 1996, 764 dont 146 nouveaux en 2006. Actuellement, l’âge moyen d’entrée au séminaire est de 27 ans environ. Il s’agit de la génération dont les parents ont vécu les années d’après mai 1968. Dans bien des familles, cette période a été marquée par une rupture de la transmission de la foi, des valeurs évangéliques et par une défiance vis-à-vis des institutions.
Dans ces conditions, des expressions comme : « Les jeunes ne sont pas assez généreux… », « Les parents les découragent… », « Les prêtres n’appellent pas… » sont en grande partie injustes. La crise est plus profonde, plus radicale. En réalité, elle concerne toute notre société occidentale, et non pas seulement la société française, comme l’évoque le Saint Père dans sa lettre pour le nouveau millénaire : « Dans certains pays d’ancienne évangélisation [ce problème] est devenu réellement dramatique en raison du contexte social et du dessèchement religieux qui découle du consumérisme et du sécularisme18. » Ce sécularisme militant est vécu en France comme une application de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 ; il s’exprime avec force à la moindre occasion sous prétexte de laïcité en des débats dans lesquels l’expression religieuse, reléguée à la sphère privée de la vie, est considérée comme une gêne, voire un obstacle dans une société de liberté.

Requalifier les vocations spécifiques
Nous devons comprendre et admettre que c’est dans ce contexte que se pose maintenant la question de la vocation. Si le monde a évolué, le paysage ecclésial aussi ; cela ne saurait être sans conséquences pour les vocations spécifiques.
Un des apports du siècle précédent a été la mise en valeur de la mission des laïcs, témoins de l’Evangile dans la vie du monde. Par l’Action Catholique, notamment, le XXe siècle a vu bien des chrétiens prendre activement part à la vie de la société au nom de leur foi. Depuis ces dernières décennies, ils participent ardemment à la vie des paroisses. Il n’est plus nécessaire d’être engagé dans la vie religieuse ou le ministère presbytéral pour avoir pleinement le sentiment de prendre part à la mission de l’Eglise. Aujourd’hui, il est possible de vivre des engagements chrétiens forts pour un temps déterminé, sans que cela implique un état de vie particulier. Ces nouvelles et heureuses manières de vivre la mission, pour bien des jeunes, font disparaître la pertinence du choix de la vie religieuse et du ministère presbytéral.
La vie religieuse ne s’identifie plus immédiatement à des œuvres. Elle a perdu une certaine pertinence sociale. Elle a « la figure de l’étrangeté19 ». Désormais, adopter la vie religieuse comme forme de vie exige une décision forte de la liberté personnelle, face à un environnement social plutôt contraire. Dans la culture contemporaine, l’individu et son autonomie sont extrêmement valorisés ; or la vie religieuse implique une vie communautaire placée sous le signe du partage et de l’obéissance. Nous vivons dans une époque au temps fragmenté, réduit à une succession d’instants, alors comment envisager un état de vie placé sous le signe de la fidélité à un appel entendu, fidélité à une communauté humaine particulière (un institut) ? La pertinence d’un tel engagement échappe à bon nombre de nos contemporains. Si on sait qu’on a besoin de prêtres pour les sacrements… les religieux, les religieuses, à quoi servent-ils aujourd’hui ? Et puis Vatican II n’a-t-il pas valorisé la vie baptismale, véritable chemin de sanctification ? La vie religieuse n’est plus la voie royale de la sanctification comme on s’est plu à le dire pendant des siècles. Et pourtant, « l’Eglise a plus que jamais besoin de témoins authentiques manifestant que la radicalité évangélique est source de bonheur et de liberté20. »
En ce qui concerne le ministère presbytéral, il faut d’abord surmonter l’ambiance délétère générée par ceux qui considèrent que, devant les difficultés engendrées par la diminution du nombre des prêtres, l’Eglise finira bien par faire évoluer les conditions de l’appel. Si nous voulons proposer à des jeunes de devenir prêtre, nous avons tous à favoriser une nouvelle compréhension du ministère presbytéral et de la valeur du célibat choisi. L’exercice du ministère presbytéral connaît une constante évolution. Il y a quelques années, les prêtres étaient invités à travailler ensemble, ce qui n’était pas tellement dans leurs habitudes. Aujourd’hui, ce travail de collaboration se vit aussi avec des laïcs. Cette heureuse évolution, conforme à l’importance donnée par le concile Vatican II à la mission des laïcs, n’est pas sans difficultés car il faut aider chacun à percevoir la nécessaire articulation entre les différents ministères et engagements pour en avoir une meilleure compréhension. Nous sommes au service d’une Eglise riche de toutes ses vocations pour l’annonce de la Bonne Nouvelle. C’est dans une telle Eglise « que prêtres, diacres et laïcs, loin d’être en situation de concurrence prennent en charge la même mission21 ».

Repartir du Christ

Une mutation culturelle sans précédent

Ainsi, que nous le voulions ou non, nous sommes dans un temps nouveau, un temps où nous avons à entendre cette parole de Jésus prononcée alors que Jean le Baptiste vient d’être livré : « “Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous croyez à l’Evangile” (Mc 1, 14-15). La sécularisation nous convoque, à la manière des apôtres après la mort de Jésus, à faire de cette époque qui est la nôtre le “moment favorable”, “l’aujourd’hui” définitivement arrivé et destiné à durer ; ils doivent donc annoncer dès maintenant la Parole, “à temps et à contretemps” (2 Tm 4, 2) 22. »
Evitons toute nostalgie, toute illusion d’un retour à la situation antérieure. Nous avons à réfléchir, à nous poser des questions, à partir de la situation actuelle et de toutes ses composantes, pour percevoir ce qui est contre-productif, mais aussi pour repérer les enjeux nouveaux. Comme dans le document final du congrès européen In verbo tuo23, un nouveau discours s’impose. Il doit prendre en compte à la fois le mouvement général des mentalités et la manière dont l’Eglise a évolué, notamment au sujet de la place des laïcs ; il doit aussi tenir compte du contenu évangélisateur de la pastorale, y compris par rapport aux vocations, de la compréhension de l’évolution de la vie de l’Eglise et de la relation entre ses différents acteurs.
Aujourd’hui, l’évocation des vocations spécifiques, pour être audible par le plus grand nombre, doit être articulée à la vocation baptismale. « Tout comme la sainteté s’adresse à tous les baptisés en Jésus-Christ, de même il existe une vocation spécifique pour tout vivant24. » Tout homme, toute femme, au nom de son humanité, a une vocation propre, un chemin de vie qui doit prendre sens. L’être humain est appelé à la vie, et quand il vient à la vie, il porte et retrouve en lui l’image de Celui qui l’a appelé. L’évangélisation n’a-t-elle pas pour but de permettre à chacun de découvrir que Dieu est chemin de vie pour lui ?
Si chaque humain possède sa propre vocation dès le moment de sa naissance, il existe dans l’Eglise et dans le monde différentes vocations qui, au plan théologique, expriment la ressemblance divine imprimée dans l’homme, au niveau pastoral et ecclésial répondent aux diverses exigences de la nouvelle évangélisation, enrichissant la dynamique et la communion ecclésiales.
L’Eglise particulière est comme un jardin fleuri, possédant une grande variété de dons et de charismes, de mouvements et de ministères. Le congrès européen des vocations a explicitement affirmé la nécessaire ouverture à « de nouveaux charismes et ministères » et indiqué que « la place du laïcat et sa mise valeur sont un signe des temps qu’il nous faut encore découvrir25 ». La pastorale des vocations est donc à la fois missionnaire, afin que chacun se découvre appelé par Dieu, et ecclésiologique, aidant chacun à percevoir comment vivre du don de Dieu et comment y répondre par sa vie.

 


Une culture de la vocation
Dans le contexte socioculturel de la société française et en conséquence dans l’Eglise de France, il s’agit de créer une culture de l’appel qui s’appuie et nourrit la proposition de la foi, comme invitation à suivre et à vivre du Christ. Cette culture est culture de la vie, du sens de la vie, mais aussi de la mort, pour ne pas dire de la vie éternelle. A Louvain-la-Neuve, le Cardinal Daneels s’adressant aux services nationaux des vocations européens a fait le lien entre crise des vocations et perte du sens de la vie éternelle, pointant la difficulté à penser la vie en Dieu pour nombre de nos contemporains.
Penser sa propre vie en terme de vocation consiste à :

  • la situer dans un au-delà de soi-même, la recevoir comme un don, en faire une vie qui s’ouvre sur les autres et qui se fait service des autres ;
  • l’inscrire dans une démarche de gratitude, d’accueil du mystère et du sens de notre « inachevé », d’une disponibilité à se laisser appeler par l’autre ;
  • avoir confiance, en soi et dans le prochain, être libre de s’émouvoir face au don, à l’affection, à la compréhension, au pardon reçus ;
  • découvrir que ce que l’on a reçu est immérité, excède toujours notre propre mesure, devenant source de responsabilité à l’égard de la vie ;
  • se disposer à ce qui ouvre l’esprit, le fait grandir ;
  • reconnaître la dignité de chaque frère.

La culture vocationnelle, en tant qu’ensemble de valeurs, doit passer d’une conscience ecclésiale à une conscience civile, de la conscience du croyant – ou de la communauté croyante – à la conviction universelle de l’impossibilité de construire le futur sur le modèle d’un homme sans vocation. Ainsi pour le pape Jean-Paul II26 : « Le malaise qui traverse le monde des jeunes révèle, notamment chez les nouvelles générations, des questions pressantes sur le sens de l’existence, confirmant ainsi que rien ni personne ne peut étouffer la question du sens et le désir de vérité. Pour beaucoup, c’est le terrain sur lequel se joue la recherche de vocation. » Développer une telle culture est en soi missionnaire. Il s’agit de reconnaître que toute vie a du sens pour l’inscrire dans un devenir, un au-delà de soi-même.


Dans nos diocèses
La pastorale des vocations ne peut pas être imposée. Chaque année, introduisant la session des nouveaux délégués et membres d’équipes, nous la justifions par le fait qu’elle ne s’apprend pas sur le terrain. Catéchisme, liturgie, animation de jeunes et groupes de partage, préparation aux sacrements se pratiquent sur le terrain paroissial ou dans les mouvements ; pour ces engagements, des formations, notamment au niveau du diocèse, sont proposées. Cependant, la pastorale n’intègre pas naturellement les notions d’appel et de vocation, la diversité des formes de vie consacrée, des ministères – y compris des ministères ordonnés – et les formes et les conditions d’interpellation. Pourtant les communautés paroissiales et, d’une manière plus intentionnelle, les mouvements sont des lieux d’appel formidables ; appel à être catéchiste, à participer à l’animation liturgique, à accompagner les catéchumènes, à préparer aux baptêmes, aux mariages, à prendre part à l’accueil et au soutien des plus pauvres et aussi, d’une manière encore trop limitée – mais le témoignage de nombre d’entre eux est là pour le confirmer – l’appel au diaconat permanent.
Ainsi, sans en avoir « les mots », nos communautés ecclésiales ont une pratique pastorale vocationnelle dans laquelle, paradoxalement, la présentation de la vie religieuse, du ministère de prêtre paraît hors d’atteinte. Ils se sentent à la fois impuissants et culpabilisés. Les propositions du service des vocations sont perçues parfois comme une insistance inutile, voire un rappel à l’ordre. Privées de correspondant local, ces propositions restent lettre morte en bien des lieux, par impuissance voire par idéologie. Nous entendons souvent et pas seulement de la part des prêtres : « tant que l’Eglise ne changera pas les conditions de l’appel » ; « c’est tellement dur aujourd’hui » ; « des prêtres aujourd’hui, pourquoi faire ? »…


L’Eglise communion, ferment des temps nouveaux

La lettre apostolique Novo millennio ineunte du pape Jean-Paul II, est un texte qui ouvre au dynamisme d’une pastorale des vocations. Elle comporte quatre parties ; la première évoque le sens profond de l’année jubilaire. La deuxième est centrée sur le Christ, visage à contempler, profondeur d’un mystère à accueillir : « le Verbe et la chair, la gloire divine [dressant] sa tente parmi les hommes ! C’est dans l’union intime et indissociable de ces deux polarités que se trouve l’identité du Christ, selon la formulation classique du concile de Chalcédoine27. »
En cela toute initiation chrétienne, tout accompagnement, toute tâche pastorale, devraient être au service de la compréhension de ce que représente pour les disciples de Jésus le mystère de l’Incarnation. Toute pastorale est vocationnelle quand elle aide à saisir que l’on est, par le baptême, enfant de Dieu. Là encore un paragraphe est très éclairant : « Jésus est “l’homme nouveau” (cf. Ep 4, 24 ; Col 3, 10) qui appelle l’humanité rachetée à participer à sa vie divine. Dans le mystère de l’Incarnation sont posées les bases d’une anthropologie qui peut aller au-delà de ses propres limites et de ses propres contradictions pour aller vers Dieu lui-même, et plus encore vers la perspective de la “divinisation”, à travers l’insertion dans le Christ de l’homme racheté, admis dans l’intimité de la vie trinitaire. Les Pères ont beaucoup insisté sur cette dimension sotériologique du mystère de l’Incarnation : c’est seulement parce que le Fils de Dieu est devenu vraiment homme que l’homme peut, en lui et à travers lui, devenir réellement fils de Dieu28. »

Repartir du Christ
Cette pastorale, enracinée dans une juste compréhension de ce mystère, invite chacun à repartir du Christ. La troisième partie développe cette conviction : face aux grands défis de notre temps, « ce n’est pas une formule qui nous sauvera, mais une Personne, et la certitude qu’elle inspire : Je suis avec vous ! » Il n’y a donc pas d’autre programme que d’être centré « sur le Christ lui-même, qu’il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui une vie trinitaire et pour transformer avec lui l’histoire jusqu’à son achèvement dans la Jérusalem céleste29 ».
En conséquence, nous sommes conduits à redécouvrir la sainteté comme perspective de tout cheminement pastoral30. Entendue au sens fondamental d’appartenance à Celui qui par excellence est le Saint, don offert à chaque baptisé à traduire en une tâche, qui gouverne toute l’existence31. Cela signifie que « si le baptême fait vraiment entrer dans la sainteté de Dieu au moyen de l’insertion dans le Christ et de l’inhabitation de son Esprit, ce serait un contresens que de se contenter d’une vie médiocre, vécue sous le signe d’une éthique minimaliste et d’une religiosité superficielle32 ».
Les paragraphes suivants – prière, eucharistie dominicale, sacrement de la réconciliation – nous invitent à nous resituer par rapport au primat de la grâce… afin de ne pas « oublier que sans le Christ nous ne pouvons rien faire… (cf. Jn 15, 5)33 ». Une telle disposition spirituelle n’est concevable qu’à partir d’une écoute renouvelée de la Parole de Dieu afin d’en être serviteurs. La « proposition du Christ doit être faite à tous avec confiance34 ». Proposition du Christ, proposition de foi, comme chemin de vie pour celui qui l’accueille, afin qu’il devienne serviteur de cette Parole de Vie.

Témoins de l’amour
Nos programmes pastoraux, dans la suite du Christ, s’enracinent nécessairement dans le « commandement nouveau » : « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34). Cela doit se traduire par un engagement résolu, à tous niveaux ; celui de la communion incarne le mystère même de l’Eglise. « C’est en réalisant cette communion d’amour que l’Eglise se manifeste comme “sacrement” c’est-à-dire comme “signe et instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain”35 ».

D’une spiritualité de communion découle la nécessité de « faire de l’Eglise la maison, l’école de la communion ». Elle consiste « en un regard du cœur porté sur le mystère de la Trinité qui habite en [chacun], et dont la lumière doit être perçue sur le visage des frères qui sont à nos côtés ». Une telle spiritualité permet de « voir surtout ce qu’il y a de positif dans l’autre et de donner une place à son frère pour l’accueillir et le valoriser comme un don de Dieu – “un don pour moi”36 ». Elle doit clairement apparaître dans les relations entre les évêques, les prêtres, les diacres, entre les pasteurs et le peuple de Dieu tout entier, entre le clergé et les religieux, entre les associations et les mouvements ecclésiaux. Elle doit inspirer l’écoute, réciproque et efficace, entre pasteurs et fidèles.
Conséquence vocationnelle d’une telle démarche, « la spiritualité de la communion donne une âme aux éléments institutionnels en proposant la confiance et l’ouverture pour répondre pleinement à la dignité et à la responsabilité de chaque membre de l’Eglise37. »

Une Eglise vivant de la diversité des vocations
« Cette perspective de communion est étroitement liée à la capacité de la communauté chrétienne de donner une place à tous les dons de l’Esprit. L’unité de l’Eglise n’est pas uniformité, mais intégration organique des légitimes diversités. C’est la réalité des nombreux membres réunis en un seul corps, l’unique Corps du Christ (cf. 1 Co 12, 12)38. »
Il est donc nécessaire que l’Eglise du troisième millénaire stimule la conscience, en tous les baptisés et les confirmés, de leur responsabilité active dans la vie ecclésiale. A côté du ministère ordonné, d’autres ministères, institués ou simplement reconnus, peuvent éclore au bénéfice de toute la communauté, la soutenant dans ses multiples besoins : de la catéchèse à l’animation liturgique, de l’éducation des jeunes aux expressions les plus diverses de la charité.
« A n’en pas douter, il faut réaliser un généreux effort – surtout par la prière insistante au Maître de la moisson (cf. Mt 9, 38) – pour la promotion des vocations au sacerdoce et des vocations à une consécration spéciale. C’est là un enjeu d’importance pour la vie de l’Eglise dans toutes les parties du monde et dans certains pays d’ancienne évangélisation, il est devenu réellement dramatique en raison des mutations du contexte social et du dessèchement religieux qui découlent du consumérisme et du sécularisme. En conséquence, il est nécessaire et urgent de mettre en œuvre une pastorale des vocations qui atteigne les paroisses, les lieux éducatifs, les familles, suscitant une réflexion plus attentive aux valeurs essentielles de la vie, qui trouvent leur aboutissement dans la réponse que chacun est invité à donner à l’appel de Dieu, et spécialement quand cet appel invite au don total de soi et de ses énergies pour la cause du Royaume39. »
Ainsi, toutes les autres vocations, enracinées dans la richesse de la vie nouvelle reçue dans le sacrement du baptême, acquièrent un relief particulier. Il faut découvrir de mieux en mieux « la vocation qui est propre aux laïcs », appelés à « chercher le Royaume de Dieu en gérant les affaires temporelles et en les ordonnant selon Dieu » et à assumer « leur part de la mission [...] dans l’Eglise et dans le monde [...] par leurs activités en vue d’assurer l’évangélisation et la sanctification des hommes40 ».


Pour une pastorale vocationnelle

Pour une culture de l’appel

L’attention excessive portée au choix consonne avec l’individualisme contemporain et focalise sur les urgences ecclésiales. La problématique appelle un rééquilibrage qui ne relève pas d’aménagements de méthode ou d’une présentation plus attrayante de la vocation. Le service diocésain des vocations ne peut pas se contenter de présenter simplement les divers états de vie. Il doit poser comme fondement de son action ce qui constitue l’Eglise du Christ comme Eglise, énonçant clairement le fondement premier de la vie ecclésiale d’où tout découle.

Les fondements de la vie ecclésiale

A l’origine, se tient un appel. Le Verbe, envoyé dans le monde par le Père, révèle « les paroles que tu m’as données » (Jn 17, 8). La voix du Baptiste dans le désert (Jn 1, 23) annonce le cri ultime de la naissance déchirant la mort. Alors intervient l’Esprit qui insuffle et redit les paroles du Fils, à garder dans un dialogue de prière et de charité. La foi est obéissance (Rm 1, 5) ; elle donne à entendre, chez le croyant, le mystère du Christ, aujourd’hui révélé au monde entier. Les épîtres pastorales concluent : Dieu « nous a appelés d’un saint appel » (2 Tm 1, 9).
L’appel d’une personne, de Moïse, Samuel, David, Jérémie… jusqu’aux Douze et à Paul, a lieu dans une communauté appelée (Is 48, 12). C’est dans ce peuple, et pour lui, qu’est appelée une personne au service de l’Alliance. Or la grâce donnée reste une grâce active : celui qui la reçoit en est traversé ; transformé en messager, il devient dispensateur de l’appel entendu. Ainsi le peuple de Dieu est convoqué à collaborer au service de Celui qui lui donne son nom pour qu’il fasse retentir le Nom par toute la terre. Aussi, parce que l’Eglise est appelée, elle est tout entière appelante. Cet appel s’exprime de bien des manières : livrée, envoyée, donnée au monde, comme le Fils. L’appel qui la rassemble est aussi la voix qui lui donne mission. Son identité est de l’ordre de l’offrande.
Cet appel fondateur précède et détermine tout choix personnel ; la réponse à la vocation est signifiée par le nom donné au baptême (Ap 2,17). Avant d’envisager toute spécificité ministérielle, il convient donc d’enraciner une existence dans la vocation baptismale. Concrètement, ce fondement demande de passer de l’appartenance singulière à celle d’un groupe, soit dès la naissance soit par élection, à la conscience de relever de ce peuple que Dieu appelle. Une pastorale vocationnelle de la confirmation devrait davantage aider les confirmands à découvrir qu’ils sont appelés à cheminer et à vivre la foi en Eglise. La confirmation devrait être vécue comme un appel à vivre du don de l’Esprit, un envoi à être témoin du don de Dieu.
Ce n’est qu’en prenant conscience que l’Eglise est appelée et qu’elle est appel, que le peuple chrétien se ressaisira de sa responsabilité de transmettre l’appel. Susciter une « culture de l’appel » résume la tâche première d’un service des vocations. Ainsi, plutôt qu’un service qui chercherait à combler des manques, il est un service qui ranime la conscience chrétienne, que le même appel convoque et envoie, à la manière apostolique, dans le monde (Jn 20, 21).

Des appels différenciés

Le peuple se distingue de la masse en ce que ses membres, loin d’être mêlés en un vaste ensemble indistinct, ont chacun une particularité, ce « nom unique » dont parle l’Apocalypse. Entre eux, les membres concourent au bien de tous, selon l’analogie chère à saint Paul. « Membres les uns des autres » (Rm 12, 5), leur articulation édifie le corps selon un principe de communion qui « organise les saints pour l’œuvre du ministère en vue de la construction du corps du Christ » (Ep 4, 12). L’appel commun à l’Eglise n’est pas anonyme ; il suit une « logique systémique » dans laquelle chaque élément participe à la construction d’un édifice, vivant et interactif, en sorte que l’appel du peuple et l’appel de chaque personne ne vont pas l’un sans l’autre. Rappeler que l’Eglise est tout entière appelée requiert en même temps de souligner la place de chacun : « A plusieurs nous sommes un seul corps dans le Christ… Nous avons des dons différents selon la grâce qui nous a été donnée » (Rm 12, 5-6). Les écrits pauliniens décrivent des charges au service du Peuple de Dieu ; les unes relèvent de dons personnels (les « charismes de l’Esprit »), les autres accomplissent, pour la cohésion du corps et au service de sa croissance unificatrice, des actions de relation et de communion, jointures, ligaments (Col 2, 19).
Parler d’appel ou de vocation recouvre un large éventail d’interventions : raviver la conscience d’appartenir au Peuple que le Verbe appelle, permettre à chacun de saisir la fécondité qu’il peut apporter à ce Peuple, de manière personnelle – chacun donne et reçoit –, susciter l’éveil à une charge particulière : conjoindre en un corps les diverses responsabilités exercées dans le « Temple de l’Esprit » qu’est l’Eglise. Cette dernière charge rapproche la mission du Fils, consacré (Jn 17, 19) pour ramener les enfants de Dieu dispersés, à l’unité de son offrande (Jn 11, 52). Le pasteur ne devient pasteur qu’en livrant sa vie (He 13, 20) à la suite du Christ : telle est la mission des ministères ordonnés.
Il ne suffit donc pas de présenter les différentes vocations : le service de catéchèse cherche des catéchistes, les mouvements apostoliques appellent des responsables… Il s’agit davantage, pour le service des vocations, de montrer les articulations et la cohésion des différents ministères, depuis ceux qui découlent des sacrements de l’initiation jusqu’à ceux qui servent la communion apostolique au nom du Christ en personne, tête du Corps. Ce point concerne évidemment les ministères ordonnés.

Reconnaissance et appel
Qu’il y ait un aspect spirituel dans la pastorale des vocations, c’est une évidence ! L’Esprit appelle à la suite du Christ. Mais la vraie question concerne le lieu où agit cette dimension. Trop souvent elle est prise pour elle-même, entre la réflexion théologique et l’analyse du concret. Or, l’intelligence de la foi nourrit la vie spirituelle et la pastorale l’incarne. L’ecclésiologie elle-même unit la recherche intellectuelle à l’étude de la vie « ordinaire » de l’Eglise locale. L’Esprit incarne et scrute ; il fait corps et comprend de l’intérieur. Ainsi, les ministères animent le corps ecclésial « à partir de la vie interne » du corps (1 P 5).

Paul, dans les listes des ministères qu’il cite, n’écrit pas qu’il les crée mais qu’ils sont déjà « sur place » en tant que dons de l’Esprit. Son action consiste davantage à les mettre en ordre, à les articuler au sein de la communauté, pour construire le Corps du Christ, plutôt qu’à les imposer du dehors. Cette articulation a pour objet d’établir la cohérence de la communauté et de permettre l’épanouissement des charismes personnels. En les stimulant, l’apôtre les donne à la communauté et il les lui envoie, alors même qu’ils apparaissent en son sein. Paul ne part donc ni des besoins ni des manques, mais il reconnaît les dons de l’Eglise que l’Esprit accorde aux communautés à travers ses membres. L’appel s’appuie sur cette reconnaissance.
Depuis les origines, existe une disproportion entre l’ampleur de la mission et les moyens dont dispose l’Eglise. L’existence de ces manques, de ces insuffisances, crée une crise qui peut soit décliner en peur, soit ouvrir un chemin de foi. Etre appelé à la foi, vocation première des chrétiens, fonde toute approche des vocations. Au-delà de la crainte de manquer, les difficultés approfondissent la foi.

Les éléments d’une pastorale vocationnelle

La pastorale des vocations est, d’une manière particulière, une activité d’évangélisation, ordonnée à l’annonce du Christ. L’Eglise appelle à communiquer la foi et enracine ainsi sa théologie dans l’annonce de la foi et du salut en termes d’appel de Dieu et de réponse de l’homme. L’appel résonne, tel un don adressé au croyant ; il sollicite une réponse qui rend le confessant responsable du salut, pour lui-même et pour les autres. Cela concerne l’Eglise universelle mais se décline dans chaque communauté chrétienne et dans toute proclamation de la Bonne Nouvelle – catéchisme, célébrations, homélies, sacrements, initiatives pastorales – qui, si elle n’est pas vocationnelle, n’est pas une annonce chrétienne du salut.
La pastorale des vocations exprime le mystère de Dieu qui appelle parce qu’il aime. Créateur qui non seulement appelle sa créature à la vie mais qui prend soin d’elle en l’appelant, à chaque instant, pour qu’elle se réalise selon son identité profonde. La vocation constitue, en un sens, l’être profond de l’Eglise, avant même son action. Le nom de l’Eglise, Ecclesia, indique sa nature, liée en profondeur à la vocation : l’Eglise est vraiment « convocation », assemblée des appelés devenus appelants et qui remplissent alors pleinement leur vocation : être les médiateurs de l’appel de Dieu.

Toute pastorale doit être vocationnelle

Pour être chrétienne, toute pastorale doit être vocationnelle, car elle est par « nature » orientée vers le discernement vocationnel, non seulement en vue d’un choix de vie fondamental, mais aussi de tous ceux qui jalonnent l’existence. La pastorale tend à reconnaître l’appel et à formuler la réponse. En ce sens, on peut dire qu’il faut, pour « vocationaliser » toute la pastorale, faire en sorte que chaque expression de la pastorale manifeste, d’une façon claire et sans équivoque, un projet ou un don de Dieu fait à une personne pour stimuler en elle une volonté de réponse et d’implication personnelle. Soit la pastorale chrétienne conduit à cette confrontation avec Dieu, avec tout ce que cela implique en termes de tension, de lutte, parfois de fuite, mais aussi de paix et de joie liées à l’accueil du don, soit elle ne mérite pas ce nom.

La prière pour les vocations

Le pilier de toute la pastorale des vocations est la prière commandée par le Sauveur (Mt 9, 38). Elle engage non seulement les individus mais aussi les communautés ecclésiales tout entières. « Nous devons adresser une prière instante au Maître de la moisson, pour qu’il envoie des ouvriers dans son Eglise, afin de faire face aux urgences de la nouvelle évangélisation » (Vita consecrata § 14). Mais l’authentique prière pour les vocations ne mérite ce nom et ne devient efficace que lorsqu’elle crée une cohérence de vie avant tout chez le priant lui-même, et s’associe, dans le reste de la communauté croyante, à une annonce explicite et à une catéchèse adéquate, pour favoriser chez ceux qui sont appelés au ministère presbytéral et à la vie consacrée, comme à toute autre vocation chrétienne, une réponse libre, disponible et généreuse, qui permette à la grâce de la vocation d’opérer.

Tous appelés, tous appelants

Toute l’Eglise est la destinataire de la pastorale des vocations. Si toute la communauté ecclésiale appelle, toute la communauté ecclésiale est appelée, sans aucune exception. Aussi, la pastorale des vocations ne doit-elle pas être l’affaire d’un seul service mais l’affaire de tous. C’est pour souligner cette nécessité que certains évêques ont été jusqu’à « supprimer » le SDV de leur diocèse. L’appel ne doit-il pas être conçu comme une action de toute la communauté, sous ses diverses expressions : groupes, mouvements, paroisses, diocèses, instituts religieux et séculiers ? Ainsi, dans une Eglise-sacrement, le rôle d’un service n’est-il pas de faire signe ? Lorsque j’étais délégué diocésain, j’avais mis au point une affiche qui invitait ceux qui se poseraient une question de vocation à prendre contact avec moi. La plupart de ceux que j’ai rencontré, et j’étais souvent le premier à qui ils en parlaient, y avait trouvé mes coordonnées. Cet appel, simple et modeste, signalait un lieu et une personne pour en parler librement.
Chacun doit se faire l’interprète de la proposition de vocation ; c’est au croyant, en vertu de sa foi, de prendre en charge la vocation de l’autre et d’être pour lui – dans le respect de sa vocation propre – un frère qui appelle ou qui accompagne sur le chemin du discernement. L’appel à la vocation ne revient donc pas seulement aux prêtres ou aux personnes consacrées, mais à tout croyant, aux parents, aux catéchistes et aux éducateurs, chacun selon son rôle dans la communauté chrétienne.

S’il est vrai que l’appel doit être adressé à tous, il est tout aussi vrai que ce même appel doit être adressé à une personne précise, à sa conscience. La proposition est à faire de personne à personne et elle a besoin de tout le climat de confiance que seule une relation individuelle peut garantir. Cela concerne l’ensemble des appels nécessaires à la vie des communautés ecclésiales, mais aussi les vocations spécifiques. C’est l’autre pôle de la pastorale des vocations d’un diocèse. D’un côté, il faut promouvoir une pastorale qui soit largement vocationnelle, de l’autre, il faut encourager des formes renouvelées d’interpellation.

Repères pour une pastorale vocationnelle

Créer une culture vocationnelle à l’intérieur de l’Eglise, c’est montrer la vocation, notamment à une consécration particulière, comme composante essentielle de la vie chrétienne – l’accueil du salut et de la définition de l’identité personnelle – comme chemin de vie. Pour que la sensibilité vocationnelle n’en soit pas un aspect parmi d’autres mais l’âme, la logique profonde, il faut faire de cette logique vocationnelle un terreau commun et l’exprimer dans un langage accessible à tous. Ce langage doit permettre à chacun de comprendre ce que signifie pour lui d’être appelé, de percevoir sa vie dans la logique de son baptême et que sa vie, son être sont vocation. Proposer la foi comme provocation à une attitude libre, responsable devant la vie et le sens de la vie perçue comme un bien reçu qui tend, par nature, à devenir un bien donné. Logique universelle de la vocation qui concerne chacun.
Avoir une anthropologie vocationnelle, donner soif de vérité et de bonheur, le goût de se réaliser soi-même dans une culture de vie, dans un ensemble de valeurs liées à une ouverture à la transcendance : se recevoir et accueillir, être en devenir. La culture vocationnelle permet de toucher tous et chacun, ouvrant la voie à la proposition spécifiquement chrétienne du don de soi ; elle permet ainsi de parvenir à une proposition vocationnelle explicite et spécifique, radicale et courageuse, à laquelle les jeunes sont alors disposés de manière plus positive. La proposition vocationnelle devient une proposition propédeutique à la foi : elle fait advenir un chemin de croyant.

Pastorale vocationnelle et interpellation

Vocation signifie aussi pro-vocation, surtout si l’on parle de vocation au ministère presbytéral et à la vie religieuse. L’art de montrer un parcours, ouvert à la fois au projet de Dieu et à la soif de vérité et de bonheur de chacun, qui concilie proposition et sollicitation, don et engagement, action de Dieu et réponse de l’homme, reste à trouver. Il s’agit de souligner ici une évidence. Toute pastorale vocationnelle est invitation à se reconnaître appelé et à être appelant. C’est ce deuxième aspect qu’il nous faut développer maintenant. Depuis des décennies, la vie de l’Eglise n’a jamais autant reposé sur cette réalité-là de l’appel, y compris pour le diaconat permanent. Mais on note comme une timidité, une gêne à proposer une vocation impliquant un état de vie engageant toute l’existence. Comment dépasser cela ?

L’expérience ecclésiale et l’expérience spirituelle nous montrent que la médiation est un « fonctionnement » normal de notre Dieu lorsqu’il se dit et se manifeste. En Jésus-Christ, nous la vivons pleinement, avec la Parole de Dieu, la communauté ecclésiale, les sacrements, les événements. L’interpellation dit la confiance et ouvre à une recherche. C’est l’histoire de bien des prêtres, de religieux et de religieuses. Aussi nous voulons croire qu’interpeller, c’est servir une liberté :
 
  • celle de se poser personnellement cette question dans un environnement où, a priori elle n’est plus portée ;
  • celle d’envisager que le célibat, dans le ministère presbytéral ou la vie consacrée, n’est pas une voie réservée aux « refoulés » mais une manière de vivre la capacité d’aimer qu’on a en soi, dans le lien avec le Seigneur, dans le service des frères, dans un véritable épanouissement humain ;
  • celle de s’engager, dans une culture ambiante qui retarde toute prise de décision. Poser cette question favorise la réflexion, permet la décision et, finalement, sert une croissance ;
  • celle d’ouvrir à un bonheur. Le ministère presbytéral comme la vie religieuse sont des chemins de bonheur, des lieux d’épanouissement et d’humanisation profonde. Interpeller, c’est témoigner de cela. Dire que ces vocations spécifiques sont des choix enviables est un vrai service à rendre à ceux qui entendront l’appel et le reconnaîtront comme adressé à eux personnellement, comme à ceux qui en vivent déjà.
Interpeller, c’est exprimer un besoin et dire la place irremplaçable du ministère presbytéral, de la vie religieuse, dans la vie de la communauté chrétienne, sans nier pour autant le rôle et la place du diaconat permanent et celle des laïcs.


En guise de conclusion :
C’est dans la persévérance que se dit notre espérance

Au seuil de ma fin de mandat au Service National des Vocations, le message qui me semble le plus important à transmettre est de ne pas céder au découragement. Je suis très imprégné par ce mot gravé, sur la margelle du puits intérieur de la tour Constance à Aigues-Mortes, par les femmes emprisonnées parce qu’elles refusaient de renier la foi huguenote : Résister… Résister au découragement, résister au renoncement, résister aussi, pour ce qui nous concerne, à la recherche de coupables. Certains milieux traditionnels voudraient faire croire que la situation de l’Eglise et des vocations en notre pays serait la conséquence de Vatican II ou pour certains, plus « modérés », de sa mise en œuvre. En fait, il s’agit d’un processus de « déchristianisation » beaucoup plus ancien, sur lequel vient se greffer une « révolution culturelle », dont mai 1968 n’est que le révélateur. L’émergence de cet « homme moderne », dont Jean-Paul II et Benoît XVI dirent qu’il est marqué par l’hédonisme, le consumérisme, et l’individualisme. Cela implique un rapport nouveau à la société et aux institutions, non plus marqué par la transmission et l’acceptation soumise mais par l’expérience personnelle et la libre adhésion. Dans la proposition de la foi, la démarche pastorale consiste, aujourd’hui, à aider chacun à redécouvrir le Christ comme chemin de vie et de bonheur passant par une réelle ouverture aux autres.

Comment ne pas entendre le découragement de certains acteurs de la pastorale des vocations, notamment lorsqu’ils disent se sentir plus efficaces en matière de vocations à travers ce qu’ils entreprennent dans l’ensemble de leur pastorale, notamment auprès des jeunes, que lorsqu’ils font des propositions directement liées au SDV. Mais alors comment ne pas aider à faire comprendre que c’est de cela dont il est justement question dans une pastorale vocationnelle. C’est ce qu’ils perçoivent dans leurs propres expériences, qu’ils doivent faire passer auprès du plus grand nombre. Il s’agit bien, par une parole soutenue, d’aider l’ensemble de nos Eglises locales à saisir qu’il n’y a pas de proposition de la foi qui ne soit découverte de la suite du Christ, afin d’en vivre avec et pour les autres.

La dimension propédeutique de la foi d’une pastorale des vocations s’enracine dans sa dimension trinitaire. Donner sens à toute existence, dire que toute vie est vocation est une invitation à susciter en chacun une réflexion sur ce qu’il veut faire de sa vie, pour l’inscrire dans un devenir. Dans la foi, il s’agit de faire l’apprentissage de l’amour créateur d’un Dieu qui se révèle comme Père. Un Père qui nous appelle à accueillir sa vie comme un don afin que nous puissions en faire une vie donnée. Vécue par le baptême dans la foi de l’Eglise, une telle vie s’inscrit dans des chemins de fraternité qui nous conduisent à vivre notre condition de fils et de filles à la manière du Christ. Prendre notre place dans l’Eglise communion en répondant à ses appels et à ce que l’Esprit suscite. C’est ainsi qu’il faut aider à comprendre ce que peut signifier « Dieu appelle », en l’exprimant dans la dimension du Dieu trois fois saint.

 

L’accompagnement de ceux qui se posent la question d’une vocation spécifique m’a montré que ce qui est déterminant, par delà leur itinéraire, leur engagement, c’est leur expérience de la rencontre personnelle avec le Christ. Cette rencontre, et la manière dont ils peuvent en rendre compte, sont les meilleurs garants de leur détermination et de leur réalisation dans le ministère ordonné. Il me paraît donc essentiel, pour l’avenir de nos communautés chrétiennes, de mettre en œuvre des propositions aidant à une vie spirituelle centrée sur le Christ. Reste que le cheminement intérieur de chacun est mystérieux, inscrit dans le cœur à cœur d’une vie en Dieu. Il ne faut pas mésestimer le fait que Dieu appelle par son Eglise. Il faut permettre une meilleure compréhension de ce que vit l’Eglise et de la diversité de ce que produit la vie dans l’Esprit : dons, charismes, ministères reconnus, ministères ordonnés, mais aussi celle du témoignage prophétique de la vie religieuse41. Pour cela, si nous voulons que les vocations spécifiques, les ministères ordonnés et la vie consacrée soient l’affaire de tous, il est important que les services des vocations ne soient pas « victimes d’un certain complexe d’infériorité par rapport aux autres, considérés comme plus “productifs” et peut-être moins problématiques42 » ; ils sont trop souvent considérés comme tels.

Mais le risque, pour certains des acteurs de la pastorale des vocations, est d’avoir encore une pratique, « un objectif, qui d’une certaine façon l’isole des autres43 ». De quoi manquons-nous ? Non de vocations spécifiques, car par rapport à la pratique dominicale régulière, elles sont proportionnellement plus importantes aujourd’hui qu’il y a quarante ans, mais de vocations de chrétiens, de familles chrétiennes. Il s’agit donc, pour un service des vocations, de participer à la proposition de la foi en tenant quelques points d’attention. La vie spirituelle, et son accompagnement, la mise en valeur de ce qui fait la vie d’une communauté, la variété des dons, l’expression de chacun, la diversité des ministères et leur articulation… Mais il faut aussi une présentation, non idéalisée, de la vie consacrée et du ministère ordonné, comme chemin de consécration au Christ dans une vie donnée.

 


Notes

1 - Mgr Dupanloup, Où allons-nous ?, Paris, 1876, p. 33. [retour au texte]
2 - 1 733 en 1901, 1 518 en 1904, 704 en 1914. [retour au texte]
3 - Alain de Vulpian, A l’écoute des gens ordinaires, Dunod, 2003. [retour au texte]
4 - Ibid., p. 109. [retour au texte]
5 - Ibid., p. 45. [retour au texte]
6 - Ibid., p. 173. Il s’agit là de la conclusion d’un séminaire rassemblant des sociologues de quatre pays (Allemagne, Angleterre, France, Italie) et ayant pour objectif de dégager les tendances lourdes du changement du tissu social. [retour au texte]
7 - Ibid., p. 22. [retour au texte]
8 - Ibid., p. 24. [retour au texte]
9 - Proposer la foi dans la société actuelle, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p. 22. [retour au texte]
10 - Hippolyte Simon, Libres d’être prêtres, éditions de l’Atelier, 2001, p. 27. [retour au texte]
11 - Hippolyte Simon, Vers une France païenne ?, Cana, 1999, p. 182. [retour au texte]
12 - Proposer la foi dans la société actuelle, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p. 22. [retour au texte]
13 - Jean XXIII-Paul VI, Discours au Concile, Paris, Centurion, 1996, p. 60. [retour au texte]
14 - Alain de Vulpian, op. cit., p. 23. [retour au texte]
15 - Jean-Marie Lustiger, Les prêtres que Dieu donne, Desclée de Brouwer, 2000, p. 47. [retour au texte]
16 - Hugues Derycke, « Une Eglise minoritaire dans une société en crise », in Documents Episcopat n°11, juillet 2000, p. 3. [retour au texte]
17 - 1 297 séminaristes dont 202 nouveaux en 1975, 1 155 séminaristes dont 204 nouveaux en 1995. [retour au texte]
18 - Jean-Paul II, lettre apostolique Novo millenio ineute, § 46. [retour au texte]
19 - Michel de Certeau, La faiblesse du croire, Seuil, 1989, p. 7. [retour au texte]
20 - Jean-Paul II aux évêques de la province de Marseille, 18 décembre 2003. Cf. Jeunes et Vocations n° 114, « Dans la diversité des dons de l’Esprit », pp. 123-132. [retour au texte]
21 - Cardinal Louis-Marie Billé, rencontre des séminaristes, Lyon 2001. [retour au texte]
22 - Article de Christophe Théobald, paru dans Ph. Bacq & Ch. Theobald, Une nouvelle chance pour l’Evangile. Vers une pastorale d’engendrement (Théologies Pratiques) Lumen Vitae / Novalis / L’Atelier, 2004, p. 47. [retour au texte]
23 - In Verbo tuo, document final du Congrès européen des vocations, Rome, mai 1997. Cf. Jeunes et Vocations n° 89, pp. 57-66 ; n° 90, pp. 67-79 ; n° 91, pp. 37-72. [retour au texte]
24 - In verbo tuo, § 13a. [retour au texte]
25 - Ibid. [retour au texte]
26 - Ibid., § 13b. [retour au texte]
27 - Jean-Paul II, lettre apostolique Novo millenio ineunte, § 21. [retour au texte]
28 - Ibid., § 23. [retour au texte]
29 - Ibid., § 29. [retour au texte]
30 - Cf. le chapitre V de la constitution dogmatique sur l’Eglise (Lumen gentium) consacré à l’appel universel à la sainteté. [retour au texte]
31 - Jean-Paul II, lettre apostolique Novo millenio ineunte, § 30. [retour au texte]
32 - Ibid., § 31. [retour au texte]
33 - Ibid., § 38. [retour au texte]
34 - Ibid., § 40. [retour au texte]
35 - Ibid., § 42. [retour au texte]
36 - Ibid., § 43. [retour au texte]
37 - Ibid., § 45. [retour au texte]
38 - Ibid., § 46. [retour au texte]
39 - Ibid., § 46. [retour au texte]
40 - Ibid., § 46. [retour au texte]
41 - Cf. Message du Pape Benoît XVI pour la 44e journée mondiale de prière pour les vocations. [retour au texte]
42 - Amedeo Cencini, « Les structures ordinaires de la pastorale des vocations » in Jeunes et Vocations n° 113, « Les vocations en Europe ». [retour au texte]
43 - Ibid. [retour au texte]