Les vocations religieuses en Espagne


Maria-Elena Martinez-Otero
religieuse
Centre National des Vocations, Madrid

Les jeunes et la vocation à la vie consacrée

Fin 1999 a paru en Espagne une étude sociologique sur ce que pensent les jeunes, garçons et filles, de la vie consacrée. De jeunes adultes de dix-huit à vingt-neuf ans, de toutes les régions d’Espagne, ont donné leur vision de la vie consacrée et leur manière propre d’envisager leur vocation.
Je fais allusion à cette étude pour deux raisons : la première parce qu’il me semble que ce sont les données les plus objectives que nous ayons en mains pour parler de la façon dont les jeunes se situent face à « l’appel à la consécration » et la seconde parce qu’il me semble que, même quatre ans après, les données de cette étude sont toujours valables.
En premier lieu, le profil des jeunes sujets de cette enquête est celui dont on peut en principe espérer que surgisse une décision de consécration spécifique. Ce sont des jeunes qui sont – ou ont été – en contact avec la vie consacrée, qui se déclarent chrétiens et croyants. Ils ont une qualité de vie humaine et chrétienne. Pour être – ou avoir été – un certain temps en contact avec la vie religieuse, ce sont des témoins privilégiés pour saisir ce que sont aujourd’hui les religieux et les religieuses, comment ils vivent, s’expriment et entrent en relations.
65 % d’entre eux ont une vision très positive de la vie religieuse. En premier lieu, par les religieux et religieuses avec lesquels ils sont en relation : dynamiques, travaillant pastoralement avec eux et consacrant des heures aux relations avec les jeunes ; ce sont des religieux et des religieuses pleins de vie… Avant tout, les jeunes, lorsqu’ils considèrent si positivement la vie religieuse, ont en tête cette vie-là, celles des religieux les plus donnés, les plus débordants de vie et de dynamisme apostolique.
Parmi les aspects les plus valorisés de la vie consacrée apparaît le style de vie des religieux (relation à Dieu, vœux, vie communautaire). Les pourcentages vont de 57 à 90 %. Le paradoxe de cette enquête – corroborée par le petit nombre de candidats et candidates à la vie religieuse – c’est que, ayant cette vision si positive de la vie religieuse, ils ne la considèrent pas comme bonne pour eux.
Une première approche de ce décalage entre la valorisation de la vie religieuse et le fait de ne pas la choisir comme forme de vie, se situe dans l’influence des valeurs vécues dans « leur culture » et les valeurs propres de la vie religieuse. Les valeurs assimilées par les jeunes, qui sont un obstacle à leur choix de la vie religieuse sont, entre autres : l’autonomie personnelle, la liberté, la sexualité, la réflexion peu approfondie qui se traduit dans une foi peu assumée, l’égalité de la femme, la sécularisation et le relativisme. Cependant, les jeunes n’ont pas une manière unique de réagir devant ces valeurs.

On peut distinguer essentiellement trois groupes en fonction de l’influence et de l’impact qu’exercent sur eux les valeurs de leur culture. Un premier groupe est fortement sensible aux valeurs de la culture actuelle, ils les considèrent comme de sérieux obstacles à leur éventuel choix de la vie religieuse. Un second groupe reconnaît ces valeurs, leur existence, leur influence réelle, mais se situe face à elles de manière critique, pensant que n’est pas forcément « valeur » tout ce que l’on montre comme tel. Et un troisième groupe a peu d’attrait pour les « valeurs en hausse », culturellement parlant.
Pour les premiers, le choix de la vie religieuse entre en conflit avec leurs propres valeurs. Ils sont aptes à la vie religieuse, mais ils ne peuvent accepter d’entrer dans un univers si différent du leur. Ils représentent 65 % des jeunes interrogés.
Ceux du second groupe, critiques vis-à-vis des valeurs de leur entourage, n’excluent pas la possibilité d’être religieux ou religieuses, tout en reconnaissant que cela leur paraît difficile. Ils constatent que, dans les valeurs de la modernité, certaines sont assumées par quelques religieux et religieuses avec lesquels ils sont en relations, mais ils ne voient pas de « réponse institutionnelle » prenant en compte l’aspect positif des valeurs de la modernité. Ils sont 20 % dans ce cas.
Quant au troisième groupe, il est vrai qu’il existe. 15 % de jeunes en relation avec les religieux ne considèrent pas comme « valeurs » les valeurs de la modernité évoquées plus haut. Nous pourrions nous demander : avec quelle sorte de religieux sont-ils en contact ? Peuvent-ils entrer en dialogue avec ceux qui vivent ces valeurs de la modernité ou sont-ils dans un ghetto ? Nous pouvons nous poser ces questions et bien d’autres encore, mais ces 15 % existent bien.
Curieusement, en Espagne, c’est de ce dernier groupe que surgissent des vocations à la vie religieuse ou au ministère presbytéral. Ce qui est préoccupant, c’est de savoir quelle sera leur capacité à entrer en contact avec la majeure partie d’une société qui vit des valeurs qu’ils ne partagent pas. Comment s’approchent-ils de cette société pour l’évangéliser alors qu’ils n’admettent pas ce que cette société a de valable et de légitime ?

Lorsque nous voyons en Espagne quelques séminaires ou couvents pleins de jeunes aspirants à la vie consacrée, il s’agit trop souvent de ces 15 % de jeunes insensibles à la modernité. C’est préoccupant. Comment envisager des séminaires ou des couvents remplis de novices ou séminaristes n’admettant pas les côtés positifs des valeurs de la société dans laquelle ils vivent ou qu’ils sont appelés à évangéliser ? Ce dont, aujourd’hui, la vie religieuse et les communautés chrétiennes ont besoin, ce sont des religieux et des religieuses, fils et filles de leur temps, qui soient en accord avec les côtés les plus positifs des valeurs de leur culture, qui sauront transmettre l’Evangile selon leur propres modèles culturels.
Ces trois groupes de jeunes, qui se forment lors de la mise en contact de la vie religieuse avec les valeurs actuelles de la société moderne, nous font comprendre que cette jeunesse espagnole interrogée, proche de la vie religieuse, n’est pas homogène quant à certaines valeurs fondamentales.
C’est dans l’aspect humain de la vie religieuse que les jeunes chrétiens, qui accordent de la valeur à la vie religieuse, ne reconnaissent pas les dimensions humaines qui y sont vécues. Le phénomène que cette étude sociologique a mis en lumière est que les jeunes remarquent que des valeurs fondamentales et légitimes, surtout humaines et sociales de la société actuelle, ne sont pas vécues par la vie religieuse. La majorité de ces jeunes en étroit contact avec les religieux font l’expérience que la culture (les valeurs humaines) de la vie religieuse et la leur ne correspondent pas. C’est pourquoi les jeunes qui admirent, respectent et même aiment les religieux sentent qu’ils ne peuvent s’engager dans cette vie parce qu’au fond elle n’est pas compatible avec leur propres valeurs, auxquelles ils ne veulent pas renoncer.
Pour ce qui est de la pastorale des vocations, deux défis sont lancés : le premier est d’aider les jeunes à discerner l’ambiguïté des valeurs qu’ils acceptent comme telles, mais qui sont en réalité « contaminées ». Il y a beaucoup de « gangue » dans ces valeurs qu’ils aiment. En second lieu, si la vie consacrée veut accueillir en son sein la jeunesse chrétienne, elle doit changer un ensemble de valeurs humaines et sociales fondamentales pour la culture d’aujourd’hui. Question difficile car l’âge moyen des religieux en Espagne augmente et la transformation des valeurs humaines vécues par les religieux doit être réalisée par ceux qui sont d’une autre culture… A quelques-uns, nous plaçons notre force et notre espérance dans la « génération-pont » de religieux et religieuses sensibles aux valeurs de notre société qui, avec les quelques jeunes de chaque communauté religieuse, peuvent renouveler les « vieilles outres ».

Quelle vie religieuse et quelle Eglise pour
les jeunes chrétiens de la nouvelle culture ?

L’étude sociologique à laquelle je fais allusion a démontré que les jeunes interrogés saisissent admirablement les dimensions évangéliques de la vie religieuse, les valorisent et les approuvent ; s’ils les critiquent, c’est pour dire que les religieux ne les vivent pas. Ce qui les empêche d’entrer dans la vie religieuse, ce n’est pas son côté évangélique, mais son côté humain, la façon dont les religieux et religieuses vivent ces valeurs, comme appartenant à une autre culture.
Il y a divers aspects de la vie religieuse, telle qu’elle apparaît actuellement, qui doivent changer à mesure que les jeunes générations, aidées par la « génération-pont », suscitent ces valeurs humaines qui sont à la fois sources et expressions d’humanisation authentique.

La manière de vivre les vœux

Les vœux devraient être une manière nouvelle et radicale de situer les relations humaines. Il s’agit de les repositionner comme une manière d’être pleinement humaine, à la manière de Jésus de Nazareth et de les vivre en communion fraternelle.
Non seulement les nouvelles vocations, mais aussi les défections auxquelles nous assistons aujourd’hui (bien qu’il s’agisse d’un « goutte à goutte », elles n’en sont ni moins nombreuses ni moins préoccupantes) de frères et de sœurs valables, qui ne trouvent pas d’appui dans leurs propres communautés, réclament une remise en cause, une conversion des modes de vie et des valeurs. Tout ce qui peut nourrir la communication naturelle entre religieux et religieuses, la confiance dans les domaines communautaires et congrégationnels est source d’enrichissement et d’humanisation.
Pratiquer le discernement sur tout ce qui est communautaire, sur tout ce qui touche à l’institution est une nouvelle façon de comprendre les relations de pouvoir (obéissance). Les jeunes ont une sensibilité très développée pour la vie relationnelle et apprécient grandement la communication, la confiance, la participation.
C’est là aussi une grande aide pour vivre le célibat qu’ils ont choisi. Il faut continuer d’insister sur l’expérience réelle et relationnelle de la chasteté comme un choix libre, à partir de l’amour personnel pour Jésus et sa cause, par de nouvelles relations dans l’égalité, le respect et la véritable réciprocité. C’est la même démarche en ce qui concerne la conception et l’expérience de la pauvreté. Une nouvelle gestion des biens de la création et un véritable engagement personnel et institutionnel pour la justice à cause de la foi sont plus en conformité avec le désir de Dieu et les valeurs de notre culture contemporaine.

Acceptation de la faiblesse
et ouverture à la complémentarité

Un autre aspect important qui apparaît dans notre pays comme force concrète par laquelle doivent passer les changements de la vie religieuse pour mieux rejoindre notre culture, c’est d’accepter de vivre en étant minoritaires, dans la faiblesse, et par conséquent en s’ouvrant aux autres. Continuer d’explorer des chemins de partage des charismes et permettre que se développent les vocations de laïcs et de consacrés à partir de l’expérience du même charisme partagé.
Les structures ecclésiales elles-mêmes doivent donner de plus en plus de possibilités d’ouverture à la différence, additionner au lieu de soustraire, faire confiance, ne pas s’installer dans la suspicion permanente. Il s’agit de forger des identités fortes dans l’ouverture, la relation, l’acceptation de la différence, « l’inclusion » et le « savoir faire ensemble », avec ceux d’une autre congrégation, d’une autre communauté paroissiale, ou même d’un autre credo.
Il n’est pas pensable que sortent des séminaires de jeunes prê­tres ayant des difficultés à partager avec les laïcs de la paroisse les décisions, les réflexions et discernements qui affectent tout l’ensemble paroissial, pas pensable non plus que leur formation soit essentiellement doctrinale avec de grands déficits au plan des relations humaines et de la collaboration intra ou extra-paroissiale.

La vie religieuse et les séminaires ont, en Espagne, un long chemin à parcourir dans l’inter-relationnel et l’ouverture dans la confiance mutuelle. Toute l’Eglise doit aussi cheminer en ouverture et complémentarité avec tous ceux qui cherchent et désirent vivre leur consécration baptismale et leur vocation spécifique dans la gratuité et la liberté.

traduction : Nicole Bonnaterre