Tous appelés, tous appelants


Jean-Marie Onfray,
prêtre du diocèse de Tours

 

 

Les derniers des Mohicans !
Nous vivons une étape de la vie de l’Eglise qui peut nous étonner, nous faire souffrir, nous bousculer. Certains utilisent l’expression – un peu passe-partout – de « crise ». Crise des vocations, crise du clergé, crise de l’Eglise… Je ne sais pas si l’Eglise depuis deux mille ans a vécu autre chose que des crises ! Par-delà ce vocabulaire journalistique, il nous faut renoncer à deux attitudes simplistes et infécondes :

  • se résigner à la situation dans une forme de désespérance de l’à quoi bon...
  • proposer des solutions « clé en main », par exemple faire venir des prêtres de Pologne ou du Bénin...


Il nous faut vivre sereinement des mutations. Ne pas se bloquer sur un état de choses. Ne pas regarder, nostalgiques, dans le rétroviseur de la vie ecclésiale (comme s’il y avait eu un âge d’or !).
Ces mutations peuvent se résumer (à mon avis) à trois :

  • le rapport de la foi à la culture contemporaine,
  • le rapport de l’Eglise à la société laïque et démocratique,
  • le rapport des prêtres au sacerdoce commun des baptisés.

La culture contemporaine est faite du brassage d’un certain nombre de références spirituelles contradictoires. Le libéralisme économique qui semble triompher induit inexorablement un libéralisme des mœurs qui s’exprime dans la référence, de plus en plus fréquente, à l’hédonisme.
L’Eglise doit repenser son statut dans l’environnement laïc et démocratique que nous connaissons. Les médias usent et abusent de la référence à l’opinion publique. La mise en valeur de l’autonomie et de la liberté individuelle relativise les références à l’autorité magistérielle.
Le Concile a heureusement rappelé que le baptême conférait une responsabilité en Eglise. Nombreux sont les laïcs qui s’engagent dans la vie ecclésiale, bénévolement ou comme salariés. Le ministère diocésain souffre de l’imprécision du spécifiquement presbytéral. Bien des jeunes prêtres expriment leurs interrogations légitimes. Comment comprendre la distinction essentielle dont parle la constitution conciliaire Lumen Gentium ?

Devant ces mutations (qui vont durer), je repense à cette phrase de Paul VI dans Evangelii nuntiandi (1975) : « Les conditions de la société obligent tous à réviser les méthodes, à chercher par tous les moyens, à étudier comment faire arriver à l’homme moderne le message chrétien. »
Je vous invite donc à un parcours en trois temps. J’espère rejoindre ainsi vos interrogations et vous fournir un peu de matériaux pour construire votre travail en Eglise.



Dieu appelle à l’existence



Parler d’appel, ce n’est pas d’abord (j’en demande pardon à la mémoire du cardinal Marty) dire : « J’embauche. » La question n’est pas d’abord celle des modalités du recrutement... Dans le flou des références spirituelles contemporaines, il me paraît essentiel de nous resituer devant la figure du Dieu biblique : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dans chacune de nos existences, Dieu nous précède. Saint Jean nous le redit dans sa première lettre : « Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime d’expiation pour nos péchés. Mes bien-aimés, si Dieu nous a aimés ainsi, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 10). Soyons reconnaissants au pape Benoît XVI d’avoir choisi cette certitude de foi pour inaugurer son pontificat.
Nous sommes précédés, et aucun de nous n’est un self made man ! L’existence chrétienne est réponse à Celui qui nous appelle chacun par notre nom. Cette dynamique de nomination est au cœur de la dimension pastorale de l’Eglise : le respect de la dignité et de l’unicité de tout vivant. Nous connaissons la parole du bon Berger : « Celui qui garde la porte lui ouvre et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par son nom, et il les emmène dehors » (Jn 10, 3). La vocation chrétienne est d’abord cette reconnaissance d’un appel que Dieu m’adresse personnellement. Etonnement de celui qui se voit reconnaître dans son unicité : qui suis-je pour qu’il s’invite chez moi ? Rencontre qui bouleverse une existence : Abram (« de noble descendance ») devient Abraham (« père d’une multitude »). Saraï devient Sara, Simon devient Pierre, Saul devient Paul, etc. Et même Jésus reçoit « le Nom qui est au-dessus de tout nom », comme l’affirme l’hymne aux Philippiens (Ph 2, 9).

Dieu appelle chacun de nous. Il nous appelle à nous lever de nos tombeaux, à sortir à la lumière comme Jésus le fit pour son ami Lazare. L’appel divin, la vocation, est un appel à sortir, à entrer en exode. La dynamique de toute vocation est marquée par l’invitation à quitter. Quitter nos basses eaux, quitter nos certitudes, nos évidences. La foi chrétienne vécue sous mode vocationnel nous provoque à la responsabilité, à la liberté. Paul dit aux Galates : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5, 1). Parler de vocation, c’est bousculer des déterminismes et des fatalités. Chrétiens, nous devons inventer des chemins pour signifier cette liberté spirituelle.

Nous avons tous connu ces pédagogies de la non-directivité qui voulaient que chacun fasse ses expériences. Nous ne savons plus comment doit se manifester la nécessaire transmission, ce que l’on appellerait ailleurs le passage du témoin. Nous proposons aujourd’hui aux jeunes une multiplicité de possibilités, une débauche d’informations ; mais quels outils de discernement proposons-nous, pour ne pas rendre tout équivalent ? La dimension vocationnelle me rappelle que le but, défini plus clairement, permet de mobiliser pour prendre la route.
De manière très belle, Claudel dit : « Lorsque Dieu joue de la flûte, les montagnes se mettent à danser. » Manière poétique de reprendre la citation évangélique : « A qui vais-je comparer cette génération ? Elle est comparable à des enfants assis sur les places, qui en interpellent d’autres : “Nous vous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé !” » (Mt 11, 16). A nous de jouer de la flûte sur toutes les places pour donner le goût et l’envie d’entrer dans la danse. Nos lamentations ne changeront rien car justement elles ne donnent pas envie d’être partagées.



Choisir la vie



Si Dieu nous appelle à l’existence, s’il veut faire alliance avec nous, c’est pour nous inviter à choisir la vie. Vous connaissez cette parole du livre du Deutéronome : « J’en prends à témoin aujourd’hui contre vous le ciel et la terre : c’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui » (Dt 30, 19-20).
Choisir la vie et non pas d’abord choisir sa vie. Il s’agit bien d’accueillir l’avenir et non de limiter les possibles. Répondre à un appel, c’est donner son consentement à un autre pour qu’il accomplisse en moi son œuvre d’amour. Choisir la vie c’est entrer à la suite de Marie (et de bien d’autres) dans la vocation du oui. Comme le dit une prière du MEJ : « Apprends-nous, Seigneur, à redire ton oui en chacun de nos actes. » Saint Paul, dans la seconde lettre aux Corinthiens, précise : « Dieu m’en est garant : notre parole pour vous n’est pas oui et non. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus que nous avons proclamé chez vous, moi, Sylvain et Timothée, n’a pas été oui et non mais il n’a jamais été que oui » (2 Co 1, 18-19).

Ce oui de l’existence à la vie est le fondement de l’engagement. Nous savons tous combien certains de nos contemporains ressentent l’engagement comme difficile. Difficulté de risquer une existence, car s’engager, c’est renoncer en faisant des choix. Bien des jeunes ont aujourd’hui du mal à vivre ces renoncements. On voudrait tout et son contraire… et par là-même on va de frustration en frustration… Pas facile d’affirmer aujourd’hui que le manque est constitutif de l’être. Dans une société de boulimie de consommation, nous avons peur de manquer, de passer à côté et même certains envisagent la réincarnation comme possibilité d’un deuxième tour. Comme sur le manège pour celui qui a la queue du Mickey ! Il nous faut retrouver la pédagogie du non qui donne profondeur et consistance au oui. Car « choisir la vie » n’est pas toujours synonyme de « choisir la facilité »… Mais cependant, choisir la vie n’est pas une course aux sacrifices ! Choisir la vie est une manière de travailler à la cohérence d’une existence à l’écoute du Seigneur lorsqu’il reprend les affirmations d’Isaïe et d’Osée pour dire : « Allez donc apprendre ce que signifie : “C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice ; car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs” » (Os 6, 6). La vocation chrétienne n’est pas la mise en valeur du pharisaïsme, mais l’humble reconnaissance du choix étonnant de Dieu pour dire la vie nouvelle, le jaillissement « ressuscitant » du matin de Pâques.

Vous vous souvenez de la démonstration sans appel de Paul aux Corinthiens : « Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille. Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages ; ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui dans le monde est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune créature ne puisse s’enorgueillir devant Dieu » (1 Co 1, 26-29).
L’appel de Dieu n’est pas un appel qui sépare pour valoriser ; mais un appel pour servir la vie, la vitalité du corps. Appel adressé à tous car la diversité des dons est nécessaire à la vie du corps. Nous souffrons d’une image de la vocation qui met à part, qui retire du monde. Au cœur de la prière sacerdotale, Jésus le Christ dit à son Père : « Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais » (Jn 17, 15). Puis il ajoute : « Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde » (Jn 17, 18). La mission est dans la logique de l’Incarnation. Une logique qui nous invite à repenser le rapport dans le sens de la constitution conciliaire sur l’Eglise dans le monde de ce temps. Ou ce monde est mauvais et il faut nous hâter de le quitter ou ce monde est aimé de Dieu (« Tu as tellement aimé le monde que tu nous as envoyé ton propre Fils… », Prière eucharistique n°4) et nous devons en être les témoins. Toute vie de baptisé est vocation à aimer ce monde, à y travailler pour témoigner d’un service de l’homme qui a conduit Jean-Paul II à dire que l’homme est la route de l’Eglise.

Choisir la vie et donc croire en la vie, c’est donc bien l’appel que nous avons tous à entendre pour partager « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent ». Choisir la vie implique une fidélité à l’engagement, une fidélité aux personnes, une fidélité à l’histoire. Comment devenir sujet soi-même sans permettre à tous ceux que nous rencontrons de devenir « sujets acteurs » de leur propre histoire.



La vocation à la sainteté



Ma foi me conduit à reconnaître que Dieu m’appelle à l’existence, qu’il m’appelle à me mettre en route, à ne pas m’installer, à ouvrir l’espace de ma tente, à faire de la place à l’autre…

Ce chemin est l’inverse du réflexe de la citadelle assiégée ! Je ne pense pas que l’on puisse penser aux vocations dans l’Eglise et tout spécialement aux vocations aux ministères ordonnés en se repliant sur le petit reste ou en voulant reconquérir des positions perdues. Dans la ligne de la Lettre aux catholiques de France, nous avons à nous situer en vérité dans la réalité historique qui est la nôtre et à entrer dans une démarche de propositions de la foi, d’accompagnement et d’engendrement en témoignant d’une rencontre avec Jésus-Christ qui irrigue et illumine nos existences.

Je me permettrai de citer quelques lignes du paragraphe 40 de Lumen Gentium, dans le cinquième chapitre intitulé L’appel universel à la sainteté dans l’Eglise. Il est écrit : « Appelés par Dieu, non au titre de leurs œuvres, mais au titre de son dessein et de sa grâce, justifiés en Jésus notre Seigneur, les disciples du Christ sont véritablement devenus dans le baptême de la foi, fils de Dieu, participants de la nature divine et par conséquent, réellement saints. » Me permettrez-vous d’ajouter ces lignes du même texte : « Ainsi donc tous ceux qui croient en Christ iront en se sanctifiant toujours plus dans les conditions, les charges et les circonstances qui sont celles de leur vie et grâce à elles, si cependant ils reçoivent avec foi toutes choses de la main du Père céleste et coopèrent à l’accomplissement de la volonté de Dieu, en faisant paraître aux yeux de tous, dans leur service temporel lui-même, la charité avec laquelle Dieu a aimé le monde. »
Cette vie au nom de Dieu prend la forme d’un chemin de béatitudes avec cette constante priorité aux plus pauvres et aux plus petits.

Voilà bien la vocation de tout baptisé et plus largement de toute personne rencontrant le Christ, à l’image de l’homme qui vint en courant et se jeta à genoux devant lui en disant : « Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? » Nous connaissons la réponse du Christ qui nous concerne tous : « Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi » (Mc 10, 21).

L’Eglise doit aujourd’hui, à temps et à contre-temps, inviter à cette radicalité. Elle doit inviter jeunes et moins jeunes à se laisser façonner par la tendresse de Dieu. J’aime les mots de Jean-Paul II s’adressant aux jeunes à Compostelle : « Jeunes, n’ayez pas peur d’être saints  ! Volez à haute altitude, soyez parmi ceux qui visent des objectifs dignes des enfants de Dieu. Glorifiez Dieu par votre vie. »
Tout est dit. Il nous faut quitter la peur et ses mauvais réflexes. L’Eglise a besoin d’audace, de fougue et non de frilosité. Il y va de la vitalité des communautés chrétiennes. Je ne crois pas saint de prier pour que les autres se laissent interpeller. Faites de votre année de l’appel un appel universel à la sainteté, c’est-à-dire à plus d’amour dans nos comportements et nos engagements.