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En France, crise des vocations ou crise de société ?
prêtre
coordonnateur du Service National des Vocations, Paris
« Les jeunes ne sont pas assez généreux… » « Les parents font pour leurs enfants des plans de carrière peu compatibles avec une vie donnée… » « Les prêtres n’appellent pas… » Qui n’a entendu l’une ou l’autre de ces formules pour « expliquer la crise des vocations » ? Sans parler de celles qui, plus polémiques, mettent en cause l’évolution de l’Eglise, notamment dans la mise en œuvre du concile Vatican II. Il est facile, hélas, de trouver des exemples qui illustrent ces tristes et douloureuses réalités. Mais cela n’est que l’écume des vagues. La crise est plus profonde, plus radicale. En réalité, elle concerne notre société, et pas seulement la société française, comme l’évoque le Saint Pèredans sa lettre pour le nouveau millénaire : « dans certains pays d’ancienne évangélisation [ce problème] est devenu réellement dramatique en raison du contexte social et du dessèchement religieux qui découle du consumérisme et du sécularisme (1). » Un sécularisme militant vécu en France comme une application de la loi de séparation de 1905, alors que cette loi organise les cultes. Les débats récents autour du voile « islamique », incompréhensibles pour d’autres pays, ont souvent été l’occasion pour des dirigeants politiques de tous bords de limiter l’expression religieuse à la sphère strictement privée, et de la considérer comme une gêne, un obstacle à une société de liberté.
Une société en profonde mutation
Pour avoir des vocations « spécifiques » (vocations aux ministères ordonnés et à la vie religieuse), il faut des familles chrétiennes, avec des enfants. Cette évidence nous invite à nous mettre en présence de l’hémorragie de la pratique religieuse dans notre pays. Avec 8,5 % de la population se déclarant pratiquants réguliers, on ne peut avoir autant de vocations spécifiques qu’avec 36 % (moyenne de la période 1946-1960) ou 23 % (pour 1966-1972). Plutôt que de parler de crise des vocations, il conviendrait de s’interroger sur cette rapide évolution de la pratique religieuse. La réalité difficile des vocations spécifiques aujourd’hui est une conséquence de l’hémorragie de la pratique chrétienne, et non la cause de nos difficultés actuelles. La crise que traverse l’Eglise est due à « un ensemble de mutations sociales et culturelles, rapides, profondes… qui affectent tous les secteurs de l’activité humaine (2) ». Déjà en 1981, à Lourdes, le Cardinal Etchegaray, alors Président de la Conférence des Evêques de France, disait : « Il ne faut pas nous le cacher : notre Eglise commence à peine son exode… Nous ne sentons plus sous nos pas l’humus chrétien, qui a nourri tant de générations. Le peuple qui s’avance lentement compte moins de pratiquants, moins de militants, et ses enfants sont moins nombreux à être catéchisés. Les prêtres qui accompagnent le peuple sont plus clairsemés, vieillis et affaiblis par la surcharge ou la dispersion de leurs tâches… Maintenant nous découvrons que le décalage entre l’Evangile et le monde est beaucoup plus grand que notre mémoire collective ne l’imaginait… Il est dur mais exaltant de se reconnaître contemporain du Christ et des Apôtres. » Ce diagnostic se révèle encore plus pertinent aujourd’hui.
Cette crise doit vraiment être regardée comme une conséquence d’un changement profond de notre société. C’est ce que Mgr Hippolyte Simon appelle « le renversement des antériorités (3) ». Déjà la Révolution Française de 1789 avait opéré un dessaisissement radical des activités caritatives de l’Eglise mais, depuis 1945, un grand nombre d’institutions hospitalières, d’écoles et de structure éducatives sont passées de l’administration directe par l’Eglise (souvent par le biais d’instituts religieux) à une prise en charge par l’Etat ou par des associations de la société civile. L’Eglise a cessé d’être mater et magistra, mère et éducatrice – avec ce que cela représentait comme type de présence au monde – pour redevenir ce qu’elle n’a cessé d’être, lumen gentium, lumière des nations, signe d’un appel, du don de Dieu, d’un salut offert à tous. On est passé d’une terre de « chrétienté » à une France, « pays de mission ».
Cette crise a été renforcée par une rupture de transmission qui serait due à l’infidélité d’une génération qui n’aurait pas transmis ses valeurs et sa foi à la génération suivante. La crise des valeurs et du rapport aux institutions représentée par les événements de mai 1968 semblerait en être la cause alors qu’elle est la conséquence d’une évolution antérieure. Avant 1960, on pouvait dire que l’avenir s’enracinait dans le passé. Il s’agissait de faire comme nos anciens, d’imiter les grands modèles du passé. Après cette date, le développement de la scolarisation des jeunes français constitue comme une ligne de fracture à l’intérieur de la culture française. Les enfants ayant fait davantage d’études que leurs parents, pouvaient leur chanter « T’es plus dans le coup papa ! » L’expérience des anciens se trouvait disqualifiée. Un nouveau rapport au temps et à la mémoire se constituait alors (4). Cette crise de transmission, avec la perte des points de repères éthiques, philosophiques, politiques et religieux se traduit par une perte de confiance dans les institutions et leurs représentants. Dans ces conditions, grand est le risque de sombrer dans le doute, le découragement, de perdre le sens des responsabilités, et donc de l’engagement (5).
Une existence fragmentée
Indépendamment de la question des vocations spécifiques, c’est le fait même d’inscrire sa vie dans un projet qui est aujourd’hui en crise. Pour nos contemporains, la notion de vocation est spontanément comprise comme la réalisation ou l’accomplissement de soi. Cet accomplissement peut prendre toutes sortes de chemins. L’essentiel est qu’ils apportent un certain bonheur, auquel chacun a droit. D’entrée de jeu, on se situe dans l’existence d’un droit subjectif, centré sur soi, rejouable à l’infini et dans lequel ni la durée, ni la nécessité, ni même la continuité ne sont les paramètres premiers. En cela, rien n’est devenu plus étranger à nos sociétés que l’idée d’une vocation qui surplombe nos vies, qui est placée plus haut que nous, relevant d’un mystère, d’une transcendance, d’une continuité qui dépassent nos simples existences.
Dans notre société soucieuse de croissance et de sécurité, le politique et le religieux sont en crise. Le lien social se défait. Ambiguïté profonde d’une époque : en s’en remettant à une sorte de déterminisme aveugle et contraint pour le long terme (lois du marché, du progrès, de la mondialisation…), en ne croyant plus à des valeurs supérieures portées par le religieux ou le politique, l’homme vit l’instant présent sans en être responsable, sans l’inscrire dans un « devenir ensemble ».
Cette crise de la vocation est la conséquence d’une société fragmentée. Que propose aujourd’hui le système scolaire aux jeunes pour construire un projet de vie ? Il semble éparpiller et morceler des propositions diverses d’enseignement. On y apprend des techniques plutôt qu’un humanisme, on développe des pédagogies et non le goût de l’effort. On privilégie les apprentissages sur l’approfondissement, l’adaptation au marché (de moins en moins lisible d’ailleurs) sur la maturation d’un projet. La notion de continuité, de construction est sans cesse en butte à la nécessité d’avancer pour avancer. Traditionnellement, le projet d’un métier se tissait au moment des études et la vie tout entière s’organisait autour du métier. Les vrais métiers sont devenus rares. Il est plus souvent question de filières : économie, finance, santé. L’aléa, la contrainte des débouchés, le marché de l’emploi… en bref, un alliage d’expérience et de hasard deviennent les paramètres qui conditionnent les choix.
La dimension sociale de l’homme s’est mise à flotter, sans ancrage, ni repères forts. C’est toute la vocation de l’homme en société qui est mise en question. Derrière la question des vocations spécifiques se cache un enjeu critique et moral de première importance : saurons-nous préserver l’aventure humaine, avec sa liberté, sa dignité, en responsabilité, qui est l’expression de la vocation de tout homme à l’accomplissement et au dépassement de soi ?
Les vocations spécifiques dans le flou
Un des apports du siècle précédent a été la mise en valeur de la mission des laïcs, témoins de l’Evangile dans leur participation à la vie du monde. Par l’Action Catholique, notamment, le XXe siècle a vu bien des chrétiens prendre activement part à la vie de la société au nom de leur foi. Et depuis ces dernières décennies, ils participent activement à la vie des paroisses. Il n’est plus nécessaire d’être engagé dans la vie religieuse ou le ministère presbytéral pour avoir pleinement le sentiment de prendre une part active dans la mission de l’Eglise. Aujourd’hui, il est possible de vivre des engagements chrétiens forts dans un temps déterminé, sans que cela implique un état de vie particulier. Ces nouvelles et heureuses manières de vivre la mission, pour bien des jeunes, font disparaître la pertinence du choix de la vie religieuse et du ministère presbytéral.
La vie religieuse ne s’identifie plus immédiatement à des œuvres. Elle a perdu une certaine pertinence sociale. Elle a « la figure de l’étrangeté (6) ». Désormais, adopter la vie religieuse comme forme de vie exige une décision forte de la liberté personnelle par rapport à l’environnement social. Dans la culture contemporaine, l’individu, son autonomie, sont extrêmement valorisés ; or la vie religieuse implique une vie communautaire placée sous le signe du partage et de l’obéissance. Nous vivons dans une époque au temps fragmenté, réduit à une succession d’instants ; alors comment envisager un état de vie placé sous le signe de la fidélité à un appel entendu, fidélité à une communauté humaine particulière (un institut) ? La pertinence d’un tel engagement échappe à nombre de nos contemporains : on sait qu’on a besoin de prêtres pour les sacrements… Mais les religieux, les religieuses, à quoi servent-ils aujourd’hui ? Et puis Vatican II n’a-t-il pas valorisé la vie baptismale, véritable chemin de sanctification ? La vie religieuse n’est plus la voie royale de la sanctification comme on s’est plu à le dire pendant des siècles. Et pourtant « l’Eglise a plus que jamais besoin de témoins authentiques manifestant que la radicalité évangélique est source de bonheur et de liberté (7). »
En ce qui concerne le ministère presbytéral, il faut d’abord surmonter l’ambiance délétère générée par ceux qui considèrent que, devant les difficultés engendrées par la diminution du nombre des prêtres, l’Eglise finira bien par faire évoluer les conditions de l’appel. Si nous voulons proposer à des jeunes de devenir prêtre, nous avons tous à favoriser une nouvelle compréhension du ministère presbytéral et de la valeur du célibat consenti. L’exercice du ministère presbytéral connaît une constante évolution. Il y a quelques années, les prêtres étaient invités à travailler ensemble, ce qui n’était déjà pas tellement dans les habitudes. Aujourd’hui, le travail de collaboration se vit aussi avec des laïcs. Cette heureuse évolution, conforme à l’importance donnée par le concile Vatican II à la mission des laïcs, n’est pas sans difficultés. Il faut aider chacun à percevoir la nécessaire articulation entre les différents ministères et engagements et à en avoir une meilleure compréhension. Nous sommes au service d’une Eglise riche de toutes ses vocations pour que la Bonne Nouvelle soit annoncée. C’est dans une telle Eglise « que prêtres, diacres et laïcs, loin d’être en situation de concurrence, prennent en charge la même mission (8) ». C’est, bien entendu, également vrai pour la vie consacrée.
Avancer sur des chemins nouveaux (9)
La lettre des évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, est une invitation faite aux catholiques de notre pays, de repartir du Christ pour aborder les temps à venir. Cette démarche les invite à percevoir la mission de l’Eglise pour notre temps et à y prendre une part active. La pastorale des vocations s’enracine dans cette proposition et s’articule essentiellement autour de deux axes.
Développer une culture de l’Appel
C’est permettre à chacun de redécouvrir que l’Appel est ce qui constitue l’être même de l’Eglise, car elle est assemblée convoquée. L’Eglise, à son tour, a appelé des catéchistes, des accompagnateurs pour la préparation aux sacrements, des animateurs de liturgie, d’aumônerie, de mouvements, et des personnes tournées vers l’action caritative. Nous avons à faire le lien entre appel et foi en invitant chacun à accueillir sa vie comme un don pour en faire un don pour les autres. Apprendre à se recevoir de l’amour créateur du Père pour en vivre dans un service des hommes et des femmes. Inviter chacun à devenir disciple du Verbe de Vie, dans une réponse libre. C’est ainsi que la pastorale des vocations participe à la reconstitution d’un humus chrétien sur lequel pourra germer une diversité de réponses, de vocations.
Appeler, c’est aussi interpeller
Comme nous venons de l’évoquer, l’Eglise a toujours appelé et elle appelle toujours. Chacun, comme baptisé, se souvient comment lui-même pu être explicitement appelé à une tâche un jour ou l’autre. D’autres ont aussi fait l’expérience d’être appelant : au nom de quoi l’ont-ils fait, qu’est-ce qui leur en a donné l’audace ? Ces dernières années, nombre d’hommes ont ainsi été interpellés pour le diaconat permanent. Ne pourrait-on aussi « interpeller » en vue du ministère presbytéral, voire pour la vie consacrée ? Le débat est en cours. Nous voulons promouvoir cette idée forte : « Appeler, c’est servir une liberté (10). » D’abord parce que cela dit l’estime que l’on a pour une personne, la reconnaissance de sa qualité. De plus, cela ouvre à une réflexion invitant la personne interpellée à porter un autre regard sur elle-même, sur ce qu’elle vit et sur son devenir.
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La question des vocations aux ministères ordonnés et à la vie religieuse n’est pas un problème qui relève de l’Eglise seule. Elle met en cause la vision que les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont de leur propre existence. Ce qui doit d’abord nous préoccuper, ce n’est pas tant la raréfaction des vocations spécifiques que le climat culturel dans lequel nous vivons, car il provoque une crise du concept même de vocation. En cela, une pastorale des vocations doit être au service de la nouvelle évangélisation qui est au cœur du pontificat de Jean-Paul II. Dans notre pays, proposer la foi dans la société actuelle, c’est repartir du Christ pour vivre des chemins d’humanisation nouveaux… Puisse cette démarche d’enracinement spirituel renouvelé permettre à des jeunes de trouver goût dans une vie donnée pour le service de l’Evangile.
Notes
1 - Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millenio ineute § 46. [ Retour au Texte ]
2 - Proposer la foi dans la société actuelle, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p. 22. [ Retour au Texte ]
3 - Hippolyte Simon, Libres d’être prêtres, Editions de l’Atelier, 2001, p. 27. [ Retour au Texte ]
4 - Hippolyte Simon, Vers une France païenne ? Cana, 1999, p. 182. [ Retour au Texte ]
5 - Proposer la foi dans la société actuelle, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p. 22. [ Retour au Texte ]
6 - Michel de Certeau, La faiblesse du croire, p. 7. [ Retour au Texte ]
7 - Jean-Paul II aux évêques de la province de Marseille, 18 décembre 2003. [ Retour au Texte ]
8 - Card. L.-M. Billé, rencontre des séminaristes, Lyon 2001. [ Retour au Texte ]
9 - Jean-Paul II, Homélie de Reims, 22 septembre 1996, cité in Proposer la foi dans la société actuelle, p. 104. [ Retour au Texte ]
10 - Hippolyte Simon, Libres d’être prêtres, p. 52. [ Retour au Texte ]