La dimension vocationnelle de l’initiation chrétienne


Louis-Marie Chauvet
professeur à l’Institut Supérieur de Liturgie,
Institut Catholique de Paris


Parler de « vocation », c’est évidemment parler d’« appel » au sens d’« interpellation ». Celle-ci se fait du milieu d’une foule plus ou moins anonyme. Elle singularise donc les appelés par rapport à la condition commune en les mettant « à part ». Cette mise à part est normalement liée à une mission que Dieu leur confie. Peut-on, dans ces conditions parler de « vocation » à partir de l’initiation chrétienne, puisque celle-ci est la condition commune des chrétiens ? C’est là une première question. La seconde est consécutive : de quelle « vocation » parlons-nous donc pour pouvoir dire qu’elle est (éventuellement) offerte à tous ?

Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur le Rituel de l’initiation chrétienne des adultes (RICA). Mais pourquoi sur celui-ci, peut-on se demander, puisqu’il est destiné à des catéchumènes adultes dont le nombre, même s’il augmente de manière significative depuis une ou deux décennies, demeure malgré tout largement minoritaire ? La réponse tient à ce que, du point de vue théologique, la figure exemplaire du baptême est celle des adultes. Il en a toujours été ainsi, même lorsque celui-ci est devenu exceptionnel à l’époque de « chrétienté ». Le baptême des petits enfants est à considérer comme une dérivation de celui des adultes : on y a bien affaire certes à un vrai baptême, mais ce baptême demeure en attente de « vérification » par la foi personnelle, à la différence du cas « normal » des adultes. Par ailleurs, le rituel adressé à ces derniers a pour contenu non seulement le « baptême », mais l’« initiation chrétienne ». Il englobe donc les trois sacrements du baptême, de la confirmation et de l’eucharistie qui « font » un chrétien (initiation « par » les sacrements). Mais il englobe aussi tout le processus du catéchuménat qui y conduit (initiation « aux » sacrements). C’est donc un rituel très riche, dont nombre d’éléments déploient sensiblement ce qui n’est qu’impliqué dans celui du baptême des petits enfants.


La vocation au baptême

L’un des éléments les plus remarquables du RICA par rapport à la présente réflexion réside en ce qu’il montre avec clarté que le baptême n’est pas un dû ; il faut y être appelé. En effet, dès la célébration d’entrée en catéchuménat, laquelle est « de la plus grande importance », l’Eglise, « accomplissant sa mission apostolique, reçoit ceux qui veulent en devenir membres » ; il s’agit pour eux d’une « première consécration » par laquelle « Dieu leur accorde largement sa grâce » (n° 70). Ils changent alors de statut puisque, par cette célébration, « ils appartiennent déjà à la maison du Christ » (n° 77). Cette appartenance est créée par le rite principal de cette célébration, le marquage des candidats par la croix du Christ sur les oreilles, les yeux, la bouche, la poitrine, les épaules, marquage qui est un véritable « sacramentum » au sens de l’époque patristique, puisque c’est le Christ qui les marque lui-même à travers le ministre… (n° 88-90). Ainsi, c’est moyennant la grâce de Dieu qu’ils seront plus tard appelés au baptême.

Cet appel par Dieu passe à travers l’Eglise. Cela apparaît avec une grande netteté lors de la célébration de l’appel décisif, laquelle a lieu, après plusieurs années de cheminement, au début du carême qui débouchera sur les sacrements de l’initiation à la vigile pascale. « Ce rite porte le nom d’appel décisif, dit le n° 127, parce que cette admission, accomplie par l’Eglise, se fonde sur une élection ou un choix opéré par Dieu, au nom duquel agit l’Eglise. » On a bien affaire à une vocation adressée à des personnes « élues », lesquelles « inscrivent leur nom au registre des futurs baptisés » (n° 127). Concrètement, cet appel de Dieu par l’Eglise passe par « l’évêque, les prêtres, les diacres, les catéchistes [= les accompagnateurs du groupe de catéchuménat], les parrains et marraines, et toute la communauté » puisque, précise le même n° 130, « chacun à sa place et à sa façon, donne un avis fondé concernant les dispositions et les progrès des catéchumènes. » De façon plus nette encore, le n° 132 précise deux choses : « avant le rite liturgique », toutes les personnes concernées (prêtres, diacres, catéchistes, parrains/marraines…) tiennent « une délibération sur l’aptitude des candidats » à recevoir les sacrements de l’initiation ; « au cours du rite liturgique », c’est à l’évêque qu’il revient de « rendre publique l’admission des candidats ». Le n° 133 insiste encore : en prononçant l’admission des « élus », l’évêque agit « au nom du Christ et de l’Eglise ».

Beaucoup d’« anciens » chrétiens sont fort étonnés lorsqu’on leur fait connaître ce processus d’appel des futurs baptisés. Certains vont jusqu’à dire : « Mais c’est comme pour une ordination : il faut y être appelé par l’évêque après consultation du peuple chrétien. » La comparaison s’arrête là évidemment : le baptême n’est pas une ordination ! Cependant le rapprochement est légitime et suggestif : le baptême est normalement le fruit d’une « vocation » ! Mais il est aussi source de « vocation »…


Le « sacrement » de base

Tout sacrement appelle à être témoin de ce que l’on y célèbre et reçoit. Tout sacrement est donc source de vocation : la réconciliation appelle à être réconciliateurs ; l’onction des malades, à être témoins des fruits que peut porter tout chrétien même dans la maladie lorsqu’il est devenu capable de porter celle-ci dans la foi… Mais cela vaut éminemment pour l’initiation chrétienne. Pourquoi éminemment ? Pour la raison suivante. Tout sacrement est une médiation de participation au mystère pascal du Christ ; cette participation est rendue possible par l’Esprit-Saint, et elle se fait toujours en Eglise. Dès lors, puisque c’est par les trois gestes du baptême / confirmation / eucharistie qu’une personne devient pleinement membre du « corps du Christ » et pierre vivante du « temple du Saint-Esprit », on peut considérer, sous ce point de vue, qu’il n’existe qu’un seul « sacrement » : celui de l’initiation chrétienne. Il ne peut exister de médiation plus forte de partage de la vie divine. Naturellement, ce point de vue requiert que l’on saisisse les trois sacrements comme formant un seul ensemble, ce qui veut dire que chacun d’eux ne se comprend que de par le rapport qu’il entretient avec les deux autres. Tel est d’ailleurs l’intérêt théologique et pastoral majeur de la redécouverte de la notion d’« initiation chrétienne » : impossible de comprendre le baptême autrement qu’« achevé » dans la confirmation et objectivement tendu vers l’eucharistie.

Ce qui vient d’être dit ne remet naturellement pas en cause le septénaire sacramentel, mais veut souligner l’importance majeure de l’ensemble appelé « initiation ». Les autres sacrements ne peuvent rien ajouter à ce « sacrement » de base. Ils viennent soit « réparer » ce qui en a été détruit ou affaibli par le péché (réconciliation ; pour une part, onction des malades), soit déterminer sur quel chemin de vie (par exemple, un ministère au service de l’Eglise) ou dans quel état de vie (mariage ou célibat consacré) un chrétien est appelé à vivre la sainteté de son baptême. Dans le cas du mariage par exemple, ce chemin sera prioritairement celui d’une alliance entre époux et d’une responsabilité de parents.
Ainsi, la « vocation », qui découle de tout sacrement, découle a fortiori de l’initiation chrétienne. Elle découle même de ces derniers de manière multiforme, comme nous allons le voir.


Les sacrements de l’initiation, source de vocations multiples

« Les baptisés, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, pour offrir, par toutes les activités du chrétien, autant de sacrifices spirituels, et proclamer les merveilles de Celui qui des ténèbres les a appelés à son admirable lumière (cf. 1 P 2, 4-10). C’est pourquoi tous les disciples du Christ, persévérant dans la prière et la louange de Dieu (cf. Ac. 2, 42-47), doivent s’offrir en victimes vivantes, saintes, agréables à Dieu (cf. Rm 12, 1), porter témoignage du Christ sur toute la surface de la terre, et rendre raison, sur toute requête, de l’espérance qui est en eux d’une vie éternelle (cf. 1 P 3, 15). » Telle est donc, selon le n° 10 de la constitution Lumen Gentium, la première vocation des baptisés : offrir leur vie en « sacrifice spirituel » et témoigner du Christ. Ils sont appelés à le faire d’abord dans leur propre famille et milieu professionnel.

La vocation baptismale est appelée, par-delà ce premier cercle, à prendre la forme d’un « service » : service de la société (association culturelle, conseil municipal, action au service de la justice…) et service de l’Eglise (maman catéchiste, membre de l’équipe de liturgie, membre du Service évangélique des Malades, responsable de l’équipe du Secours Catholique de la paroisse, etc.). Dans ce dernier cas, cela peut aller plus loin : on peut être appelé par Dieu, à travers le curé de la paroisse ou l’évêque, à un service qui peut être important. Moyennant, le plus souvent, une officielle « lettre de mission » de l’évêque, on est alors « chargé de mission ecclésiale », par exemple comme aumônier laïc d’un établissement hospitalier, comme responsable diocésain de la catéchèse, de la communication, de la pastorale familiale… On a alors affaire à un véritable « ministère laïc ». Ce ministère n’est pas « ordonné », comme celui de l’évêque, du prêtre ou du diacre, mais c’est un vrai ministère. Il se fonde tout entier sur les sacrements de l’initiation, tandis que celui des prêtres par exemple, tout en étant greffé sur le même tronc des sacrements de l’initiation requiert un sacrement particulier, celui de l’ordination. Contrairement à ce que pensent nombre de chrétiens, ce dernier ne fait pas du prêtre un chrétien supérieur : nous l’avons dit, il n’y a rien et il ne peut rien y avoir au-dessus des sacrements de l’initiation ! Certes, en étant ordonné prêtre, on devient « différent en fonction », mais on demeure « égal en dignité ».

Mais il ne faudrait pas regarder l’Eglise sous l’angle exclusif des ministères, si indispensables soient-ils. Car l’Eglise, ce sont aussi, et ce sont même d’abord à certains égards les « charismes », ces « dons » de l’Esprit auxquels correspondent autant de vocations. Le célibat consacré trouve son fondement sacramentel dans le baptême, raison pour laquelle il n’a jamais été reconnu par l’Eglise comme sacrement au sens strict : il n’y a pas d’Eglise à deux vitesses, c’est-à-dire deux catégories de chrétiens, dont les uns seraient des chrétiens « supérieurs » en quelque sorte ! Il n’en est pas moins significatif que des hommes et femmes d’âge mûr déploient la sainteté à laquelle les appellent les sacrements de l’initiation chrétienne dans un mode de vie qui rappelle à tous la dimension « doxologique » de toute vie chrétienne, c’est-à-dire la gratuité d’un don de soi offert en reconnaissance à Dieu comme « sacrifice de louange ». Le mariage, lui aussi, est la source d’une authentique « vocation ». Cette vocation concerne en priorité la qualité de l’alliance vécue au jour le jour entre époux, puisque à travers le sacrement chacun d’eux est donné par Dieu à l’autre comme le prochain le plus proche à aimer… (1) Ce chemin n’est pas moins exigeant que le précédent. S’il faut reconnaître qu’il est moins immédiatement signe du Royaume que le célibat consacré, il ne lui est pas inférieur en possibilité de sainteté (2) !

Parmi les sacrements de l’initiation, on insiste beaucoup aujourd’hui sur celui de la confirmation comme vocation à la mission. Cela est légitime, à condition de ne pas donner à ce sacrement ce que l’on enlèverait au baptême. Car, même séparée de ce dernier dans le temps, la confirmation n’est pas autre chose que le déploiement de la pente « pneumatologique » du baptême. Il est souhaitable que, dans cette perspective, on mette en relief le double rôle de l’Esprit : rôle intérieur de pacification et d’unification de soi qui se manifeste dans ces « fruits » que sont, selon Ga 5, 22, « amour, joie, paix, patience, etc. » et rôle extérieur d’envoi en mission comme à la Pentecôte.


Nous pouvons maintenant répondre à la question posée dès les premières lignes de cette réflexion : la vocation est-elle encore vocation si elle est l’affaire de tous ? Oui, il en est ainsi en christianisme. S’ils sont différents en fonction, tous ceux qui sont devenus par les sacrements de l’initiation, membres à part entière de l’Eglise, Peuple de Dieu, Corps du Christ et Temple de l’Esprit, sont égaux en dignité et ainsi appelés à être témoins de l’Evangile dans leurs conditions de vie. Les vocations spécifiques n’ont de sens qu’en étant au service de la vocation de chaque baptisé. Le ministère presbytéral, par exemple, est au service de l’éclosion des divers services et ministères dont l’Eglise a besoin pour accomplir sa mission selon les nécessités des différents âges, milieux de vie, situations sociales et culturelles, etc. Quant au charisme auquel répond l’état de vie de religieux ou religieuse, il est comme le rappel constant, au beau milieu de l’Eglise, de ce « pour Dieu » qui, notamment dans sa dimension de gratuité et de prière, doit caractériser toute vie chrétienne…

Le voilà bien le paradoxe, à la fois magnifique et difficile, qui caractérise l’Eglise : elle ne peut vivre que si elle est organisée par des ministères et services spécifiques répondant à des vocations spécifiques ; mais en même temps, tout chrétien a vocation à être témoin de l’Evangile dans le monde et à être acteur dans l’Eglise. Chacun a sa place en elle, y compris la dame qui s’occupe de fleurir l’église, même si éventuellement elle ne le fait pas très bien ! Dans une entreprise, on la remplacerait par une personne plus qualifiée ; pas dans l’Eglise (sauf catastrophe évidemment) : c’est l’une de ses manières à elle de répondre à sa « vocation »…



Notes
(1) Voir le bel article d’Anne-Marie Pelletier, « Le mariage, une vocation ? », dans L.-M. Chauvet (dir.), Le sacrement de mariage entre hier et demain, éd. de l’Atelier, 2003, pp. 219-232.
(2) Voir sur ce point Ghislain Lafont, Imaginer l’Eglise catholique, Cerf, 1995, ch. « Les charismes de la vie chrétienne », pp. 139-170.