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La liturgie eucharistique, sacrement de l’appel et de la réponse
Michel Deneken
doyen de la faculté de théologie catholique
Université Marc Bloch (Strasbourg)
doyen de la faculté de théologie catholique
Université Marc Bloch (Strasbourg)
La liturgie est en même temps le fruit d’un appel et la source d’une réponse. C’est assurément dans la liturgie eucharistique que cette double dimension se réalise et se manifeste. Parce qu’elle est le sacrement du Christ, elle signifie, en tant qu’elle l’accomplit, le « oui » de Jésus au Père. Dans l’Esprit de leur baptême, les fidèles disent « oui » à Dieu dans le « oui » du Christ. Ainsi l’eucharistie est le sacrement de l’appel et de la réponse.
L’assemblée liturgique n’existe pas en dehors de l’appel qui la suscite, en quoi elle manifeste le mystère de toute l’Eglise. Le mot Eglise vient du grec ekklesia, construit sur le verbe kaleo qui signifie « appeler ». C’est à ce terme que la Septante recourt pour traduire l’hébreu qahal qui désigne une assemblée convoquée pour une action liturgique (Dt 23 ; 1 R 8 ; Ps 22, 26). Dans le Deutéronome, ce terme désigne l’assemblée de l’Horeb (Dt 4, 10), du désert de Moab (Dt 31, 30) ou de la terre promise (Jos 8, 35) (1). Le choix de désigner par ekklesia l’assemblée chrétienne répond au désir de garder la mémoire de l’origine de l’Eglise dans le qahal. L’étymologie parle donc pour elle-même : comme le peuple convoqué par Dieu dans l’ancienne Alliance, l’Eglise est le peuple rassemblé dans la nouvelle Alliance en Christ.
L’expression « peuple de Dieu », a été largement mise en œuvre par le concile Vatican II pour désigner l’Eglise. Par là on ne désigne surtout pas un peuple constitué sur la base d’une géographie, d’une ethnie ou d’un rang social. Cette expression souligne que l’Eglise n’a pas son origine en elle-même, mais dans sa mission qui procède de l’appel que Dieu lui adresse. Elle met également en évidence le fait que l’Eglise n’existe comme peuple qu’en tant qu’elle est sans cesse appelée, toujours convoquée. C’est une des raisons pour lesquelles la constitution conciliaire Sacrosanctum concilium sur la liturgie insiste sur le fait que l’eucharistie constitue le rassemblement du peuple de Dieu convoqué par son Seigneur. Dans ce sens, les rites d’introduction à l’eucharistie jouent un rôle particulièrement important : ils doivent permettre à la communauté de se constituer et de (re-) prendre conscience de ce qu’elle est. Le peuple de Dieu constitue une entité une du fait même que c’est un seul et même Dieu qui, en Christ, le convoque (2), et qu’un seul et même Esprit anime ses membres pour célébrer le mémorial du Seigneur. Cette convocation, pour universelle qu’elle soit, n’en revêt pas moins toujours déjà une dimension locale. Dans ce rassemblement du peuple, l’Eglise se réalise en un lieu. La présence du Christ dans l’assemblée réunie par lui et pour lui (3) ne dépend ni du nombre, ni de la dignité, ni du lieu. Comme don gratuit, elle précède les croyants qui célèbrent. Ainsi, toute liturgie eucharistique commence par constituer un peuple en assemblée pour qu’il entende son Seigneur l’appeler.
Le Christ est celui qui donne à Dieu la réponse de l’humanité. Le « oui » qu’Adam et Eve lui ont refusé a été prononcé par l’homme de Nazareth. Ainsi se fonde un principe de responsabilité qui se situe bien en amont des principes moraux qu’elle figure, et qui a son ancrage dans l’anthropologie de l’homme sauvé. Car celui qui est sauvé, c’est celui qui répond. Jésus donne pour l’humanité une réponse à Dieu dans son consentement au don de soi pour la cause de l’Evangile. Il est le sacrement de la réponse de l’humanité à Dieu. Cette sacramentalité de la réponse se trouve au fondement de la christologie de l’épître aux Hébreux.
Celui qui n’est pas dans le salut n’a pas les moyens de répondre. Il est proprement irresponsable. L’irresponsabilité se situe au cœur du drame de la chute. Lorsque Adam doit assumer son acte, il s’absente dans un « Ce n’est pas moi, c’est elle ! », attitude foncièrement irresponsable, puisqu’il s’enfuit pour échapper à Dieu qui appelle : « Adam où es-tu ? » Il attendra bien longtemps sa réponse ! Elle éclatera dans le « Amen » du Christ décliné sous le mode d’un « Me voici ! » qui assume l’humanité du monde, à commencer par son inhumanité. Lorsque Dieu crée le monde, il accepte d’en être responsable. Il est à l’opposé de la paternité irresponsable.
Mais pour être responsable, il faut savoir écouter. « Pour nous le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur la croix » (Ph 2, 8). Obéir, c’est écouter. Pour être capable de répondre, il faut être en mesure d’écouter. Pour écouter il faut des oreilles. La manière dont l’épître aux Hébreux traduit, ou plutôt interprète, le psaume 39 l’illustre parfaitement. Le psaume 39, 7-8 hébreu dit : « Tu n’as voulu ni sacrifice, ni offrande, tu m’as creusé des oreilles pour entendre, tu n’as demandé ni sacrifice ni holocauste, alors j’ai dit : “Me voici, je viens avec le rouleau d’un livre écrit pour moi.” » Dans l’utilisation christologique que He 10 fait de ce psaume, le rédacteur a choisi une version connue mais peu usitée qui remplace le mot « oreille » par celui de « corps » : « Aussi, entrant dans le monde, le Christ dit : “De sacrifice et d’offrande, tu n’en as pas voulu, mais tu m’as façonné un corps” » (He 10, 5-6).
Le Christ est donc celui dont l’oreille est devenue un corps. Ce faisant, il est pleinement juif. En effet, si le monde hellénistique est un monde du voir, celui des Hébreux est davantage un monde de l’entendre. Dieu répugne à s’y montrer, mais il y parle tant et si bien que sa parole est créatrice. Pour Dieu, proférer c’est créer. Jésus a écouté le Père et lui répond. Le corps-oreille constitue l’amen de Jésus à la volonté de Dieu. Cela s’inscrit dans la structure même du dialogue de salut entre Dieu et son peuple. Le peuple juif est fondamentalement le peuple de l’écoute. Le premier commandement que son Dieu lui adresse est celui de l’écoute : « Shemah Israël ».
Dans la liturgie, le chrétien, par sa seule présence, dit : « Me voici ! » Cette réponse n’est pas réservée à la liturgie d’une ordination. On fait cette réponse chaque fois que l’on se rend à un culte liturgique. L’assemblée liturgique célèbre Dieu en Christ. De la sorte, la réponse de l’assemblée à l’appel de Dieu n’est jamais que la réponse du Christ à l’appel du Père.
Jésus Christ, « Témoin fidèle », est l’« Amen » (cf. Ap 1, 5 ; 3, 14) en qui toutes les promesses de Dieu trouvent leur « oui » (4). Aux Corinthiens, Paul écrit que Jésus « n’a pas été oui et non ; il n’y a que oui en lui. Car toutes les promesses de Dieu ont en effet leur oui en lui. C’est pourquoi nous disons en lui notre “Amen” à la gloire de Dieu » (2 Co 1, 18-20). Paul parle du « oui » que Dieu nous donne et de l’« amen » que l’Eglise donne à Dieu. En Jésus Christ, le « oui » de Dieu à l’humanité, et l’« amen » de l’humanité en réponse à Dieu se réalisent. Vrai Dieu et vrai homme, selon la foi de l’Eglise, le Christ incarne cet échange de consentements entre l’humanité et Dieu. Dans la vie et le ministère de Jésus, venu pour faire la volonté de son Père (cf. He 10, 5-10) jusqu’à la mort (cf. Ph 2, 8 ; Jn 10, 18), Dieu a prononcé son « amen » le plus haut et le plus humain à sa Création. Dans sa vie, Jésus s’est montré totalement dévoué au Père (cf. Jn 5, 19). L’autorité que Jésus manifeste est le fruit de son obéissance, c’est-à-dire de son écoute du Père mais aussi des hommes. Sa réponse n’est autre que le don de la vie par la parole qui guérit et libère (cf. Mt 7, 28-29 ; Mc 1, 22-27). La réponse que Jésus vit dans sa chair aboutit au don total de lui-même (cf. Mc 10, 45) (5).
En Christ, le baptisé est adopté comme enfant de Dieu. Dans cet « amen », par le Christ, il célèbre le Père qui répand son Esprit dans le cœur de tous les fidèles (cf. 2 Co 1, 20-22). Dans l’assemblée liturgique, le croyant est appelé en Christ à rendre témoignage à Dieu (cf. Lc 24, 46-49), ce qui peut comporter pour lui aussi l’obéissance jusqu’à la mort. Répondre à Dieu en Christ n’est pas un fardeau (cf. 1 Jn 5, 3). Le « oui » que le croyant offre jaillit de l’invitation à entrer dans la dynamique du Royaume par la conversion à l’Esprit de Dieu (6). Le « oui » de Dieu et l’« amen » du croyant apparaissent clairement dans le baptême. Lorsque, dans le cadre de la liturgie, en compagnie des autres fidèles, son « je » devient « nous », le sujet croyant prend corps dans le corps du Christ qu’est l’Eglise. C’est alors tout le peuple de Dieu qui se trouve incorporé à l’« amen » du Christ et qui devient, dans la force de l’Esprit, ce corps qui n’est qu’oreille à l’écoute du Père.
L’« amen » du croyant au Christ est si fondamental que chaque chrétien est appelé, toute sa vie durant, à dire « amen » à tout ce que la communauté chrétienne reçoit, enseigne comme la signification authentique de l’Evangile et la manière de suivre le Christ. Le baptisé est incorporé à un « amen » de la foi, plus ancien, plus profond, plus large, plus riche que son « amen » individuel à l’Evangile. Les croyants vivent donc un « amen » enraciné dans l’enseignement des apôtres, la tradition du culte et la pratique de l’Eglise qui est une communauté eucharistique (7). Au centre de sa vie se trouve la célébration de l’eucharistie, source et sommet de toute la vie chrétienne (8). Lorsque l’action de grâce qu’est l’eucharistie, réalise le mémorial du don de Dieu dans l’œuvre du Christ crucifié et ressuscité, la communauté est en communion avec tous les chrétiens de toutes les Eglises qui, depuis le commencement et jusqu’à la fin, prononcent l’« amen » de l’humanité à Dieu. De cet « amen », l’Apocalypse affirme qu’il est au cœur de la grande liturgie du ciel (Ap 5, 14 ; 7, 12).
L’eucharistie, sacrement de la présence réelle de Dieu à ce monde qu’il a créé, réveille la puissance de résurrection que le Christ y déploie. Comment, alors, ne pas comprendre que l’eucharistie est la source de tout appel ? Le « Me voici ! » du croyant n’est ni orgueil, ni audace, ni inconscience puisqu’il est la réponse à un premier « Me voici ! » que le Christ a assumé une fois pour toutes en se donnant. On comprendra donc aisément que le soin qu’il convient d’apporter à la qualité des célébrations eucharistiques ne relève pas de la stratégie pastorale ou de l’esthétisme, mais de la mission de l’Eglise : délivrer des vocations au sein de la communauté chrétienne.
Notes
(1) Cf. Paul Ternant, « Eglise », in X. Léon-Dufour et alii (éd.), Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1981, col. 323.
(2) « In unum convocatur » ; cf. M. Deneken, « L’image de l’Eglise dans Sacrosanctum concilium et les normes liturgiques », in Cahiers de la Revue des Sciences Religieuses 1, Strasbourg, 2005, pp. 37-52.
(3) « In ipso coetu in suo nomine congregato » (IGMR 7).
(4) Cf. le thème du « oui » de Dieu et de l’ « Amen » de l’humanité en Jésus Christ est la clé d’étude de la déclaration de la commission internationale de dialogue anglican catholique sur Le don de l’autorité. Déclaration du 19 mai 1999, ARCIC II, 8. Traduction française autorisée sur le site Internet du Vatican.
(5) Cf. ARCIC II, 9.
(6) Cf. ARCIC II, 10 ; cf. Lumen Gentium 10.
(7) Cf. ARCIC II, 12-13.
(8) Cf. Lumen Gentium 11.