La liturgie monastique


Michael Bozell
bénédictin,
abbaye de Solesmes



On aura certainement écrit plus d’une fois dans les contributions de ce recueil qu’il n’y a qu’une liturgie, celle du Christ, celle que son Eglise célèbre en Lui. Cela étant, il y a effectivement différents rites, différentes manières de célébrer la liturgie. « La richesse insondable du mystère du Christ est telle qu’aucune tradition liturgique ne peut en épuiser l’expression (1). » Dans ce sens-là, on peut parler d’une « liturgie monastique » avec ses deux composantes, l’Eucharistie et l’Office divin ou Liturgie des Heures. Et qui n’a pas ressenti la puissance et l’attraction – la spécificité – de ce langage lors d’une liturgie célébrée par une communauté monastique ? Au delà des particularités de l’office (sa structure, son développement), des détails de forme extérieure (chant grégorien, chants en langue vernaculaire, polyphoniques ou monodiques), les liturgies monastiques se différencient par quelque chose de bien plus profond.
J’aimerais suggérer comment la vocation monastique, la vocation à une vie de prière, forge la liturgie de ces hommes et femmes qui se retirent du monde pour chercher Dieu. Brossant un tableau rapide des différents états dans l’Eglise, le concile Vatican II a voulu associer la vie monastique à la prière privée, prolongée, solitaire du Seigneur que les Evangiles rapportent en maints endroits. Lumen Gentium désigne la « contemplation sur la montagne » comme l’activité du Christ manifestée ou actualisée par ceux qui sont conduits par l’Esprit à vivre dans le désert. Silence et solitude, méditation de la Parole de Dieu, colloque continu avec le Père, voilà qui caractérise cette dimension cachée du Fils incarné. Les moines et moniales sont censés prolonger cette vie intérieure du Christ ; leur prière naît de sa prière, de son action de grâces, de sa louange, de son adoration.

Si la prière a toujours été le but, la raison d’être de la vie monastique, il serait moins aisé d’affirmer la même chose de la célébration liturgique. Une certaine lecture des premiers siècles du monachisme chrétien voudrait voir une activité liturgique peu développée, et parfois presque absente de la vie des premiers moines (2). Quoiqu’il en soit, la prière du moine était, aux commencements, la prière privée, personnelle, la « prière de feu » selon leur expression. La récitation du psautier chaque jour aurait été de l’ordre de la prouesse ascétique, une discipline que le moine s’imposait pour former et contrôler l’imagination et les passions mentales. Un texte attribué à Evagre le Pontique va dans ce sens : « La psalmodie terrasse les passions et apaise l’intempérance du corps ; l’oraison fait exercer à l’intellect l’activité qui lui est propre. La psalmodie appartient à la sagesse multiforme ; mais l’oraison est le prélude de la gnose immatérielle et uniforme (3). » Il faut reconnaître que dans les récits des vies des grandes figures du désert, la liturgie, telle que nous la vivons aujourd’hui, est à peine présente.
Cependant un mouvement très net se dessine au fil des années grâce à l’influence des Pères de l’Eglise, eux-mêmes souvent moines. « Quoi de plus doux, écrit saint Basile à saint Grégoire de Nazianze, que d’imiter en ce monde les chœurs des anges... et de saluer le Créateur dès le point du jour avec des hymnes et des cantiques ?... Toi, tu as les psaumes... Que ton intelligence tâche de comprendre ce que tes lèvres psalmodient, afin que tu psalmodies avec ton esprit et avec ton intelligence (4). » Par ailleurs, saint Basile désigne le moine saint Nil comme un autel (5), image liturgique s’il en est. Il dit par là que sa vie est en soi un sacrifice, une fonction liturgique. Partout on commence à comparer la vocation monastique à la fonction angélique : louer Dieu sans cesse. Les législateurs anciens codifient et réglementent la prière liturgique, lui donnant une place de plus en plus importante dans la journée du moine, et surtout opérant une graduelle fusion entre celle-ci et la prière personnelle. Saint Basile demande : « Les prières qui ne se disent pas en commun sont en soi bien plus faibles ; le Seigneur n’a-t-il donc pas promis d’être présent chaque fois que deux ou trois, un de cœur et d’âme, invoqueraient son nom (6) ? » Est-ce le moine ou l’évêque qui parle ici ? En tout cas, ce texte semblerait être le premier à donner la primauté à la prière liturgique du moine.

La synthèse de ces deux modes de prière, la prière intime, contemplative et la prière commune, liturgique, est consacrée par saint Benoît d’une manière oblique. Dans sa Règle, il enjoint à ses moines de « ne rien préférer à l’Œuvre de Dieu [la liturgie] ». Mais, dans le même temps, il encadre sa prescription d’une autre, aussi ferme : « Ne rien préférer à l’amour du Christ » au début de la Règle, et « Ils ne préféreront absolument rien au Christ » à la fin. Ces indications constituent comme le fondement spirituel de ce que nous appelons (en Occident, au moins) la liturgie monastique. Dépassant toute querelle entre office divin et oraison, elle les rassemble de telle manière que la célébration liturgique du moine est constamment vivifiée par sa contemplation ; sa contemplation est sans cesse nourrie et portée par la liturgie.
Et c’est là, il me semble, que nous pouvons avancer quelque chose sur la nature de la liturgie monastique. Fondamentalement, elle se différencie des autres par cette sève contemplative, ce lien entre ce qui se passe à l’autel, dans le chœur, et l’idéal monastique, ce qui se passe dans la vie ordinaire de chaque moine. En dernière analyse, il faut revenir à la vocation. Pour comprendre la spécificité des liturgies dans les monastères, il faut revenir sur ce à quoi le Seigneur a appelé ces hommes et femmes.
Le moine est personnellement homme de Dieu, voué à un intime contact avec Lui. Il vit une intensification de la foi, s’ouvrant plus largement à une perception du monde surnaturel, à une pénétration du mystère du Christ. Il a reçu ce don – cet appel – gratuitement, et il le cultive tout au long de sa vie dans le monastère où tout doit être disposé pour favoriser cette éclosion.

A la base du charisme monastique, il y a une séparation. Ces hommes et ces femmes quittent leur milieu vital normal pour favoriser une rencontre. Ils se séparent des autres et de leurs activités pour entrer pleinement dans la circulation de vie spirituelle qu’est le mystère de l’Eglise. A vrai dire, les moines ont toujours considéré leur vocation comme un prolongement du temps des martyrs aux premiers siècles de l’Eglise. Comme le martyr, le moine se veut témoin apodictique de l’Evangile dans son orientation radicale vers Dieu. Il croit que ce témoignage de vie – le pénible dessaisissement de lui-même par une vie pauvre, chaste et obéissante – est irremplaçable pour l’Eglise, que sa vocation à l’intériorité est en même temps une annonce de la valeur spirituelle contenue dans l’économie chrétienne. Les hommes et les femmes qui se retirent du monde et qui ainsi semblent absents, non seulement du monde, mais même de l’Eglise, croient que cette séparation exprime l’actualisation intense de la vie spirituelle que – précisément – l’Eglise fait jaillir.

La liturgie monastique optera toujours pour l’essentiel, allant droit au Mystère pascal comme lieu où Dieu et l’homme se rencontrent. Au monastère, nous sommes souvent étonnés par l’image que les gens nous renvoient de nous-mêmes. Ils se disent frappés par la joie qui nous habite, la joie qu’irradient nos Eucharisties, par exemple. Ne serait-ce pas là une conséquence du mystère pascal vécu ? Et que dire de la Croix dans nos vie ? Quel enfer par moments ! Ceux qui croiraient que la vie monastique est une fuite facile, une option aisée, n’imaginent pas l’aspect dur et âpre qui caractérise si souvent la vie vouée à la prière. Pour y persévérer, pour y grandir et « avancer » les moines et moniales doivent endurer un décapage pénible. Kirkegaard évoquait ainsi cette face cachée de la prière : « La prière du témoin de vérité, c’est que Dieu le fortifie pour tenir bon dans la souffrance. Sa prière l’enfonce de plus en plus profondément dans la souffrance ; plus il a de ferveur et est proche de Dieu, plus il se fixe dans la souffrance. (7) » Il ne s’agit pas ici de donner une couleur de dolorisme à la vocation monastique, mais de souligner le sérieux et la difficulté de l’entreprise.

Par toute sa vie, le moine cherche une mise en présence de Dieu : sa liturgie se passe des moyens psychologiques et sensibles qui – ailleurs – peuvent servir pour instruire l’assemblée. Cela explique en grande partie la simplicité des rites, le dépouillement des signes. L’adventice, le superflu sont, en principe, étrangers à l’esprit des liturgies monastiques qui se veulent centrées sur « l’unique nécessaire ». Une fois admis ce principe, les moines et les moniales peuvent calibrer l’intensité et la composition des signes selon l’importance des fêtes liturgiques. La solennisation n’est nullement en contradiction avec la sobriété et l’intériorité. Au contraire, celles-ci requièrent une certaine modulation de l’expression pour mieux communiquer la profondeur du contenu des mystères célébrés.
Ces simples règles, extensions de la vie de prière monacale, devraient garder les moines d’expressions déplacées ou inadaptées dans leurs liturgie. Ne multipliant pas les signes indûment, ils sont sensés rendre à chacun d’eux son sens plénier et vrai. Cela se traduit par l’attention aux gestes et aux paroles. On pense ici au souci d’un saint Bernard ou d’un Pierre le Vénérable pour l’authenticité dans la célébration liturgique. Cette exigence de l’explicitation du sens spirituel des signes donne une allure de profonde unité au culte des moines ; la manière dont ils prient leur liturgie les prédispose à la finalité de leur vocation dans l’Eglise, leur vocation humaine, en fin de compte : l’adoration.

La vie monastique est un charisme ecclésial qui confère un caractère d’intériorité à toute son activité, y compris son culte. L’absence de préoccupations pastorales directes permet d’accentuer l’aspect laudatif qui trouve son expression, par exemple, dans... le silence. C’est peut-être la composante la plus marquante des liturgies monastiques. Rien ne traduit sa spécificité comme le silence. Mais, d’autres éléments démarquent aussi : la fréquence des offices, l’office de nuit ou des vigiles, la longueur des récitations des psaumes. Dans le choix des psaumes aussi, moins sélectif que celui de la Liturgie des Heures célébrée par les prêtres diocésains : l’office monastique a privilégié la récitation des psaumes dans l’ordre où ils se présentent dans la Bible. La liturgie monastique veut imiter et préparer la perpétuité de la louange qui sera la nôtre dans la vie éternelle. Elle semble, par là, abolir le temps et rejoindre cette autre réalité, ce monde qui est là derrière les choses pour ainsi dire.
Je ne pense pas que la désignation « vie angélique », si chère aux anciens, soit dénuée de sens, même si cela sonne un peu désuet. Encore une fois, le Concile a voulu préciser notre vocation dans l’Eglise en évoquant la « contemplation sur la montagne » du Christ. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir tout ce que cette expression porte en elle, mais il suffit de signaler qu’elle renvoie à l’activité la plus élevée, la plus spirituelle du Christ. Elle ouvre sur le monde eschatologique, sur le monde « invisible » que nous professons dans le Credo. H. von Balthasar exprime merveilleusement quelle est cette activité et son importance pour l’Eglise :
« Tout ce que nous pouvons attester de la réalité divine devant les autres hommes, nos frères, provient de la contemplation : celle de Jésus-Christ, celle de l’Eglise, la nôtre. On ne peut annoncer d’une manière durable et efficace la contemplation de Jésus-Christ et de l’Eglise, si l’on n’y participe pas soi-même... Mais qui parle aujourd’hui du Thabor ? Qui parle encore de voir, d’entendre, de toucher ce qui ne peut être prêché et répandu par aucune action si zélée qu’elle soit, à moins d’avoir été d’abord reconnu et éprouvé ? Qui parle de la paix inexprimable de l’éternité au-delà de toutes les luttes d’ici-bas, mais aussi de la faiblesse et de l’impuissance indicible de l’Amour crucifié, dont ‘l’anéantissement’ jusqu’à devenir ‘péché’ et ‘malédiction’ fait naître toute force et tout salut pour l’Eglise et pour l’humanité ? Celui qui n’a pas éprouvé ce mystère par la contemplation ne pourra jamais en parler, ni même agir d’après lui, sans se sentir affecté d’une sorte d’embarras et de mauvaise conscience (8). »

Dans la grande symphonie qu’est la liturgie de l’Eglise, les liturgies monastiques viennent apporter une coloration indispensable, mais cette spécificité n’est crédible qu’à la mesure de l’authenticité de la vie de chaque moine, chaque moniale. La vérité de leur conversion, de leur pureté de cœur, l’assiduité de leur lectio divina, leur constance dans le grand combat spirituel, tout cela rend vrai leur contemplation. Et, donc, leur liturgie.




Notes
(1) Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 1201.
(2) Le lecteur peut approfondir cette question dans l’article d’Eloi Dekkers, « Les anciens moines cultivaient-ils la liturgie ? », La Maison-Dieu 51, 1957, pp. 31-54.
(3) De oratione, 83 et 85, trad. Haussherr, Le traité de l’oraison d’Evagre le Pontique (R.A.M., XV, 1934, 126 et 128).
(4) In psalm. XXVIII, 7 (PG 29, 301 C).
(5) In psalm. XXVIII, 7 (PG 29, 301 C).
(6) Epist. II, XCVII (PG 32, 493 B).
(7) Cité par J. Colette, Kirkegaard ou la difficulté d’être chrétien, Paris, 1964, p. 276.
(8) H. de Lubac, « Un témoin du Christ : Hans Urs von Balthasar », in Recherches et débats 53 : « Pouvoir et société », 1966, pp. 142-159.