La vocation à travers un service d’animation liturgique
Bernard Maës
aumônier de la Sorbonne
Par quelles voies le Seigneur appelle-t-il les baptisés à assumer leur vie de disciples ? Elles sont bien sûr diverses et fort heureusement nombreuses. On m’a demandé d’esquisser le chemin qui existe entre l’animation d’une liturgie et la vocation chrétienne.
Je voudrais partir d’un souvenir personnel, qui date d’avant mon ordination. « Dieu dit à Abraham… » Quand j’étais enfant, ce genre de mentions bibliques m’étonnait toujours : je n’imaginais pas que Dieu puisse me parler aussi simplement, d’après le regard enfantin que je posais sur ces énoncés. A bien y réfléchir, je ne concevais pas que Dieu intervienne dans ma vie finalement très sécularisée, malgré quelques prières et messes dominicales. Avait-il sa place dans ces journées remplies de jeux, école, vie familiale ? « Dieu dit… » Comment une voix divine pouvait-elle percer le voile épais du quotidien ?
En contraste, la participation d’un baptisé à l’œuvre de la liturgie initie un vécu religieux. C’est comme une fenêtre que l’on ouvre au milieu d’une semaine parisienne, intense mais aujourd’hui dépourvue d’accroche spirituelle. L’activité liturgique constitue une sorte d’icône temporelle, si l’on peut emprunter cette expression au vocabulaire pictural. Et de même qu’une icône est censée guider la vision et la prière vers le Seigneur, de même la participation liturgique – à quelque niveau que ce soit – plonge le chrétien dans une action où Dieu vient le rejoindre et lui parler. Voilà donc un terreau pour découvrir une vocation authentique. Je vais traiter de cela.
Etat des lieux
Depuis plus de quinze ans, à la suite d’impulsions successives de divers prêtres et de laïcs bien éclairés, une messe « de jeunes » s’est développée le dimanche soir dans notre église. Encore aujourd’hui, ce sont souvent plus de mille personnes qui se joignent à l’eucharistie. On y trouve en nombre égal étudiants, jeunes professionnels et paroissiens de tous âges. L’appellation « messe de jeunes » est donc impropre ; la caractéristique déterminante de cette célébration est d’être animée par des jeunes. En effet, plus de quarante jeunes professionnels et étudiants sont engagés durant l’année au service de cette messe. D’abord interviennent les coordinateurs qui, à tour de rôle, rédigent la prière universelle et réquisitionnent les lecteurs, les quêteurs ainsi que les personnes qui vont participer au service de la communion.
Ensuite figurent côte à côte les animateurs et les instrumentistes – ces derniers sont peut-être moins sollicités par la préparation, leur niveau musical étant souvent suffisant pour éviter de longues répétitions. Les animateurs, eux, se réunissent une fois toutes les cinq semaines pour établir un programme cohérent de chants, charge ensuite à chaque binôme animateur de finaliser l’ordinaire et les refrains. Le binôme du dimanche est soutenu par le reste des autres animateurs qui déploient la polyphonie. Outre les réunions de programmation, l’équipe organise des ateliers, pour progresser dans la gestuelle, le chant, la justesse liturgique. Sans compter les nombreux « plus » inhérents à l’amitié. Enfin, pour terminer la description du fonctionnement de ces équipes, je dois parler de ma tâche, qui est d’assurer le lien avec le curé et les prêtres de la paroisse, accompagner les équipes liturgiques et leur proposer une formation (améliorer les prières universelles, développer le sens de l’eucharistie, esquisser la place du chant dans la liturgie, etc.) ; j’essaie d’apporter le nécessaire recul, tant la liturgie est propre à cristalliser les préférences affectives parfois irraisonnées.
Un chemin de vocation
Ce qui me frappe, c’est que ces jeunes sont pratiquement tous des hyper-actifs de la vie parisienne, engagés par ailleurs dans leurs études et profession, mais encore dans des associations de tous horizons. Les voir terminer leurs réunions le soir vers vingt-trois heures, continuant de parler jusqu’à minuit, me stupéfie chaque fois. Quel est le ressort qui alimente une telle énergie et un tel désir ? Avant d’aborder cette question, j’insiste sur ce point : chez ces jeunes, la participation à l’œuvre liturgique est une activité à part entière. Ils ont une fierté évidente d’appartenir à ces équipes. Leur souci de faire le point, proposer des idées, réagir aux déceptions montre bien que leur être est touché jusqu’à la pointe. Devant ce fort engagement personnel, il faut s’interroger : pourquoi ces jeunes acceptent-ils de consacrer tant de temps ? S’agit-il d’un appel du Seigneur ? S’agit-il d’un goût inné ? Comment les deux s’articulent-ils ? Je perçois trois tonalités où s’unissent progressivement la vocation et l’être personnel : l’appel eucharistique, l’appel ecclésial, l’appel de l’Esprit.
L’appel eucharistique
Préparer une liturgie et œuvrer pour sa qualité priante, c’est reconnaître la valeur fondamentale de l’eucharistie. Il s’agit d’une reconnaissance en acte, qui se déploie dans l’arbitrage concret de l’agenda. Source et sommet de la vie chrétienne, l’eucharistie ne l’est pas automatiquement : il faut encore que les chrétiens puissent percevoir ces caractéristiques et y répondre. Cela devient sensible quand, de fait, l’assemblée reçoit, à travers les paroles et les gestes de la messe, l’empreinte sacramentelle du Seigneur qui vient ressusciter les énergies et les recentrer sur la mission baptismale. Dieu donne sa paix à chacun. Les animateurs et coordinateurs n’ont pas d’autres buts que de servir cette rencontre. Ils ne se cooptent pas d’abord sur leurs capacités musicales ou organisationnelles – même si une certaine habilité est requise au départ. Ce qui compte pour eux n’est pas le résultat brut : « Les chants étaient beaux, la prière universelle bien rédigée. » Du moins, c’est ce qu’ils apprennent progressivement à noter, entraînés en cela par les anciens de l’équipe. Ce qui guide leur choix, c’est le recueillement et la joie qui émanent parfois des assemblées, impressions qu’il faut savoir discerner. Je précise qu’à Saint-Germain des Prés, ces impressions sont réelles, vu le nombre de personnes réunies et la réactivité de l’assemblée. Or une telle réactivité n’appartient pas en propre aux animateurs et coordinateurs : ils n’ont pas de prise sur l’homélie du prêtre, la qualité des lectures, l’inspiration priante des fidèles, et encore moins sur l’action de Dieu qui vient changer les cœurs. Les voilà donc à l’écoute de la présence du Seigneur dans l’eucharistie, le sacrifice auquel se joint l’action de grâce. Et voici que le Christ se rend présent à travers l’engagement de leur personne. Appel du Seigneur et goût personnel ne sont plus à opposer, parce que l’eucharistie éduque le goût à la voix de Dieu : Dieu se met à parler dans l’histoire, dans leur histoire.
L’appel ecclésial
L’assemblée fonctionne donc comme une caisse de résonance, et j’aborde ainsi la deuxième tonalité : l’appel du corps ecclésial. Au fil du temps, les participants aux équipes liturgiques apprennent à se décentrer pour se tourner vers le service d’une assemblée – et une assemblée perçue comme « appartenant » à Dieu. Pourquoi servir l’autre frère, sinon parce qu’il se révèle infiniment digne sous le regard de Dieu ? Telle est la première leçon d’une messe. Mais l’eucharistie entraîne toujours plus loin : les jeunes prennent conscience qu’ils servent une assemblée unie. Donner une lecture à un peuple écoutant comme « un seul homme », préparer une prière universelle qui doit parler à chacun sans diviser, faire chanter une foule à l’unisson, réfléchir au mouvement de communion : voilà des lieux de l’unité, tangible, des chrétiens rassemblés en un seul corps. Servir la liturgie amène à acquérir le sens de l’Eglise, et du coup à s’interroger : quelle est la valeur de ce corps, auquel tant de temps est consacré ? Personnellement, je suis frappé du sens de l’Eglise que les jeunes acquièrent au bout d’un an ou deux. Le fait aussi de travailler en pensant au prêtre qui va présider leur travail n’est pas insignifiant non plus dans l’accueil du sens de l’Eglise. Ce corps uni et organisé est, au-delà de tous les aspects médiocres, en son miracle même d’unité, l’œuvre de Dieu, à laquelle un jeune peut se rendre sensible.
L’appel de l’Esprit
Nous arrivons à la troisième tonalité, après avoir abordé deux voies d’approches sensibles. Il s’agit maintenant de l’appel de l’Esprit. Pendant un certain temps, je vois les débutants se préoccuper principalement des effets de leur travail. Mais bientôt, ce qui les guide n’est plus tel effet, même spirituel, mais leur propre quête du Seigneur. Le « phénomène » de l’eucharistie n’enferme pas sur lui-même, il est un signe qui élève le cœur vers Dieu. D’où vient tant de grâce ? D’où vient que je serve cette grâce ? « Tu nous as choisis pour servir en ta présence », prions-nous avec la prière eucharistique. Chez les jeunes engagés dans la liturgie, cette écoute du sens intérieur se révèle dans la manière dont ils travaillent les chants, les lectures, les prières universelles. Vient un jour où l’on ne se préoccupe plus seulement de la mélodie d’un chant, mais aussi de la vérité de ses paroles. Un jour où l’on ne parcourt plus les Ecritures pour y trouver un « thème », mais pour se laisser interpeller par elles. Un jour où l’on ne monte plus à l’ambon pour animer, mais pour prier. C’est ce jour-là que, par le contact au corps eucharistique et au corps ecclésial, on accueille en son propre corps humain l’Esprit qui leur est uni. Une liturgie, c’est une affaire de corps qui se rencontrent, qui s’unissent en Esprit. Vient un jour où l’on communie à l’Esprit de la liturgie, où l’on accepte d’être guidé par cet Esprit.
Conclusion
La liturgie est bien un endroit où Dieu vient appeler, de manière extrêmement sensible. Les étudiants et jeunes professionnels qui consacrent du temps à la préparation de la liturgie dominicale expérimentent souvent, sans le savoir, cette fameuse voix de Dieu qui parcourt la Bible : « Dieu dit… » Cette voix parle dans leur action (appel de l’Esprit) unie à celle de l’assemblée (appel ecclésial) et celle de Dieu (appel eucharistique). Bien que n’ayant que peu de trace tangible de cet itinéraire chez les jeunes que j’accompagne, je crois cependant être témoin de cet appel à la vocation chrétienne, parfois vocation consacrée et même sacerdotale. Si le service de l’autel convient bien à l’adolescence – du fait de son côté très pratique – la prise en charge de la liturgie par les jeunes adultes me semble particulièrement propice à l’enracinement chrétien, en raison de l’unification qui s’opère à cet âge entre la raison, la foi et la sensibilité.