Geneviève de Gaulle-Anthonioz


Paule Zellitch
Service National des Vocations


Cette nièce du général de Gaulle est « l’autre célébrité » de la famille. Elle naît le 25 octobre 1920 dans une famille de la « bonne bourgeoisie ». Vendéenne du côté maternel, elle est par son père attachée au Nord et à la Champagne. Ses parents font un mariage d’amour, ce qui est encore rare en ces temps-là ; ils auront trois enfants vivants ; en 1925, leur mère âgée de vingt-sept ans décède à la naissance d’un bébé mort-né. Geneviève deviendra « la petite maman » de ses cadets. Son père se remarie en 1930 avec une cousine de sa première épouse ; ils auront deux enfants. Pour Geneviève ce remariage est une véritable épreuve.
Sa famille quitte la Sarre à la suite du référendum (1) du 13 janvier 1935. Son adolescence se déroule dans des pensionnats religieux, avec sa sœur Jacqueline ; elles seront en Lorraine d’abord et plus tard en Alsace, à Kintzheim. Après son baccalauréat, elle étudie l’histoire à la faculté de Rennes. La guerre éclate. Elle entre en résistance ; elle est arrêtée en 1943 ; emprisonnée à Fresnes, cette jeune femme de vingt-trois ans entre au camp de concentration de Ravensbrück le 31 janvier 1944. Avant la libération du camp, Himmler voulant faire passer un message au général Eisenhower par l’entremise de cette nièce du Général, elle en sort avec l’aide de la Croix-Rouge. Entre autres décorations qu’elle reçoit, elle est élevée, en 1946, au rang de chevalier de la Légion d’honneur.
Le 28 mai 1946, elle épouse Bernard Anthonioz, un jeune éditeur d’art rencontré chez des amis communs ; le futur cardinal Journet présidera, le lendemain, leur mariage religieux ; ils auront quatre enfants. Elle est très active au sein de l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR) et elle donne de multiples conférences au profit des femmes déportées et résistantes. Elle s’engage dans le parti fondé par son oncle, le RPF, dès sa fondation. Geneviève travaille d’arrache-pied à la recherche scientifique. Ensuite elle entre aux Affaires culturelles, appelée par Malraux, en imposant son mari à cause de ses compétences. C’est le début d’une longue collaboration qui produira de nombreux fruits. Une de ses priorités sera « la culture pour tous ». En 1958, elle est élue à la tête de l’ADIR. Geneviève découvre le bidonville de Noisy-le-Grand et l’action du Père Joseph Wresinsky, surnommé par ses contempteurs « curé de la racaille ». L’association – qui s’appellera plus tard ATD Quart Monde – naît et se développe dans ce bidonville. En 1964, Geneviève en assure la présidence. Jacques Chirac la nomme au Conseil Economique et Social ; plus de dix ans seront nécessaires à Geneviève pour obtenir l’adoption d’une loi d’orientation contre la grande pauvreté, en 1998. Seule femme à être grand-croix de la Légion d’honneur, elle entre dans la Vie le 14 février 2002.


Le refus de l’inacceptable au nom de la vérité d’une tradition

Un regard extérieur peut discerner quelques grandes étapes, dans l’existence de cette femme, liées comme souvent, aux grands événements marquants vécus au temps de l’enfance et de la jeunesse.
Le souci de préserver la vie humaine occupe une place majeure dans la pensée et dans le cœur de Geneviève. A l’origine de cet impératif, la marque laissée par la disparition précoce d’une mère affectueuse et une éducation mettant l’accent sur le respect de l’autre et l’amour de son pays. Affrontée dès sa cinquième année à l’insondable douleur de son père devenu veuf, elle s’assigne la tâche de le soutenir par sa seule présence : « Mon père me prenait avec lui le plus possible. Quand il faisait des promenades, il m’emmenait […] dans la forêt. Et je marchais derrière lui, il marchait sans s’occuper de moi. J’étais derrière comme un petit chien. Mais je ne voulais pas le quitter. Je me disais que, toute petite que j’étais, j’étais quand même nécessaire (2). » Cette fillette fait la découverte de ce qui sera le moteur de son action et la spécificité de sa spiritualité : sa disposition à l’empathie devant le malheur d’autrui ; ce sera un des ressorts majeurs de son action ; cette disposition précoce sera amplifiée, ordonnée à la mesure de l’amour sans mesure.

En Sarre, avec sa famille, elle assiste à l’emprise du nazisme sur la population allemande. L’hostilité contre les français se manifeste au grand jour ; à la suite du traité de Versailles, le vote du 13 janvier 1935 rattache la Sarre à l’Allemagne. Sa famille rentre en France, et s’installe à Laval. A treize ans, elle lit Mein Kampf ; combien de jeunes filles, en ce temps-là, l’ont-elles ne serait-ce que parcouru ? Les thèses païennes et racistes de ce texte programmatique sont l’antithèse de l’éducation qu’elle reçoit : « On m’avait appris que chaque être humain avait une valeur, quelles que soient son apparence, sa situation, et dans ce livre j’apprenais que si on n’appartenait pas au peuple germanique, à la race aryenne, on n’était rien […] (3). »
Cette étudiante en histoire, de l’université de Rennes, n’accepte pas que la France se couche si rapidement devant l’envahisseur ; elle entre en résistance après avoir entendu Pétain sur les ondes : « Je me suis dit que […] je ne pouvais pas accepter ça. Je pense qu’il y a des moments dans la vie où les uns et les autres rencontrent quelque chose et tout à coup se disent : ‘’C’est inacceptable’’ (4). » L’entrée en résistance, dans le milieu auquel appartient Geneviève, ne va pas de soi ; la grande majorité des femmes de la bourgeoisie n’ont jamais travaillé mais la guerre va bousculer les habitudes du temps ; face au danger, les femmes sont sur un pied d’égalité totale avec les hommes ; à l’instar de leurs compagnons, elles sont arrêtées et torturées, parfois jusqu’à l’extrême de la mort, exécutées ou envoyées vers les camps d’extermination. Geneviève s’affranchit tout naturellement de la conception traditionnelle de la femme, au nom des idéaux humanistes et des valeurs chrétiennes qui lui ont étés inculqués par sa famille. Elle œuvre, sans chercher les premières places, « toute petite […] mais quand même nécessaire » ; elle fait ce qui doit être fait là où elle se trouve ; les missions qui lui sont confiées sont de plus en plus risquées ; elle sera arrêtée dans les mois qui suivront son entrée dans la clandestinité.
Son arbitrage pour la Résistance est aussi un acte existentiel dont la portée dépasse très largement la contingence historique : c’est pour elle une manière radicale d’être aux hommes et à Dieu, pour la vie contre la mort.


Dans les abîmes, la rencontre du Seigneur

Vient ensuite l’expérience concentrationnaire. Geneviève de Gaulle-Anthonioz (5) fait le récit de sa terrible expérience de déportée en 1998, dans un grand « petit » livre intitulé La traversée de la nuit (6). Son voyage, son arrivée au camp, les coups quotidiens, la maladie et les mois vécus en solitude dans la déréliction d’un cachot sont racontés, avec précision et pudeur. Ce récit témoigne d’une expérience vécue sans échappatoire, en totalité, avec son lot d’insondables douleurs et ses éclairs d’espérance, nés parfois d’un geste « ordinaire » devenu extraordinaire en ce lieu « pire que la mort ». Elle co-naît désormais pleinement à l’absolu de l’humaine douleur ; elle sait ce que sont la faim, la peur, la déchéance jusqu’à la pointe de l’abandon. « C’était la destruction de notre âme qui était le programme de l’univers concentrationnaire. » Ceux et celles qui ont « traversé » l’univers concentrationnaire se sont tenus aux limites extrêmes, encore et toujours sujets, face aux tenants de la mort de l’homme et de la mort de Dieu.

Là-bas, si loin de toute pieuse mièvrerie (7), Dieu, dans l’humilité de la crèche et le scandale de la Croix vient à Geneviève. Elle rencontre vraiment le Seigneur !

Cette descente aux abîmes, devenue par cette « rencontre » le lieu de sa conversion, habite désormais sa spiritualité, sa prière ; elle sera la ligne de force de son action. Ce bouleversement spirituel va nourrir ses affects et ses pensées. La vérité de cette expérience sera rendue manifeste, au quotidien, par les multiples arbitrages et engagements de son existence. Expérience intérieure et agir gagneront chaque jour en cohérence, comme « signe » d’unification au seul modèle : Jésus le Christ.


Geneviève et l’ADIR

Dès la libération et aux différents moments de son existence, son pays lui rendra hommage ; elle reçoit la Croix de guerre, les médailles de la Résistance, de la Déportation, de la Légion d’honneur.
Dans le cadre de l’ADIR, elle donne, de sa voix légèrement enrouée, des conférences relatant l’enfer concentrationnaire (8). « Sur tous ces visages, j’ai trouvé une ressemblance […]. Et auquel pourrais-je les comparer, si ce n’est au visage même de Jésus-Christ tel qu’ont pu le contempler les premiers disciples, il y a vingt siècles, au jardin des Oliviers, le visage de l’Homme, celui qui a assumé sa propre Passion et toutes les souffrances de ses frères (9) ? » Les combats de cette association sont nombreux ! L’urgence est à la « réparation » ; ces femmes pragmatiques auront le souci des corps et du quotidien à assurer aux déportées démunies. Parmi ces rescapées, beaucoup sont malades, dépourvues du nécessaire, certaines ont subi de véritables mutilations qui nécessitent des soins coûteux. Les exposés de Geneviève sont l’occasion de récolter des fonds pour venir en aide aux déportées ; mais l’intérêt pour ces récits tombe dès 1946 (10). L’urgence un peu passée, les femmes de l’ADIR auront le souci de la justice, et le temps du châtiment des coupables vient ; elles y participent d’autant plus activement que les témoins, au fil des ans, disparaissent et que les meurtriers demeurent largement impunis.
Geneviève est à la tête de cette association à partir de 1958 ; son nom sert aux avancées de la cause. En 1968 cette association change de statut pour devenir, et ce n’est pas incident, une association de défense des droits de l’homme.


Le mariage et la maternité, protestation pour l’espérance

Geneviève se marie en 1946, avec Bernard ; ils s’aiment profondément ; contre l’avis des médecins, elle donnera très vite le jour à son premier enfant, mais les séquelles de la vie concentrationnaire sont si grandes qu’il lui faudra cinq ans pour se rétablir de cet accouchement. « A cette époque, souligne Geneviève, j’ai fait le plein de bonheur. » « La maternité, pour nous, c’était l’antidote de ce que nous avions vécu en déportation, l’espoir de pouvoir vivre quelque chose de nouveau, une espérance. » « J’étais émerveillée d’avoir des enfants. Je voulais qu’ils soient heureux, aussi heureux que possible (11). » Ce couple, très uni et joyeux, ne vit pas selon les standards matériels de la bourgeoisie ; au début de leur union, les visites au mont-de-piété sont fréquentes et l’humour légendaire de Geneviève permet de garder, à juste distance, les aléas du quotidien.

Sans être « une femme au foyer », Geneviève est une mère présente à ses enfants ; elle revoit les leçons, réserve du temps pour parler avec chacun de ses petits, prépare un plat pour faire plaisir à l’un ou à l’autre. Elle leur applique une pédagogie optimiste et avisée (12). « Elle pardonnait toujours, disait qu’on ne connaît pas les voies de Dieu (13). »
La renaissance de Geneviève est pleine de l’amour de Dieu. Cet amour, donné aux enfants dans les gestes du quotidien, sera leur première « éducation chrétienne ». Elle effectue chaque année une retraite, longtemps sous la direction de l’abbé Journet. Elle veille à maintenir vive sa propre vie spirituelle. Ses enfants reçoivent un enseignement religieux, ils font des retraites – sous son impulsion – et ils l’accompagnent, régulièrement, à la célébration dominicale.
Elle se donne, à ses enfants, à son mari, à son entourage, à ses engagements, mais elle se reçoit du Christ. Ceux qui l’on aperçue se tenir devant Dieu diront qu’elle chavirait dans la prière.


L’engagement politique, poursuite de l’idéal de la Résistance

Le RPF est fondé officiellement le 7 avril 1947 à Strasbourg par le général de Gaulle ; les Anthonioz y adhèrent immédiatement, dans l’idéal de la Résistance. Geneviève participe volontiers aux rassemblements, pas toujours pacifiques, pour « […] rappeler que la France méritait qu’on continue à se battre pour elle ».
Le couple Anthonioz est soucieux, dès le début de la « guerre » d’Algérie, de sauver des vies humaines, de venir en aide aux prisonniers ; la mémoire du malheur de la captivité est si vive en Geneviève ! Dans la plus grande des discrétions, elle favorise les rencontres entre le Général et la fameuse Germaine Tillon (14) chargée de rédiger un rapport sur les camps de « transit » ; elle décrira la pratique devenue « ordinaire » de la torture au cours des interrogatoires. « Il y eut à ce moment-là, en Algérie des pratiques qui furent celles du nazisme […] que j’ai exécré […] combattu de tout mon cœur […] Avec, en même temps en Algérie, une volonté, impuissante, de retenir, de contrôler la cruauté […] (15). » Ces femmes, rescapées de Ravensbrück, sont indignées, honteuses, devant de tels comportements.

Germaine Tillon, ethnologue reconnue, met en forme ses notes prises entre février 1955 et mars 1956, pour la revue de l’ADIR dirigée par Geneviève ; son article est publié en 1957. Il s’intitule L’Algérie en 1957 ; dans ces pages, Germaine explique les causes de la « clochardisation » de la population indigène par le passage des Algériens de la condition paysanne (« naturelle ») à la condition citadine (« moderne ») ; elle prophétise : « Le crime du XXe siècle sera la clochardisation d’une partie de l’espèce humaine (16). » Les travaux de Germaine, les conversations des deux amies, ajoutés à l’expérience de Geneviève, vont concourir à préparer l’autre grande étape du parcours de cette nièce préférée du Général : sa « découverte » du bidonville de Noisy-le-Grand.


Noisy, le déploiement de son appel

En 1958, Geneviève rencontre le Père Joseph Wresinsky ; il a quarante-et-un ans. Cet ancien de la JOC, est entièrement dévoué aux démunis, ce peuple que personne ne veut reconnaître et dont il veut faire un peuple de citoyens. Joseph est l’un deux ; enfant, il a eu faim, froid ; il sait ce qu’est l’humiliation d’être pauvre, d’être compté pour rien. A l’invitation du Père, Geneviève se rend au camp de Noisy, seule, empruntant les transports en commun. Ce voyage est pour elle une véritable anamnèse. « Lorsque je suis entrée dans ce grand bidonville, au bout du chemin de boue, sans lumière, j’ai pensé au camp, l’autre, celui de Ravensbrück. Bien sûr, il n’y avait pas de miradors, pas de sentinelles SS, pas d’enceinte barbelée et électrifiée, mais ce paysage de toits bas et ondulés d’où montaient des fumées grises était un lieu séparé de la vie (17). » En ce lieu, totalement insalubre, des hommes, des femmes, des enfants, « sur leur visage cette marque de détresse que je connaissais bien et qui avait sans doute été la mienne. […] Je lisais l’humiliation et le désespoir d’un être humain qui lutte pour conserver sa dignité. […] L’odeur qui émane des igloos, l’odeur des corps qui n’ont pas la possibilité d’être lavés tous les jours, “même si on essaie, même si on le veut” […] C’était mon odeur lorsque j’étais au camp de Ravensbrück […] je me suis sentie de leur bord. Quand on est marqué comme je l’étais, il y a des choses que l’on ne peut plus jamais accepter (18). »

Geneviève se rallie au projet du Père Wresinski : rendre les familles responsables de leur propre relèvement ; pas d’aumône, pas de distribution de soupe ; tout ce qui est reçu est revendu aux habitants du camp, pour une somme minime. Les priorités vont au logement pour favoriser la scolarisation des enfants. Les habitants sont de bout en bout impliqués dans les services qu’ils mettent en place. Ces manières vont à l’encontre des pratiques caritatives du temps et sont source de tensions. Geneviève va permettre peu à peu au Père Wresinski, jusque-là assez généralement incompris, d’élargir son audience. Rien de fracassant dans les débuts de Geneviève à Noisy ; d’abord, à la requête du Père Joseph, elle demande et reçoit une aide pour du charbon à distribuer aux résidents du bidonville ; plus tard, contre les pouvoirs publics, elle s’oppose à la destruction du camp et à la dispersion des familles de Noisy ; elle comprend que le sentiment d’appartenance à une communauté est tout ce qui reste aux pauvres (19). Son engagement ira croissant, dans cette association dont l’objet va s’élargir aux dimensions du monde : « Aide à Toute Détresse Quart-Monde ». Un engagement fort, qui naît d’une suite d’arbitrages pour les autres, non pas dans l’abstraction des bons sentiments, mais dans la simplicité et la vérité du quotidien. A la fois un « partage », dans son être même, né de son expérience personnelle à la fois spirituelle et charnelle, de ce qu’est la douleur vécue comme une sorte de connivence, d’accord, avec le Seigneur crucifié, et toute ordonnée à la tâche dévolue aux créatures au septième jour : être agents coresponsables de la Vie et de la Liberté.
Selon Germaine Tillon, « c’est Ravensbrük qui a permis à Geneviève de comprendre Noisy. Ravensbrück lui a tout appris. A Noisy, elle était riche du capital de Ravensbrück. Ce capital était une clé qui ouvrait toutes les portes. »



Après avoir approché l’existence de Geneviève Anthonioz de Gaulle, la première impression que l’on éprouve est de se tenir devant une personne dont la vie est exceptionnellement riche d’expériences et de rencontres de toutes sortes, mais pas uniquement. Geneviève a vécu de grands moments de l’histoire de notre pays, non seulement à titre « expérimental » mais aussi en sa qualité de nièce du général de Gaulle, cet acteur éminent du relèvement de la France. Cela ne peut pas être étranger à la manière dont elle pense et met en œuvre ses actions. Autre aspect marquant de cette existence, la multiplicité des engagements qui, parce qu’ils n’obèrent pas sa fidélité au Crucifié, s’enrichissent mutuellement : étudiante, résistante, déportée, militante, mais aussi épouse, mère, et grand-mère ! De rencontres en rencontres, puisant aux expériences qui la constituent, elle est conduite à devenir ce qu’elle est face à Celui qui la constitue. Et si la sainteté n’était « que » cela, mais « tout » cela ?

Le moteur et l’unité de cet « être pour l’autre » ont pour fondement solide sa rencontre du Christ à Ravensbrück. Elle ne sera pas une chrétienne « sociologique ». Elle va vivre du Christ et de l’Evangile dans tout ce que le quotidien lui propose.

Des années durant, elle communique sur le mode épistolaire, avec une des ses amies devenue ermite. Ces Lettres à une amie (20) sont, le plus souvent, de courts billets dans lesquels elle livre quelque chose de sa « tonalité » intérieure. Jésus pour Geneviève, est le Fils de Marie ; l’Incarnation est un incroyable événement : Dieu se fait chair, il est avec et parmi les hommes, en son Fils. Jésus, défiguré en son corps, douleur assumée et vive, infligée par ceux-là même dont Il s’est fait le prochain. C’est Jésus agonisant qu’elle reconnaît en ses frères « du quart-monde » parce que c’est sous cette apparence qu’il s’est manifesté à elle au temps de la déréliction. Geneviève vit l’appel à participer à l’œuvre de Dieu, en vivante du septième jour.

En même temps, cette personne pleine d’humour, vive et accueillante est plongée dans la nuit, et ses paradoxes : « Vous savez combien on est en même temps déchiré et dans la paix. On ne voudrait pas être ailleurs, c’est une nuit purifiante et on sait qu’elle purifie. Jésus est caché, et pourtant jamais Il n’a été si proche […] (21) » « Je me fais toute petite dans ma nuit et dans ma nudité pour que le grand souffle de Dieu puisse s’emparer de moi. Quand ce sera le temps – sans que j’y résiste (22). » Ne livre-t-elle pas ici quelque chose de sa vie avec Dieu et de son attente ? La Passion y occupe une grande place ; est-ce si surprenant ? L’expérience de Ravensbrück n’est pas incidente, renvoyant « au mystère d’iniquité ». « En entrant dans le camp, c’était comme si Dieu était resté à l’extérieur […] Et pourtant Dieu n’était pas absent (23). » Les créatures vivent, survivent, entre deux vertiges, entre le mal absolu et la bonté la plus pure.

Geneviève est interpellée, tourmentée par le refus de l’Amour. Elle a fait l’expérience de la faiblesse absolue ; mais comme tant d’autres, elle aurait pu enfouir ces souvenirs mauvais et humiliants et se couler dans une existence plus linéaire, convenue. Or, il lui est donné de rester, « l’épreuve » passée, celle qui est nue, devant son Seigneur. Ses lettres sont pleines de son sentiment d’indignité, de faiblesse, d’aveux de fatigues extrêmes ; mais ne faut-il pas avoir été emportée par le Seigneur, ne serait-ce qu’une fois, pour éprouver, en vérité, Son incommensurable distance et Sa délicieuse proximité ? Elle se tient au pied de la Croix, heureuse de ne pas avoir été tenue dans l’illusion par le Christ, afin de pouvoir « aider » jusqu’aux limites de ses propres forces, Celui qui est abandonné. « L’important, c’est de n’avoir aucune pitié pour nous, et de nous réjouir de ce que Dieu ne nous laisse pas dans l’illusion. C’est comme ça que le jour se lèvera (24). » L’expérience de Ravensbrück, tout en n’obérant pas le motif de l’union au Seigneur, la tient à distance des spiritualités esthétisantes ou doloristes. « Voilà que se fait plus intensément sentir l’appel à entrer avec Jésus-Christ dans sa Passion. Mais plus pesant aussi l’attachement à tout ce qui nous sépare de Lui. Nous sommes, nous, comme les nouveaux apôtres qui pressentent le mystère douloureux où ils voudraient ne pas entrer (25). » Face au mystère du mal, un mystère infiniment plus grand, qui laisse Geneviève émerveillée : le mystère de l’Amour miséricordieux.