Madeleine Delbrel, une existence ordonnée à la charité


Gilles François
prêtre du diocèse de Créteil,
président de l’Association des Amis de Madeleine Delbrêl



Nous aurions fort à gagner à mettre des jeunes en présence non seulement de vies des saints, mais plus encore de leurs itinéraires et de leurs écrits. L’amour de Jésus Christ les a conduits à faire un travail dont le caractère pionnier ne se révèle pas nécessairement tout de suite, mais qui fructifie en d’autres vies, selon un plan dont nous découvrons des aspects plus tard. Et c’est une joie de contempler ainsi l’œuvre de Dieu. Il vaut mieux, pour cela, ne pas hésiter à entrer dans le détail, faire connaître un événement clé d’une vie, qui donne envie d’en savoir plus et de se confronter à une autre vocation. Evitons les réductions faciles, elles gomment les exigences évangéliques ou, au contraire, les rendent à nouveau inaccessibles.

Il me fut demandé d’écrire cet article en tant que connaisseur de Madeleine Delbrêl. Mais en avançant dans sa préparation, il me parut utile de me référer en même temps à Charles de Foucauld. Comment la rencontre de Charles de Foucauld a-t-elle éclairé Madeleine Delbrêl ? L’un et l’autre sont des convertis, l’un en 1886 et l’autre trente-huit ans plus tard, en 1924. L’écrivain René Bazin venait de faire connaître la vie de « l’explorateur du Maroc, ermite au Sahara » en publiant sa biographie en 1921 et ses Ecrits spirituels en 1923. Les milieux que fréquentait la jeune convertie, et elle-même, eurent ainsi les moyens de connaître celui qui était mort assassiné quelques années plus tôt, le 1er décembre 1916.

Si Charles de Foucauld crut longtemps fonder un ordre religieux, telle ne fut pas sa destinée. Du moins les fondations qui se réclament de lui s’inspirèrent des Règles qu’il avait imaginées, sans en être prisonnières. Quant à Madeleine Delbrêl, elle répétait souvent à ses équipières : « L’avenir des équipes est le cadet de mes soucis ; le plus important est que vous restiez chacune fidèle à votre vocation jusqu’au bout (1). » Les deux convertis ont en commun de porter en eux une œuvre apte à orienter ceux qui la fréquentent. Ils ne font pas partie de la nombreuse cohorte des fondateurs d’ordre proposés à la béatification. Leurs dons de discernement sont au service d’autres initiatives. La lecture de leurs écrits et la fréquentation de leur vie guident ceux qui cherchent à faire la volonté de Dieu et veulent s’orienter dans ce but.

Ainsi le XXe siècle est-il marqué en France par ces deux grandes figures spirituelles très dégagées de leurs postérités et porteuses de discernements, peut-être à cause même de ces dégagements. Ils aident à voir les étapes de la route. Eux-mêmes ont eu des périodes de vie très contrastées, signes d’une incessante évolution qu’on ne résumera pas ici. Par exemple, sortant de la Trappe, Charles de Foucauld voulut vivre à Nazareth, selon les trente années d’enfouissement de Jésus dans son village, avant de partir au Sahara, de plus en plus porté vers les populations délaissées du Hoggar. Par exemple, Madeleine Delbrêl démissionna en 1945 de son travail d’encadrement des services sociaux de la ville d’Ivry, après douze années de vie professionnelle, dont six dans le cadre d’un service social paroissial, suivies de six autres dans le cadre communal et préfectoral. On dit qu’elle était de plus en plus requise par le service des équipes, auquel elle attachait beaucoup de prix, et qu’elle démissionna pour s’y consacrer davantage. Mais l’histoire de cette démission est encore à écrire : quel impact eut sa santé fragile sur sa décision ? Quelle fut la difficulté de travailler, alors que le parti communiste reprenait en main la ville ? Et son travail avec les communistes ne devenait-il pas de plus en plus incompris ? Comment se situait-elle parmi les cadres de la profession, elle qui enseignait le service social aux jeunes en formation ? Comment l’évolution du métier a-t-elle influé sur sa décision ? Comment, en prenant cette décision, Madeleine a-t-elle répondu à sa vocation ? Si Madeleine, peu à peu au long de sa vie, se consacra à ce que chacune de ses équipières « soit fidèle à sa vocation jusqu’au bout », la décision de 1945 fut un des moments les plus importants et, pour l’instant, les plus secrets de sa vie. Elle démissionne. Elle met fin à une carrière professionnelle. Autre chose se dessine. Elle s’engage dans un autre service.

C’est à cette époque qu’elle rédige un article publié dans La vie spirituelle, en novembre 1946, sous le titre Pourquoi nous aimons Charles de Foucauld (2). Une lecture de cet article va servir de pivot à cette étude : comment, en ayant connaissance de Charles de Foucauld, comprend-elle son propre chemin ? Comment sa vocation s’éclaire-t-elle en regardant celle de Charles de Foucauld ? En fait, il faut tout d’abord un peu remonter dans le temps, car elle revient par cet article à celui qui a profondément orienté le groupe de jeunes femmes, au début des années trente. Avec leur aumônier l’abbé Lorenzo, elles cherchaient, à la paroisse Saint-Dominique de Paris, à « rendre des services de charité ». Creusant leur vocation, certaines veulent aller plus loin et elles fondent en septembre 1931 un « Petit Groupe », « moins animé d’un esprit missionnaire, très actif, que désireux de vivre à la Foucauld. Non plus : “travailler pour le Christ” mais “Etre le Christ, pour faire ce que fait le Christ” (3) ». Elles appellent « esprit missionnaire » tout le côté « très actif » qui bouillonnait alors, mais aussi les « méthodes d’apostolat ». Curieusement, notons en passant que Charles de Foucauld ne voulait pas non plus être missionnaire, et qu’en ce temps de maturation, Madeleine Delbrêl – du moins le « Petit Groupe » qui chemine – se défie, elle aussi, de l’esprit missionnaire... Pourtant, l’un et l’autre devinrent des références majeures de la mission. Preuve s’il en faut de la nécessité d’un vrai dégagement spirituel afin de ne pas faire tomber la mission dans les méthodes missionnaires.

En 1938, sept ans plus tard, dans le quasi anonymat d’une revue confidentielle – Les Etudes carmélitaines – Madeleine Delbrêl publie ce qui deviendra son célèbre Nous autres, gens des rues (4), diffusé largement seulement à partir de 1966, dans la foulée du concile Vatican II. De plus, quasi personne ne la reconnut en 1938, car elle signa modestement « M.D. » et on lisait en bas de la page : « Ces notes nous parviennent d’un groupe de laïcs de la banlieue : âmes décidées à vivre l’Evangile sans restriction. Ces âmes ont horreur de l’irréalisme ; leur apostolat est celui de la vie. Leur formule n’est pas : travailler pour le Christ, mais revivre le Christ au milieu d’un monde déchristianisé. Dans ce but, ce groupement vise à faire des “agis”, non des “actifs” (5). »
Etre des agis, et non des actifs. Cette formule vient directement de l’influence de Charles de Foucauld. C’est le Christ qui agit en nous, ce n’est pas nous qui faisons quelque chose pour le Christ. Cette prise de conscience n’est-elle pas décisive pour l’épanouissement d’une vocation ?

La vie de Madeleine Delbrêl est jalonnée par ses références à Charles de Foucauld : 1931, 1938, et maintenant voici l’article de 1946, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld (6). Cette fois-ci Madeleine signe de son nom, tout en disant « nous ». De quel « nous » s’agit-il ? Celui des équipes connues alors sous le nom de « La charité » ? On peut aussi y lire le « nous » des vocations, comme elle le dit dés les premières lignes : « L’influence considérable que “l’homme du désert” a eue sur notre temps a entraîné bon nombre de vocations contemporaines. La large synthèse que représente sa vie explique pourquoi des voies si dissemblables peuvent se réclamer de lui. Il est, à lui seul, la réunion de tant de contrastes ! »
Le lecteur pourra facilement se référer à cet article majeur puisqu’il fut régulièrement réédité dans La joie de croire depuis 1968. Sa lecture me semble, à elle seule, très utile au discernement des vocations. Charles de Foucauld influence de nombreuses vocations ; Madeleine fait partie de celles-là, mais elle-même suit son idée en écrivant ainsi. En fait, Madeleine est probablement, en 1946, à un nouveau tournant de son itinéraire. Aussi, elle souligne les aspects de la vie de Charles de Foucauld qui l’ont aidée à trouver sa route. Mais elle ne dit pas « la mienne ». Elle dit « la nôtre », tant sa vie est liée aux équipes et, par-delà, à toute personne qui cherche à s’orienter à la suite du Christ.
Elle énumère cinq petits chapitres dans lesquels nous plongeons maintenant, qui sont une méditation sur la gratuité des relations et la préférence pour Dieu, au-delà de l’efficacité et des résultats.

Au contact de Charles de Foucauld, elle grandit dans le sens de l’adoration. Elle en précise l’approfondissement : « On a souvent comparé la prière à une respiration. A travers les écrits du Père (de Foucauld), l’adoration se précise comme le “poids” de l’âme, comme ce qui la met en face de son Dieu dans son attitude humaine. »

L’assistante sociale qu’elle était savait aller « à la poursuite des hommes perdus » et « aux limites extrêmes de leur éloignement ». Mais, déclare-t-elle, « à l’intérieur même de la pâte humaine, il faut des hommes d’adoration, si persuadés de la nécessité de leur tâche que, même privés de toute action sur leurs semblables, ils sauraient qu’ils répondent à l’essentiel de leur vocation en répétant à Dieu dans nos déserts contemporains, dans nos métros et sur nos routes, dans nos maisons et dans nos fermes : “Vous êtes celui qui est ; nous sommes ceux qui ne sont pas.” » Elle venait d’arrêter quelques mois plus tôt une carrière d’assistante sociale qui « marchait bien ». Est-elle maintenant « privée d’action » ? Peut-être, et pour une part du moins, car le travail se poursuit à la maison vers laquelle quantité de gens convergent. En a-t-elle fait le sacrifice ? C’est possible. En porte-t-elle le poids sans que cela se sache ? Sûrement. L’adoration se précise comme le « poids de l’âme », écrit-elle.

Cette adoration alimente en elle les deux extrêmes de l’amour, où sont soudés « le monde entier et le proche prochain ». Elle le dit dans son commentaire du « frère universel ». Si Madeleine Delbrêl savait prêter attention aux plus petits détails, c’est qu’elle avait aussi une vue d’ensemble. Détails et vue d’ensemble sont deux extrêmes de l’amour. Ainsi, une assistante sociale, surtout de la façon dont cherchait à le vivre Madeleine, sait que le métier ne se pratique pas uniquement au cas par cas. Certaines actions seront plus efficaces si elles se font pour le bien de tous par l’intermédiaire d’une loi ; et elle employait cette image saisissante dès 1936 dans Ampleur et dépendance du service social, son mémoire de fin d’études : « Il y a des tas de sable qu’une machine élève d’un seul mouvement. Ne jouons pas, pour le plaisir, à les déplacer avec une pelle d’enfant (7). » Elle avait le sens de l’universel, mais elle n’en devient pas pour autant une gestionnaire ignorante des gens. Elle commente ainsi l’apport de Charles de Foucauld : « Le large, on le trouve en acceptant l’étroite, l’incessante clôture de l’amour du proche prochain. » L’universel se cultive en accueillant ce qui advient et en cheminant avec ceux qui sont là.
Le village de Tamanrasset où demeurait « le frère universel » ne ressemblait guère à la rue Raspail où habitait Madeleine Delbrêl et au marché de la Mairie qui s’animait à deux pas de là, trois fois par semaine. Et pourtant, Madeleine Delbrêl témoigne encore que Charles de Foucauld « nous a appris à être parfaitement contents d’être posés à un carrefour de vie… » L’un et l’autre savaient d’expérience les déserts, les carrefours et les longues patiences de la vie. Ici, leurs vocations se croisent en profondeur, leurs saintetés nous stimulent. Les douze années de vie professionnelle sont un carrefour, elles ont façonné Madeleine. Le travail continuera à la maison du 11 rue Raspail, où elle demeurait avec ses compagnes, lieu d’accueil de gens de toutes conditions, lieu d’espérance, avec les autres maisons qu’elles ouvriront, dans l’Yonne, dans l’Eure et en Lorraine, puis en Côte d’Ivoire et en Algérie.

Mais cet universel-là pourrait encore se perdre dans un amour inachevé, de la même manière que notre temps pourrait se perdre dans le déni de la croix. Madeleine se réfère maintenant au célèbre « cœur planté d’une croix » que Charles de Foucauld portait cousu sur son vêtement. En fait, elle le suit à la trace dans son itinéraire, voyant dans la croix un axe, « le pivot solide autour duquel son amour universel va s’ordonner ». Notons bien que ces références à l’axe, au pivot, au gond, auraient besoin d’être davantage fouillées dans l’œuvre de Madeleine, mais tel n’est pas aujourd’hui le propos. Elle dit fermement : « Le message que nous avons reçu de Charles de Foucauld, c’est la nécessité de cet axe. Sans lui, notre charité restera indéfiniment anémique, inachevée, mutilée. La charité qui ne porte pas la croix en elle, bute sans cesse sur d’autres croix, elle trébuche, elle rampe. La charité qui est branchée sur la croix a comme d’avance enjambé l’obstacle. » Dans la foulée, Madeleine ose lâcher que « l’amour sans souffrance reste notre amour à nous ; l’amour sauveur, l’amour de Jésus est un amour qui souffre et c’est par la souffrance que, à travers le bien sensible, il accomplit la rédemption. » Décidément, Charles de Foucauld comme Madeleine Delbrêl veulent aller au bout de l’amour. Et elle de reprendre ce que son prédécesseur écrivait le jour même de sa mort, le 1er décembre 1916 : « Quand on peut souffrir et aimer, on peut beaucoup, on peut le plus qu’on puisse en ce monde. »
Madeleine Delbrêl a recherché passionnément cet universel-là. Elle ne nie pas la nécessité d’efforts spécialisés, mais elle est elle-même à la recherche d’un universel. Elle cherche une simplification de tout l’être, une « pauvreté un peu vertigineuse » qui rende totalement agile dans l’apostolat. Agie, et agile ! Car on est alourdi de tant de choses… A la recherche de cette simplicité, Madeleine et ses compagnes tiendront une sorte de quatrième vœu. Avec les trois conseils évangéliques du célibat, de la pauvreté et de l’obéissance, elles voudront un « dégagement des superstitions sociales (8) ». Il y a chez Charles de Foucauld comme chez Madeleine Delbrêl l’ambition de se « hisser au-dessus des compartiments sociaux ». Aujourd’hui, elle trouve de nouveaux échos, qui se trouveront « guidés » par l’expérience que Charles de Foucauld et Madeleine Delbrêl avaient de la croix.

Peut-on repérer encore d’autres accents qui manifestent un discernement en cours chez Madeleine ? Madeleine termine l’énumération de ce qui, dans la vie de Charles de Foucauld « nous a aidé à trouver la nôtre » par cette phrase : « Il nous a enseigné que, si certains de nous sont appelés à tenir, dans l’Esprit du Christ, les leviers des choses temporelles ou des responsabilités bienfaisantes, d’autres sont appelés à s’enfouir dans la dernière place, avec le Christ, pour le simple but de la partager avec lui. » Pourquoi avait-elle quitté son emploi à la mairie d’Ivry, un métier neuf et qu’elle exerçait avec compétence ? Pourquoi et comment va-t-elle plonger dans douze nouvelles années très difficiles, engloutie dans les équipes, jusqu’à la renaissance du printemps 1958 ? J’espère que les recherches actuelles permettront d’en savoir davantage dans les années à venir. Car la façon dont elle a rejoint « la dernière place » n’est sûrement pas anodine.
Elle avance ainsi. Sa préférence pour Dieu la rend libre. L’axe de la croix la rend accessible à tous. Le dépouillement vécu, et éclairé par ceux que connut Charles de Foucauld, la rend plus agile et disponible pour tous les grands débats missionnaires qui vont suivre, en particulier lors de la crise des prêtres ouvriers. A la fin de cette décennie, enfouie qu’elle était dans le service des équipes et dans l’accueil de tous ceux qui franchissaient le seuil du 11 rue Raspail, elle recommande, dans son testament spirituel rédigé en janvier 1958, alors que la crise des équipes n’est pas tout à fait terminée : « Soyez fidèles à ce qui est l’appel personnel de Dieu sur vous dans l’Eglise et dans le monde ; mais prenez bien garde de ne pas changer l’ordre et de faire en sorte qu’être dans le monde davantage ou d’être d’Eglise davantage vous fasse être moins personnellement possédée par Dieu (9). »
Un disciple est libre quand il est possédé par Dieu. Sa vie s’accomplit dans la participation à la passion de Jésus Christ.

Madeleine Delbrêl offre, pour aujourd’hui, une recherche de vie chrétienne dans un monde athée, dont beaucoup pourront s’inspirer et qui reste totalement singulière. Elle est d’autant plus source d’inspiration qu’elle reste singulière, comme Charles de Foucauld reste inimitable.




Notes :
(1) Selon le témoignage de Suzanne Perrin, actuelle responsable des équipes.
(2) Publié à nouveau en 1968, p. 33 dans La joie de croire, éd. du Seuil (p. 39 dans le format poche).
(3) Document d’archives, 11 rue Raspail, Ivry.
(4) Publié à nouveau en 1966, p. 67 dans Nous autres, gens des rues, éd. du Seuil (p. 63 dans le format poche).
(5) Malheureusement, cette note n’a été reprise ni dans l’édition de 1966, ni dans les suivantes.
(6) Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet article, pp. 33-39 dans La joie de croire, éd. du Seuil (p. 39 dans le format poche).
(7) A paraître dans le Tome 5 des Œuvres complètes, mars 2007, Nouvelle Cité.
(8) Lettre à Paulette, 1964, inédite.
(9) « Testament spirituel », 7 janvier 1958, dans Eblouie par Dieu, t. 1 des Œuvres complètes, Nouvelle Cité, Paris, 2004.