Elisabeth de la Trinité


Christine Aulenbacher
attachée temporaire d’enseignement et de recherche
faculté de théologie catholique de Strasbourg


Elisabeth de la Trinité
Violence et tendresse
Musique et silence
Multitude d’amis et solitude
Voyages aux quatre coins de la France et clôture monastique...

La courte vie d’Elisabeth de la Trinité, à cheval sur deux siècles, apparaît comme rehaussée de contrastes, d’intensité, d’excès. Mais tout son être s’est unifié dans une passion, une harmonie en laquelle elle investit toutes les forces de sa nature ardente : « Dieu en moi, moi en Lui », telle est l’expression de sa devise. Tel est aussi l’idéal auquel elle s’est efforcée de correspondre jusqu’aux derniers instants de son existence : « La Trinité, voilà notre demeure, la maison paternelle d’où nous ne devons jamais sortir (1). »
En effet, cette jeune carmélite née le 18 juillet 1880 au camp d’Avor, près de Bourges, a vécu si profondément au sein du mystère de la Trinité qu’elle en est devenue pour ainsi dire une vivante icône. Cette ouverture de plus en plus totale de son être à la réalité de la Présence des Trois Hôtes Divins, avec toutes ses souffrances, ses joies, ses ombres, ses lumières, ses désirs, ses défauts... est peut-être ce qui caractérise vraiment Elisabeth jusqu’au dernier instant de sa vie. Malgré une époque encore teintée de jansénisme, son chemin spirituel n’est pas négation de son humanité, mais heureuse harmonisation du réel avec le spirituel : « Faire l’unité en tout son être, par le silence intérieur, c’est ramasser toutes ses puissances pour les occuper au seul exercice de l’Amour (2). »
Dès sa plus jeune enfance, Elisabeth a vécu intensément les paroles du psalmiste : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aurore, mon âme a soif de Toi, après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau (3). » Par son regard, par son cœur, par son être tout entier enracinés dans l’Amour, elle n’a cessé de vibrer au son de cet appel : « être une louange de gloire de la Trinité ».
Au cœur de l’hiver 1904 (4), un extrait de l’épître aux Ephésiens résonne dans le cœur de la jeune moniale : « C’est en lui [le Christ] que nous avons été prédestinés pour être à la louange de sa gloire ceux qui d’avance ont espéré dans le Christ (5). » Elle y puise alors la source profonde de sa vocation personnelle, son « nom nouveau » : Louange de gloire. Elle écrira : « Une louange de gloire est une âme de silence, qui se tient comme une lyre sous la touche mystérieuse de l’Esprit Saint […] et fixe Dieu dans la foi et la simplicité (6). »
Jusqu’à son dernier soupir et parfois avec une intensité démesurée, elle a su s’accorder avec fidélité et passion à son idéal : « Dieu en moi, moi en Lui, c’est ma vie. »

Le 9 novembre 1906, lorsqu’elle meurt des suites de la maladie d’Addison (7), ses dernières paroles sont encore toutes parfumées de divin : « Je vais à la Lumière, à l’Amour, à la Vie. »
Face à un tel rayonnement, tout à la fois humain, spirituel et théologique, l’Eglise, en la proclamant bienheureuse le 25 novembre 1984, a fait de cette étonnante jeune femme une nouvelle « adresse du Ciel ». Selon la merveilleuse expression johannique, elle peut apprendre à tout chrétien à devenir « enfant de Dieu » en vivant « au-dedans » avec les Trois Hôtes Divins : « Vis au-dedans avec Eux dans le ciel de ton âme ; le Père te couvrira de son ombre, mettant comme une nuée entre toi et les choses de la terre pour te garder toute sienne, Il te communiquera sa puissance pour que tu l’aimes d’un amour fort comme la mort ; le Verbe imprimera en ton âme comme en un cristal l’image de sa propre beauté, afin que tu sois pure de sa pureté, lumineuse de sa lumière ; l’Esprit Saint te transformera en une lyre mystérieuse qui, dans le silence, sous sa touche divine, produira un magnifique cantique à l’Amour ; alors tu seras “la louange de sa gloire” (8). »

Si l’itinéraire spirituel de la carmélite dijonnaise a été marqué par sa grande disponibilité à écouter « Celui qui a tant à nous dire (9) », son être tout entier s’est cristallisé en un éveil constant à la Présence divine au plus intime de son âme. Aussi, le secret de son plein accomplissement réside-t-il peut-être dans le simple fait qu’Elisabeth n’a pas tant cherché à saisir Dieu qu’à se laisser saisir par Lui à travers toute sa vie !
La spiritualité d’Elisabeth de la Trinité a quelque chose d’original en ce sens qu’elle n’est pas réservée aux seuls contemplatifs ; la voie spirituelle qu’Elisabeth a ouverte demeure en effet accessible à tout chrétien parce qu’elle est fondée sur ce que nous avons tous en commun, quel que soit le type de vocation dans laquelle s’incarne notre vie, à savoir, la réalité de Dieu en nous et la réalisation de son œuvre en nous. « Marqué du sceau de la Trinité Sainte par le baptême », disait Elisabeth, nous sommes appelés à entrer dans le secret inouï de ce Mystère qui nous conduit à la Vie et à une vie de communion de plus en plus intense. Et Elisabeth d’écrire dans ses lettres : « Perdons-nous en cette Trinité Sainte, en ce Dieu tout Amour, laissons-nous emporter en ces régions où il n’y a plus que Lui, Lui seul (10) » ; « Soyons tout à Lui, laissons-nous envahir par sa sève divine ; qu’Il soit la Vie de notre vie, l’Ame de notre âme (11) » ; « Demeurons en son Amour, qu’Il virginise, qu’Il imprime en nous sa divine beauté (12). »

Alors que les discours théologiques parlent aisément de Trinité économique et de Trinité immanente, avec Elisabeth, il nous est donné de saisir que le mystère de la Trinité ne peut être compris et vécu que du dedans même d’un cœur priant et aimant.
Accueillir le Mystère Trinitaire comme un mystère de vie et de communion en soi, telle est l’orientation spirituelle que tout chrétien peut donner à sa vie baptismale. La participation au Mystère Trinitaire ne peut se réaliser que dans une participation filiale. Comment y parvenir ? « C’est si simple, il suffit de croire ! » répond Elisabeth. Affirmation confiante qu’elle n’a cessé de confirmer par toute sa vie : « Il faut entrer toujours plus en l’Etre divin par le saint recueillement… Nous devons descendre chaque jour en ce sentier de l’Abîme qui est Dieu, laissons-nous glisser sur cette route dans une confiance toute pleine d’amour (13). » Si la Trinité est et demeure un Mystère incommensurable et inaccessible, avec Elisabeth, il nous est donné de saisir qu’elle est aussi Mystère de Vie qui s’offre à nous, Mystère d’Union, Mystère d’Amour.
Dieu ne cesse en effet de venir à la rencontre de l’homme et de lui dire : « Aujourd’hui, je me tiens à la porte et je frappe, si tu ouvres ton cœur, j’entrerai chez toi, mon ami, et je ferai ma demeure en toi (14). » Son Amour fait jour après jour et inlassablement le premier pas. La vie d’adoption filiale et la vie divine en nous sont l’œuvre de la Trinité tout entière. Si Elisabeth nous montre jusqu’à quel point il nous est possible de vivre dans le « ciel de notre âme » avec les Trois Hôtes divins, elle nous rappelle également qu’il nous appartient de faire rayonner, visiblement et concrètement, ce Dieu d’Amour qui nous habite. En se donnant intimement et personnellement à nous, Dieu aspire à faire de nous des instruments de son amour.

Pour Elisabeth, « une âme unie à Jésus est un vivant sourire qui le rayonne et qui le donne » :
« Puisqu’Il demeure en toi, Il faut que tu le donnes,
Que partout et toujours ton âme le rayonne,
Il veut te consacrer par ses attouchements
Afin qu’à travers tout, tu sois son sacrement (15). »

Et Elisabeth d’écrire dans ses lettres :
« …Nous portons Dieu en nous… Il est penché sur nous avec toute sa charité, de jour et de nuit, voulant nous communiquer, nous infuser sa vie divine, afin de faire de nous des êtres déifiés, qui le rayonnent partout. Oh, qu’il est puissant sur les âmes, l’apôtre qui reste toujours à la Source des eaux vives ; alors il peut déborder autour de lui sans que jamais son âme se vide puisqu’il communie à l’Infini ! Je prie beaucoup pour vous afin que Dieu envahisse toutes les puissances de votre âme, qu’Il vous fasse communier à tout le Mystère, que tout en vous soit divin et marqué de son sceau, enfin que vous soyez un autre Christ travaillant pour la gloire du Père ! (16) »

La dynamique ascendante et descendante de la Trinité se réalise de façon toute particulière dans l’Eucharistie au cours de laquelle l’union aux Trois Hôtes divins devient réelle. En communiant souvent à ce Saint Mystère, Elisabeth approfondit et intensifie l’unité d’amour à laquelle elle participait déjà activement par la foi et le baptême.
Elisabeth a non seulement « faim de manger son Maître (17) », mais elle tend elle-même à une véritable transformation eucharistique : elle veut devenir pour Lui une « vivante hostie consommée par Lui sur la Croix (18) ». Dans son journal intime, elle écrit : « Ah, je connais ma faiblesse, mon indignité, mais n’êtes-vous pas le Donneur de Vie, le pain qui fait germer les vierges ? N’êtes-vous pas, Seigneur, toute ma Force et tout mon Soutien ? Ah, venez donc, venez chaque jour dans mon pauvre cœur, qu’il soit comme votre petite hostie, que vous ne le quittiez jamais, n’est-ce pas, mon Bien-Aimé (19). »

A travers ses nombreuses lettres, elle encourage ses proches et ses amis à participer fréquemment à l’Eucharistie : « Continuez de recevoir souvent Jésus (20). » Elle passerait sa journée près du Saint Sacrement ; quand il est exposé, il lui semble que c’est « le Ciel qui s’entrouvre ». «  Eh bien, Il est toujours vivant ! Vivant au tabernacle dans son adorable Sacrement, vivant en nos âmes ; c’est Lui-même qui l’a dit : “Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole […] et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure” (Jn 14, 23) ; puisqu’Il est là, tenons-Lui compagnie, comme l’ami à Celui qu’Il aime ! (21) »

Vivre pour Dieu, c’est se donner sans mesure et par le fait même s’ouvrir à tous les hommes. Cette présence permanente qu’Elisabeth accorde à Dieu dans les profondeurs de son cœur la transforme en une présence profonde aux hommes et féconde son apostolat.
« Aimer, c’est être apostolique,
Zéler l’honneur du Dieu vivant […]
Mes sœurs, soyons en vérité
« Apôtres de la Charité ». […]
Aimer, c’est rendre témoignage
A notre Christ, à notre Roi
Et donner notre vie en gage
Pour mieux affirmer notre foi... (22) »

Elisabeth désire être apostolique tout en étant carmélite : « En vraie fille de Sainte Thérèse, je désire être apôtre pour donner toute gloire à Celui que j’aime (23). » Apôtre, carmélite (L 124), pour Elisabeth, c’est tout un !
« Ne trouvez-vous pas que dans l’action, alors qu’on remplit l’office de Marthe, l’âme peut toujours demeurer tout adorante, ensevelie comme Madeleine en sa contemplation, se tenant à cette source comme une affamée, et c’est ainsi que je comprends l’apostolat pour la carmélite comme pour le prêtre. Alors l’un et l’autre peuvent rayonner Dieu, le donner aux âmes s’ils se tiennent, sans cesse à ces sources divines (24). »
Elisabeth souhaite ardemment avoir part à la mission du Christ et devenir avec Lui, médiatrice (P 98). Toute sa mission spirituelle demeure dans le droit fil de sa vocation de carmélite : ramener le monde au silence de Dieu ; attirer les âmes dans le « grand silence du dedans » afin qu’elles soient transfigurées en louange d’amour. Il y a deux mots pour Elisabeth, qui résument toute sainteté, tout apostolat : « union » et « amour ».

Saisie par l’Immense Foyer d’Amour, submergée par l’Ivresse de l’Océan Divin, Elisabeth a perçu avec justesse l’Inouï du Dieu qui se révèle à l’homme et qui veut établir sa Demeure dans son cœur. Emerveillée par la surabondante miséricorde du Dieu-Trinité, par son « trop grand amour pour nous », elle ne visait plus qu’à s’établir dans ce Mystère pour ne plus jamais en sortir. « La Trinité voilà notre demeure, notre “chez-nous”, la maison paternelle d’où nous ne devons jamais sortir », écrit-elle dans le Ciel dans la Foi (cf. note 1).
Dès lors sa rencontre avec les Trois devient un véritable échange d’amour, un dialogue intérieur, une présence vivante et rayonnante. Vers la fin de sa vie, elle pourra dire : « C’est cette intimité avec Lui “au-dedans” qui a été le beau soleil irradiant ma vie (25). »
En attendant la Communion éternelle, l’élan de foi de cette jeune carmélite l’a poussée à se plonger entièrement dans la Trinité au point de se laisser toute consumer par l’« ardente Fournaise d’Amour (26) » qui transforme tout en divin (cf. P 102).
Rencontre, présence, étreinte de l’Océan Trinitaire avec la « goutte d’eau »… Ainsi peut s’exprimer toute la dynamique spirituelle d’Elisabeth de la Trinité. Habitée par la grâce du Seigneur Jésus-Christ, enracinée dans l’amour de Dieu le Père, et toute livrée à l’action de l’Esprit Consumant, il nous est dès lors plus facile de comprendre avec quelle paix, elle a pu murmurer au soir de sa vie : « Je vais à la Lumière, à l’Amour, à la Vie… »



Notes :
Les références des citations d’Elisabeth de la Trinité sont données selon l’édition des Œuvres Complètes, Cerf.
(1) Le Ciel dans la foi (CF) 2.
(2) Dernière Retraite (DR) 3.
(3) Ps 63, 2.
(4) Cf. Lettre (L) 191.
(5) Ep 1, 1-14.
(6) CF 43.
(7) Affection chronique des glandes surrénales qui ne produisent plus les substances nécessaires pour le métabolisme ; d’où asthénie, nausées, troubles de l’estomac et de l’intestin. A l’époque d’Elisabeth, cette maladie était inguérissable.
(8) L 269.
(9) L 164.
(10) L 58.
(11) L 125.
(12) L 126.
(13) CF 4.
(14) Ap 3, 20.
(15) Poésie (P) 82.
(16) L 124.
(17) P 75.
(18) P 75.
(19) Journal 150.
(20) L 89.
(21) L 184.
(22) P 94.
(23) L 276.
(24) L 158.
(25) L 333.
(26) P 98.