Vocation, mission et sainteté chez Thérèse de Lisieux


Sœur Monique-Marie de la Sainte-Face
Carmel de Lisieux


A l’époque de Thérèse, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, le mot « vocation » n’évoquait guère que l’appel au sacerdoce ou à la vie religieuse. Notre jeune Docteur de l’Eglise a ouvert des horizons beaucoup plus larges, annonçant en précurseur le souffle du concile Vatican II. Celui-ci a remis en valeur la beauté du baptême : nous sommes des membres de la famille de Dieu, des fils et des filles créés à son image et à sa ressemblance. Lors de sa visite à Lisieux en juin 1980, le pape Jean-Paul II a d’ailleurs rappelé que « le charisme particulier de Thérèse Martin – devenu un don particulier pour l’Eglise – […] est de révéler directement, aux hommes de notre temps, le mystère fondamental, la réalité fondamentale de l’Evangile : nous avons reçu réellement un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! »
L’appel universel à la sainteté souligné dans les documents conciliaires est la base de toute vocation particulière. Il n’est pas réservé à une élite – la petite voie de Thérèse le montrera avec force – mais à tout baptisé, pécheur se sachant infiniment pardonné, réconcilié avec sa propre faiblesse en acceptant l’irruption de la miséricorde dans sa vie. L’écrivain Bernanos ne disait-il pas : « Le saint n’est pas un héros, mais celui qui laisse triompher Dieu en lui » ?
Thérèse a compris que c’était en étant carmélite qu’elle répondrait le mieux à cet appel à la sainteté et qu’elle deviendrait le plus pleinement « fille de l’Eglise ». Sa réponse au don gratuit de Dieu se transformera en véritable mission qui fera de la jeune normande une des plus grandes maîtresses spirituelles de tous les temps.


Genèse d’une vocation

On ne peut nier l’importance d’une éducation reçue dans une famille profondément chrétienne. Les parents de Thérèse, Louis et Zélie Martin avaient eux-mêmes, chacun de leur côté, pensé à la vie religieuse avant de se rencontrer et de se marier en 1858. S’ils sont maintenant en route vers la béatification, ce n’est pas parce qu’ils ont eu une fille Docteur de l’Eglise mais parce qu’ils ont pleinement assumé cette belle « vocation » au mariage et toujours laissé à Dieu, à la Vierge Marie, la première place dans leur foyer.

A quel âge Thérèse a-t-elle eu conscience de sa vocation religieuse ? Dans une lettre du 4 avril 1877, Pauline Martin cite ces mots amusants de la benjamine qui n’a que quatre ans : « Je serai religieuse dans un cloître parce que Céline veut y aller, et puis aussi, ma Pauline […] Moi je serai la mère, je me promènerai toute la journée dans le cloîtrage, et puis j’irai avec Céline, on jouera au sable et puis à la poupée… »
Peut-on dire qu’il y avait déjà là les germes d’une authentique vocation ? Difficile à dire bien que la Grâce opère parfois très tôt dans le cœur des enfants. Peut-être reprenait-elle tout simplement ce qu’elle avait entendu dire de ses sœurs.

Les choses se précisent durant l’été 1882 au moment du départ de Pauline. Thérèse a neuf ans et demi : « Vous m’avez expliqué la vie du Carmel qui me sembla bien belle ! En repassant dans mon esprit tout ce que vous m’aviez dit, je sentis que le Carmel était le désert où le Bon Dieu voulait que j’aille aussi me cacher... Je le sentis avec tant de force qu’il n’y eut pas le moindre doute dans mon cœur : ce n’était pas un rêve d’enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d’un appel Divin ; je voulais aller au Carmel non pour Pauline mais pour Jésus seul... (1) »
L’enfant a pris conscience de l’amour personnel du Christ pour elle. Cet amour la précède et c’est librement qu’elle désire lui répondre. Sa devise, reprise de saint Jean de la Croix, sera révélatrice : « Amour pour amour ».


Le combat pour le Carmel

Il lui faudra franchir bien des épreuves avant de parvenir au but mais sa détermination ne fléchira pas. Rappelons que tout n’a pas été simple dans la vie de Thérèse : la grâce de Dieu a agi progressivement, par étapes, dans un psychisme fragilisé par la mort de sa mère en août 1878, par le départ de Pauline qu’elle avait adoptée comme seconde maman, et plus tard par l’entrée de Marie, l’aînée de la famille, dans le même Carmel de la rue Livarot. Elle le ressentira à chaque fois comme un véritable abandon.

En 1883, le sourire de la Vierge Marie l’aide à se relever d’une maladie nerveuse inexplicable à l’époque pour une enfant de cet âge mais il lui faudra attendre Noël 1886 pour être délivrée de sa trop grande sensibilité qui la rendait « insupportable ».
Ce soir-là, elle reçoit la force nécessaire pour refouler ses larmes devant une réflexion de son père, fatigué. Cette transformation intérieure (elle parlera de la nuit de sa « complète conversion ») la libère et lui permet de laisser l’appel du Christ résonner plus profondément en elle : « Il fit de moi un pêcheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n’avais pas senti aussi vivement... Je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir et depuis lors je fus heureuse !... (2) »

La dimension missionnaire de sa vocation prend naissance dans la Cathédrale de Lisieux, un dimanche de juillet 1887 : « Un dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une des ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de [la] Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : “J’ai soif !” Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes... Ce n’était pas encore les âmes de prêtres qui m’attiraient, mais celles des grands pécheurs (3). » C’est à ce moment-là qu’elle va se mettre à prier ardemment pour la conversion de Pranzini qui avait assassiné trois femmes et devait être guillotiné. Il manifestera effectivement un ultime geste de repentir en baisant le Crucifix en montant à l’échafaud.

Thérèse avait été tentée par une vie missionnaire « sur le terrain ». Suivant l’exemple de sa tante sœur Marie-Dosithée, elle aurait pu devenir Visitandine, mais elle avait la conviction intime que c’était au Carmel que Dieu l’appelait, dans une vie de prière et de sacrifice pour le monde, non pas pour un repli confortable sur soi ! Faut-il rappeler que le Carmel réformé est un ordre éminemment missionnaire ? Sa fondatrice, Thérèse d’Avila, avait une conscience aiguë de la souffrance du monde pour lequel elle intercédait sans relâche.
« Je suis venue au Carmel pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres (4) » dira sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face au moment de faire sa profession religieuse (5). Mais il lui faudra d’abord vaincre la réticence des hommes.

Son père accepte de suite son entrée au Carmel. Son oncle Isidore Guérin, d’abord réticent, finit par céder au bout de trois jours. Ce sera beaucoup plus difficile avec le chanoine Delatroëtte, supérieur ecclésiastique du Carmel qui s’oppose formellement à son entrée. Qu’à cela ne tienne, la voici partie à Bayeux pour rencontrer l’évêque, Mgr Hugonin, qui ne lui dit ni oui ni non… Alors elle se tourne vers le pape Léon XIII, à l’occasion d’un pèlerinage du diocèse pour son Jubilé, en novembre 1887. Sa sœur Céline parlera d’un véritable « fiasco ». Le Saint Père lui dit de suivre la volonté de ses supérieurs… Son âme est dans la tourmente… Pourtant, elle ne se décourage pas. Ce voyage en Italie lui sera des plus profitables : ayant vécu un mois avec soixante-quinze membres du clergé, elle découvrira que les prêtres ne sont pas des « anges » comme elle aurait pu le penser… et se mettra ardemment à prier pour eux.
La permission tant attendue finit par arriver au début de l’année 1888. Les carmélites lui demandent seulement d’attendre la fin du Carême. Cela lui coûte mais elle en profitera pour se préparer à ce grand événement.


Au Carmel

Thérèse franchit avec bonheur la clôture du Carmel le 9 avril 1888. Elle a quinze ans et trois mois. Il n’est pas facile de vivre en milieu féminin fermé, qui plus est dans un espace particulièrement restreint ! Les occupations sont banales. L’hiver il fait « froid à en mourir ». A l’oraison Jésus se tait. Mais la jeune sœur est profondément heureuse : ce n’est pas pour elle qu’elle est entrée au Carmel, mais pour Jésus seul. Alors peu importe qu’Il ne se manifeste guère si tel est son bon plaisir. « L’aimer et le faire aimer », tel est l’unique objectif de Thérèse. Une véritable « course de géant » s’amorce.

La maladie de Louis Martin, interné dans l’hôpital psychiatrique du Bon Sauveur à Caen pendant trois ans, révèle à la jeune carmélite les secrets de la Face souffrante du Christ. Il meurt le 29 juillet 1894.
Puis elle découvre les ressorts de sa petite voie d’enfance spirituelle, fin 1894, début 1895. C’est alors le moment d’une grande plénitude. Le 9 juin 1895, elle s’offre à l’Amour miséricordieux, acte révolutionnaire dans une époque encline à considérer Dieu comme un terrible justicier !

En avril 1896 se manifestent les premiers symptômes graves de la tuberculose qui finira par l’emporter ; le Jeudi Saint, elle se met à cracher du sang. A Pâques, elle entre dans cette terrible épreuve de la foi et de l’espérance qui ne la quittera plus jusqu’à sa mort. Thérèse ne sait plus s’il existe un Ciel pour elle ; elle s’identifie aux pécheurs et aux incroyants ; plus encore, elle est configurée au Christ dans sa Passion.
C’est pourtant en septembre 1896 qu’elle écrit ces pages brûlantes du Manuscrit B : « Etre ton épouse, ô Jésus, être carmélite, être par mon union avec toi la mère des âmes, cela devrait me suffire... il n’en est pas ainsi... Sans doute, ces trois privilèges sont bien ma vocation, Carmélite, Epouse et Mère, cependant je sens en moi d’autres vocations, je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d’apôtre, de docteur, de martyr… (6) »
Comment va-t-elle allier tous ces contrastes ? Comme toujours, elle va scruter la Parole de Dieu pour y découvrir la réponse et la seconde Epître aux Corinthiens la lui apporte : « O Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’Amour... Oui j’ai trouvé ma place dans l’Eglise et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée... dans le Cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’Amour... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !!!... (7) »


Mission universelle

Mgr Guy Gaucher souligne fort justement : « Voici le moment où Thérèse fait exploser sa “vocation”. Elle reste carmélite mais elle est passée au niveau universel. Les diverses vocations sont complémentaires. Il ne sert à rien de les opposer : elles s’enracinent toutes dans une seule réalité, magnifiquement exprimée par sainte Thérèse de Lisieux : “Ma vocation, c’est l’Amour !...” Oui, toute vocation est une histoire d’Amour, une réponse à un appel (vocatus = appelé) qui ne peut que combler ceux qui y répondent, dans la diversité des charismes, des êtres, afin d’être signes de cet Amour du Père pour tous les hommes, révélé en Jésus-Christ. »

A travers les dernières semaines si éprouvantes de sa vie, Thérèse entrevoit sa mission posthume : « Je sens que je vais entrer dans le repos... Mais je sens surtout que ma mission va commencer, ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l’aime, de donner ma petite voie aux âmes. Si le bon Dieu exauce mes désirs, mon Ciel se passera sur la terre jusqu’à la fin du monde. Oui, je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre (8). »

Les multiples témoignages reçus du monde entier à Lisieux depuis la mort de Thérèse, ou plutôt, depuis son « entrée dans la Vie », attestent son rayonnement universel. Depuis 1994, ses reliques, ses humbles restes mortels promis à la Résurrection, ont déjà parcouru plus de quarante pays sur les cinq continents, attirant des millions de personnes et répandant une véritable « pluie de grâces ». Et les demandes ne cessent de nous parvenir… N’est-ce pas un signe d’espérance fort à l’aube de ce troisième millénaire tourmenté, en proie à toutes les terreurs ? Dieu n’abandonne pas l’humanité : il se rend présent par ses Saints et particulièrement par la petite Thérèse qu’il a choisie comme un phare parce qu’elle est un « pur écho de l’Evangile »…

Laissons le mot de la fin à Georges Bernanos, en des lignes particulièrement éloquentes : « Car l’heure des saints vient toujours. Notre Eglise est l’église des saints. Qui s’approche d’elle avec méfiance ne croit voir que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. Mais notre Eglise est l’église des saints. Pour être un saint, quel évêque ne donnerait son anneau, sa mitre, sa crosse, quel cardinal sa pourpre, quel pontife sa robe blanche, ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait avoir la force de courir cette admirable aventure ? Car la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Qui l’a une fois compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chair mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine (9). »


Repères chronologiques

1873 2 janvier Naissance de Marie-Françoise-Thérèse Martin à Alençon
1877 28 août
Mort de Madame Martin

Novembre Installation de Monsieur Martin et de ses cinq filles à Lisieux, aux Buissonnets
(Marie, Pauline, Léonie, Céline et Thérèse)
1881 Octobre
Demi-pensionnaire à l’école des Bénédictines
1883 13 mai
Thérèse, malade, est guérie par le « sourire de la Vierge »
1884 8 mai Première communion
1886 décembre
« Conversion » de Thérèse
1887 novembre
Pèlerinage en Italie
1888 9 avril
Entrée au Carmel à 15 ans 3 mois
1889 10 janvier Prise d’habit
1890 8 septembre Profession
1894 29 juillet Mort de Monsieur Martin
1895 9 juin Acte d’Offrande à l’Amour Miséricordieux
1896 Jeudi Saint
Premier crachement de sang

Pâques
Entrée dans « la nuit de la foi et de l’espérance »
1897 avril
Tombe gravement malade

30 septembre Thérèse meurt
Après sa mort
1898 30 septembre Parution de l’Histoire d’une âme
1923 29 avril
Béatification (par Pie XI).
1925
17 mai Canonisation (Pie XI)
1927 14 décembre Patronne des Missions (Pie XI)
1944 3 mai Patronne secondaire de la France (Pie XII)
1997 19 octobre
Docteur de l’Eglise (Jean-Paul II)































Notes :
(1) Ms A, 26, r°.
(2) Ms A, 45 v°.
(3) Ms A, 45 v°.
(4) Ms A, 69 v°.
(5) Ms A, 69 v°.
(6) Ms B, 2 v°.
(7) Ms B, 3 v°.
(8) Cf. Derniers Entretiens, 17 juillet 1897.
(9) Cf. Jeanne relapse et sainte.