Le Père Chevrier, un pauvre parmi nous


Olivier de Berranger
évêque de Saint-Denis


Antoine Chevrier, béatifié à Lyon par Jean-Paul II le 4 octobre 1986, a réalisé la sainteté du ministère de prêtre diocésain au milieu des pauvres de la Guillotière, durant la seconde moitié du XIXe siècle. Selon le titre d’un livre constamment réédité depuis sa sortie en 1942, il fut « un pauvre parmi nous (1) ». Avant de présenter l’itinéraire de sa vocation et de sa « conversion », je dirai la dette personnelle que je lui dois, une manière d’introduire à l’actualité de son témoignage.


Un cheminement personnel

C’est en 1957 que je fus mis pour la première fois en contact avec des prêtres du Prado. J’avais dix-neuf ans. Né dans une famille catholique, j’avais pensé très tôt à devenir prêtre. Mais, ayant mal supporté l’internat du petit séminaire de Versailles, j’en fus mis à la porte à l’issue de la classe de première. Le père supérieur pensait que « je n’avais pas la vocation. » Comme je lui demandais s’il ferait obstacle à une demande de ma part de poursuivre sur cette voie, il me répondit : « Si vous entrez chez les jésuites et qu’ils vous gardent, je ne m’y opposerai pas. »
Je ne suis pas entré chez les jésuites. Mon directeur spirituel m’avait un jour dit que le Prado devrait bien me convenir… « Qu’est-ce que “le Prado” ? », lui avais-je demandé. Il m’avait répondu à peu près ceci : « Imaginons que vous êtes un jeune prêtre. Vous pensez que, pour votre apostolat, vous avez besoin d’un solex. Eh bien, vous n’allez pas l’acheter tout de suite. Vous consultez votre équipe du Prado. Est-ce bien pour ton apostolat ? Les pauvres de ton quartier vont-ils au travail en solex, etc. ? Finalement, vous prendrez votre décision en fonction de cet échange de vues. » Pas un mot sur le Père Chevrier, mais ce prêtre m’en avait assez dit pour attiser ma curiosité.
A Pâques 1957, je partis donc en auto-stop en direction de Lyon avec un copain d’Aulnay-sous-Bois qui, lui aussi, hésitait sur l’orientation à prendre dans sa vie. Nous voilà reçus à Limonest, sur les contreforts des Monts du Lyonnais, dans une maison de campagne naguère acquise par le Père Chevrier, devenue alors le Grand Séminaire du Prado. Ce qui frappa mon attention, c’est que les hôtes de cette maison, sans être le moins du monde rébarbatifs, ne faisaient rien pour nous flatter ou exercer je ne sais quelle influence sur nos projets. Le contraire d’une publicité, en quelque sorte. On nous écouta, on nous permit de partager un temps de prière commune et le repas, et bonsoir.
Cet accueil me fit plus de bien que tout autre attitude. Durant les deux années qui suivirent, j’allai aussi à la Mission de France, à Pontigny ; je devins l’ami de Dominique Voillaume, frère de René, et je fus un temps attiré par la vocation contemplative des Petits Frères de Jésus. Mais finalement, c’est le Prado qui me retint, sans l’avoir cherché. J’y fus inscrit pour la « philo » en octobre 1958. Pendant deux ans, dans une atmosphère de pauvreté qui ne me coûtait pas, mais aussi de fraternité et de confiance, je fis surtout une plongée dans l’Evangile, étudié chaque jour la plume à la main. J’en ai conservé l’habitude jusqu’à aujourd’hui. Et ce fut ma conversion à moi. Je la dois au Père Chevrier, et c’est pourquoi je suis heureux d’avoir à parler de lui.


Les préparations

Antoine Chevrier, né le 16 avril 1826, est le fils unique de Claude Chevrier, employé d’octroi, homme bon et sans histoires, et de Marguerite Fréchet, fabricante d’étoffes en soie d’origine dauphinoise, femme au caractère impérieux qui survivra au décès de son mari et de son fils. Elle éleva ce dernier dans une foi exigeante et une morale pratique qui ne souffrait pas la contradiction. Elle exerça la patience de son fils jusqu’à la fin, mais celui-ci lui marqua toujours sa reconnaissance de lui avoir montré un chemin de droiture et du travail bien fait.
Antoine a appris à lire et à écrire auprès d’un instituteur à la retraite, demeurant près de l’atelier de Marguerite Chevrier à Lyon. Puis il fréquente l’école des Frères de la Doctrine chrétienne de son quartier. Un prêtre de sa paroisse le remarque et lui propose le sacerdoce, ce qu’il accepte malgré les réticences de sa mère qui aurait « voulu en faire un monsieur ». Entré à l’âge de seize ans au petit séminaire de l’Argentière, il entre quatre ans plus tard au grand séminaire Saint-Irénée, à Lyon.

C’est sans doute de cette période de formation chez les Pères sulpiciens qu’il a conservé pour sa spiritualité personnelle et sa vision du prêtre de profondes traces de « l’Ecole française », qui se conjugueront toutefois assez vite chez lui avec un attachement prononcé pour François d’Assise et son appartenance au Tiers-Ordre franciscain, sans doute sous l’influence d’un capucin, son confesseur. Qui dit « Ecole française » (Bérulle, Ollier) dit intériorité, désir d’imiter le Christ dans ses mystères, estime du sacerdoce, oraison. Qui dit François d’Assise dit joie, simplicité, Evangile « sans glose », pauvreté à la suite de Jésus dans la crèche… Le Père Chevrier ruminera ces choses et les fécondera à sa manière, notamment grâce à une théologie audacieuse sur l’action de l’Esprit Saint dans l’histoire et dans l’âme du croyant.
Ordonné prêtre pour le diocèse de Lyon le 25 mai 1850, Antoine Chevrier est aussitôt nommé vicaire à Saint-André de la Guillotière, faubourg populeux au sud de Lyon, où les chemins de fer en pleine expansion sont l’un des lieux de naissance d’une classe ouvrière nourrie par l’exode rural, en lutte contre de rudes conditions et le travail des enfants. L’abbé Chevrier se dépense sans compter auprès de tous, spécialement les pauvres. Il souffre de ne pouvoir guère prendre d’initiatives et de l’impression que la foi n’atteint pas en profondeur ceux qui font appel à lui. Le 8 décembre 1855, comme il vient de prêcher, il est pris de crachements de sang et contraint au repos, chez sa mère, pendant quatre mois.


Tournant décisif

Jusqu’ici, nous avons affaire à un prêtre dont le parcours est plutôt ordinaire. Il n’est pas un tiède, c’est un homme de prière et de dévouement. Mais après son retour à la paroisse, trois événements vont imprimer un tournant inattendu sur cette trajectoire. Le premier est extérieur et remarqué par la population et les annales locales. Le second est plus d’ordre ecclésial et va permettre à ce prêtre, encore jeune, de mieux saisir sa vocation. Le troisième est tout intérieur, et le Père Chevrier ne s’en expliquera que très pudiquement avec le temps. L’ensemble fut décisif pour tout le reste de son itinéraire.

D’abord, en mai 1856, la rive gauche du Rhône, où se trouve « la Guille », déborde sur ses berges. Les inondations mettent en péril la vie des habitants logés misérablement et sans protection. L’abbé se révèle comme un homme courageux et pratique, qui ne craint pas de payer de sa personne pour organiser les secours et aller lui-même à la recherche des familles les plus menacées. On le fête alors comme un héros, mais lui continue de se poser des questions sur un ministère qu’il ne sent pas suffisamment en prise sur les mentalités qui l’entourent. En juin, il va visiter un homme dont on parle à Lyon, un laïc chrétien qui a su aller au-devant des besoins sociaux des populations laborieuses en créant la « Cité de l’Enfant-Jésus », Camille Rambaud. « J’ai vu Jean dans le désert », dira Chevrier. Une amitié est née. Mais aussi une source de malentendus et de conflits. Le Père Chevrier réalisera avec le temps que sa vocation à lui ne sera pas dans l’action sociale en tant que telle. En restant proche des pauvres à la manière de Camille, il se sent appelé à privilégier la catéchèse des enfants et de leurs familles, l’évangélisation proprement dite.

Le troisième événement, intérieur celui-là, qui va bouleverser la vie de ce prêtre se situe six mois plus tard, la nuit de Noël 1856 très exactement. Le vicaire de Saint-André médite seul devant la crèche, sur la parole de l’Evangile selon saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14). Il racontera bien des années après, devant quelques jeunes qu’il avait rassemblés pour les former à devenir des « prêtres pauvres » : « C’est le mystère de l’Incarnation qui m’a converti… Je me disais : le Fils de Dieu est descendu sur la terre pour sauver les hommes et convertir les pécheurs. Et cependant que voyons-nous ? Que de pécheurs il y a dans le monde ! Les hommes continuent à se damner. Alors je me suis décidé à suivre Notre-Seigneur Jésus-Christ de plus près pour me rendre plus capable de travailler efficacement au salut des âmes, et mon désir est que vous aussi vous suiviez Notre-Seigneur de près (2). »


Naissance du Prado

Le Père Chevrier, en datant sa « conversion » de cette nuit de Noël, dira aussi : « C’est à Saint-André qu’est né le Prado. C’est en méditant cette nuit-là sur la pauvreté de Notre Seigneur, que j’ai décidé de vivre le plus pauvrement possible. C’est le mystère de l’Incarnation qui m’a converti. Ma vie est désormais fixée. »
Voyons comment cela s’est manifesté. Ayant d’abord obtenu de son archevêque de devenir l’aumônier de la Cité de l’Enfant-Jésus, il y rencontre de jeunes laïcs, Amélie, Pierre, Marie, d’autres encore, qui trouvent en lui le guide spirituel qui leur manquait et qui, avec lui, se dépensent avec amour auprès des enfants de familles ouvrières en cherchant à leur communiquer la foi. Très tôt, le Père Chevrier perçoit qu’outre une attention personnalisée à chacun, ces enfants ont besoin d’une pédagogie adaptée si on veut leur faire connaître Jésus Christ. Il met les jeunes adultes au travail et commence à rédiger avec eux un catéchisme interactif, pourrait-on dire, qui tient compte à la fois de la cohérence du mystère de la foi et des questions des enfants, à partir de leur expérience et de leur psychologie. « Bien faire son catéchisme tous les jours » : cette hantise ne le lâchera plus. Et c’est à cause de cette attention privilégiée à « l’intérieur d’abord » qu’avec Amélie, Marie, Pierre… le Père Chevrier cherche un autre lieu que la Cité où, estime-t-il, « les pierres ont pris la place des enfants », pour partager l’Evangile avec les pauvres.

Le Prado ? C’était le nom d’un « bal des vaches », situé en peine Guillotière, dont la réputation n’était pas fameuse. En passant devant ce lieu, le Père Chevrier avait pris l’habitude de prier ainsi : « Seigneur, donnez-moi cette maison, et moi je vous donnerai des âmes. » Le Seigneur le prit au mot, mais cela ne se fit pas tout seul. Par tempérament, cet homme n’était pas un fonceur. Il hésitait, ne voyait pas comment trouver les fonds nécessaires à la réalisation de son rêve ; surtout, il se jugeait lui-même si pauvre et « peu instruit » qu’il redoutait de se voir à la tête d’une œuvre qu’il n’aurait pas la force de conduire à bien. Il faut alors souligner la place des jeunes laïcs à ses côtés. Ceux-ci avaient une grande confiance en la sagesse évangélique de leur père. Ils partageaient sa hantise apostolique. Ils l’encourageaient et sauraient bientôt attirer d’autres bonnes volontés autour de lui. Enfin, le Père Chevrier, après avoir beaucoup prié l’Esprit Saint et s’être senti confirmé par une visite au Curé d’Ars, obtint le feu vert de son archevêque et acquit le Prado. C’était le 10 décembre 1860. Il ne devait plus le quitter jusqu’à sa mort, le 2 octobre 1879. Au milieu de bien des tracas et des souffrances, il y avait réalisé son désir d’une consécration totale à l’évangélisation des pauvres : « J’irai avec eux, je vivrai de leur vie et je leur donnerai la foi. »
Cette œuvre, identifiée en une maison d’accueil pour les enfants pauvres, afin de les préparer à la première communion, et une « école cléricale » pour former quelques jeunes dans l’esprit du « prêtre selon l’Evangile », n’était pas le but ultime du Père Chevrier. Il aurait voulu lui-même prendre en charge une paroisse et en faire un centre de rayonnement de cet esprit au milieu des pauvres. Il obtint bien en 1867 d’être nommé curé du « Moulin à Vent », dans l’agglomération lyonnaise, mais son collaborateur, l’abbé Martinet, s’y fit nommer curé à sa place en 1871 parce que les méthodes du Père Chevrier, notamment dans le domaine de la gestion, suscitaient récriminations et jalousies de la part des confrères. En ce sens, le Père Chevrier n’a pas réalisé de son vivant « l’œuvre des prêtres pauvres pour les paroisses pauvres » qui lui paraissait pourtant être « le grand besoin de l’époque et de l’Eglise ».

Il laissait, par contre, plus de cinquante mille pages d’étude de l’Evangile, qu’il appelait plutôt « l’étude de Notre Seigneur ». Et c’est de cet immense labeur, quotidien pour lui au milieu de ses mille soucis et activités, qu’est né son unique livre, à l’attention des futurs prêtres qu’il formait : Le Prêtre selon l’Evangile ou le Véritable disciple de Notre Seigneur Jésus Christ (3).


Un chemin pour aujourd’hui

La famille du Prado comprend aujourd’hui des prêtres, des diacres, des sœurs, des laïcs et des laïcs consacrés dans une quarantaine de pays. Cependant, le Père Chevrier déjà béatifié, sera sans doute canonisé, et d’ores et déjà son aura et son charisme dépassent les membres divers de cette famille spirituelle. Quel peut être le fil rouge de son itinéraire pour le cheminement des vocations dans l’aujourd’hui de notre Eglise ? En m’en tenant au bref aperçu que j’ai donné de celui-ci, j’en suggère trois.

Toute vocation se découvre avec le temps

Ce n’est pas parce qu’Antoine Chevrier avait été ordonné, ni même parce qu’il exerçait le ministère avec zèle, que sa vocation était « fixée ». Il a fallu, de l’intérieur de son ministère paroissial, l’expérience de certaines résistances pour qu’il en vienne à s’interroger en profondeur sur ce que le Seigneur attendait de lui. Résistances d’un cadre paroissial qui ne lui permettait pas de déployer l’initiative qu’il sentait nécessaire pour aller vraiment aux pauvres. Résistance de ces pauvres eux-mêmes, qui ne semblaient pas attendre de son ministère ce que lui voulait leur donner. Trois événements dont il lui a fallu déchiffrer progressivement le sens, lui ont permis d’en savoir davantage sur le dessein de Dieu à son égard. Ainsi en est-il de toute vocation. Elle n’est pas déterminée à l’avance. Elle ne se définit pas seulement par une activité « spécifique », comme on aime à dire. Elle est de l’ordre de la grâce et mûrit en chacun comme un appel à la sainteté dans le Corps de l’Eglise.

Une mystique engagée

L’événement intérieur de Noël 1856 a été déterminant parce qu’Antoine Chevrier n’en est pas resté à l’émotion d’un moment. Il ne s’est pas enfermé dans une pure contemplation d’un mystère bouleversant. Il en a conclu une sorte de pacte avec le Seigneur. Il a voulu l’imiter « dans sa vie mortelle et sa vie eucharistique » pour se consacrer totalement à lui dans la pauvreté et l’annonce de son Incarnation rédemptrice, en commençant par les pauvres. Ainsi doit-il en être des grâces que chacun reçoit sur sa route. Ou bien, il les laisse passer et oublie ces « visitations ». Ou bien, il en retire un surcroît de force et d’amour pour « suivre Notre Seigneur de près ». Et alors, tout peut commencer.

Une persévérance dans les moyens employés

Le Père Chevrier n’a pas réalisé « l’œuvre des prêtres pauvres pour les paroisses pauvres » qui lui semblait le grand besoin de l’heure. Mais il y a travaillé jusqu’à l’épuisement prématuré de ses forces en formant des personnes, laïcs, séminaristes, prêtres, et sans se laisser décourager par les obstacles. Il a fait le catéchisme chaque jour en donnant le plus clair de son temps à « l’étude de Notre Seigneur », une étude dans le « détail », non pas en exégète, mais en passionné : « Que c’est beau Jésus Christ ! » Le fameux « tableau de Saint-Fons (4) », qui résume de manière lapidaire son idéal (« le prêtre est un homme dépouillé, un homme crucifié, un homme mangé ») ne peut se comprendre qu’à la lumière de ce travail patient et amoureux pour tirer de son expérience spirituelle toutes les conséquences vitales qui en découlaient. J’ai envie de dire avec Jésus : « Fais cela et tu vivras » (Lc 10, 28).



Notes :
1 - Henriette Waltz, Le Père Chevrier, un pauvre parmi nous  : je me réfère ici à l’édition de 1986, Paris, Cerf, préface du Cardinal Albert Decourtray.
2 - H. Waltz, op. cit., p. 33-34.
3 - Ce livre, traduit dans de nombreuses langues, est disponible au Prado, 13 rue Père Chevrier, 69007 Lyon, avec une introduction remarquable de Pierre Berthelon.
Voir aussi : http://www.leprado.org
4 - Cf. Waltz, op. cit., p. 111-113.