Ignace, l’accomplissement de l’œuvre de Dieu en soi


Anne-Marie Aitken
religieuse xavière, assistante générale



L’itinéraire spirituel d’Ignace de Loyola représente, sans aucun doute, un parcours vocationnel exemplaire. La meilleure preuve en est la Compagnie de Jésus qui s’est répandue très rapidement dans le monde entier. Bien que dissoute à certaines périodes de son histoire, sur l’ordre d’un Pape ou d’un chef politique, elle a toujours réussi à renaître pour de nouveaux commencements. Sans oublier toutes les congrégations ignatiennes féminines qui sont nées dès le XVIIe siècle et les nombreux laïcs qui collaborent d’une manière ou d’une autre avec les jésuites. Tous puisent au trésor que leur a légué Ignace : les Exercices spirituels dans lesquels celui-ci a consigné son expérience pour permettre à beaucoup d’autres de la partager. Ils témoignent de la fécondité de cette vocation qui s’étend bien au-delà de la Compagnie. Ils révèlent surtout la pédagogie de Dieu envers tout être humain qui cherche son visage.
Dans un récent numéro de la revue Vie Chrétienne (1), le jésuite Jacques Fédry résume de manière saisissante la dynamique du chemin de conversion d’Ignace en soulignant trois attitudes qui l’ont habité :
• faire ses projets sans Dieu (avant sa conversion),
• faire de grands projets pour Dieu (début de sa conversion à Loyola et à Manrèse),
• laisser Dieu réaliser son projet sur lui et par lui (à partir de son retour de Jérusalem).
Ces trois attitudes sont éclairantes pour quiconque s’interroge sur ce qu’il veut faire de sa vie et cherche ce que Dieu attend de lui. Elles montrent que toute vocation est à recevoir de Dieu sans renoncer à sa propre liberté, pour accomplir rien de moins que l’œuvre de Dieu en nous, non des œuvres pour Dieu.


Des projets sans Dieu

La légende raconte qu’Ignace de Loyola serait né dans une étable à Noël 1491, dans la province basque de Guipuzcoa. Il est le treizième et dernier enfant de sa famille. Il reçoit l’éducation d’un jeune noble qui se destine à combattre pour le roi de Castille et à le servir, en temps de paix, comme courtisan ou diplomate. Très fier de son identité, il est tenace, audacieux et témoigne d’une foi inébranlable que lui ont transmis ses ancêtres. Dans son récit autobiographique (2), il note que « jusqu’à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme adonné aux vanités du monde et principalement il se délectait dans l’exercice des armes avec un grand et vain désir de gagner de l’honneur. » Pétri des romans de chevalerie dont Amadis de Gaule, il rêve d’être un chevalier plus romanesque que les chevaliers de roman. Il occupe ses journées à chercher comment conquérir la dame qu’il aime et à manier les armes.
En 1521, alors que les Français veulent libérer la Navarre annexée au royaume de Castille, un homme résiste dans la citadelle de Pampelune pour défendre l’honneur des siens contre l’avis de tous les autres. Cet homme n’est autre qu’Ignace. Un boulet de canon dans la jambe le fait céder, brisant toute obstination. De longs mois de convalescence vont le faire réfléchir et orienter sa vie d’une manière autre que celle qu’il a jusqu’à présent imaginée, selon un idéal qu’il s’est lui-même forgé.


De grands projets pour Dieu

Alité dans la demeure de Loyola, il a le temps de réfléchir pendant neuf long mois. Sa jambe que des chirurgiens malhabiles ont mal soignée lui fait terriblement mal mais il n’hésite pas à se faire opérer de nouveau par souci de prestance et d’élégance. Dans la maison, il ne dispose que de deux livres pour occuper le temps : une histoire de la vie des saints et une vie du Christ. Son imagination s’en donne à cœur joie. « Saint Dominique a fait ceci : eh bien, moi, il faut que je le fasse. Saint François a fait cela : eh bien, moi, il faut que je le fasse. » Les pensées d’Ignace alternent. Tantôt il se trouve satisfait et rassasié lorsqu’il rêve de conquêtes mondaines mais constate que cette joie ne dure pas ; tantôt il se délecte à la pensée de réaliser ce que les saints ont fait et la joie qu’il éprouve alors ne le quitte plus. Cette qualité de joie durable le fait longuement réfléchir et le change radicalement. Il désire vivre à la suite du Christ en faisant la promesse de chasteté et décide d’aller en pèlerinage à Jérusalem. Il se rend alors au monastère bénédictin de Montserrat, en Catalogne, où après une veillée de prière en l’honneur de Marie, il troque son habit de chevalier contre la bure du pèlerin.

Il se retire ensuite durant une année dans une petite ville voisine appelée Manrèse. Dans son désert intérieur, il apprend à reconnaître les pièges du malin après avoir appris à discerner les signes de l’Esprit à Loyola. Son caractère excessif se manifeste dans les pénitences qu’il s’impose et dans le nombre d’heures qu’il consacre à la prière. Il cherche à devenir saint par lui-même mais est rapidement saisi par la lassitude et le dégoût, les scrupules et les ténèbres intérieures. Il est même tenté par le suicide. Il est tellement tourmenté intérieurement que Dieu finit par avoir pitié de lui. Il reçoit alors une illumination sur les bords du Cardoner qu’il ne mettra jamais en doute. « Il s’assit un instant, le visage tourné vers la rivière qui coulait en bas. Alors qu’il était là, les yeux de son entendement commencèrent à s’ouvrir. Non pas qu’il eut quelque vision, mais il comprit et connut de nombreuses choses, aussi bien spirituelles que des choses concernant la foi et les lettres, et cela avec une illumination si grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles. »

Cette lumière du Cardoner est un don gratuit que Dieu lui fait dont il rend grâce durant toute sa vie. Véritable consolation qui a succédé aux désolations précédentes, à travers laquelle il reconnaît l’action de l’Esprit Saint. Dieu l’ayant instruit, il est prêt à recevoir de Dieu ce que Dieu attend de lui. Il lui reste à accomplir le pèlerinage qu’il a projeté de faire à Jérusalem pour mettre ses pas dans ceux du Christ. Jésus est le nouveau suzerain qu’Ignace se donne. Si Dieu est venu parmi les hommes, il veut « le connaître afin de mieux le suivre et le servir ». Malgré les dangers que la traversée suppose à l’époque, Ignace se rend de Barcelone à Venise et s’embarque, au risque de tomber dans les mains des Turcs. Il tire une joie spirituelle des dix-huit jours qu’il passe dans le pays de Jésus en septembre 1523. Il aurait aimé rester chez les franciscains chez lesquels il loge. Mais ceux-ci craignent les prises d’otages de pèlerins et le forcent à rentrer en Europe sur un ordre venant de Rome. Ignace se conforme à leur demande. Il découvre que pour être proche de Jésus, il suffit d’être proche de l’Eglise. Un tournant décisif s’amorce alors.


La réalisation du projet de Dieu

Ignace revient en Espagne. Le champ de la mission est grand ouvert. Il veut s’y investir pleinement mais réalise que le savoir est nécessaire pour parler des « choses de Dieu », sinon il risque d’être inquiété par l’Inquisition. A trente-quatre ans, il retourne donc sur les bancs de l’école au milieu d’étudiants beaucoup plus jeunes que lui. Quelques compagnons commencent à graviter autour de lui. Il subit des interrogatoires pour savoir au nom de qui il prêche. Il doit se présenter quatre fois devant un tribunal ecclésiastique. Les soupçons, les tracasseries et les emprisonnements occasionnels se succèdent. Loin de se décourager, il décide au contraire d’aller plus loin en poursuivant des études à Paris. Là, il est sûr que les autorités seront plus tolérantes.

C’est ainsi qu’il arrive à Paris en septembre 1527. Il s’inscrit au collège de Montaigu, en face du collège Sainte-Barbe. Il loge à l’hôpital des pauvres et mendie dans les rues. Il comprend rapidement que la mendicité n’est pas compatible avec le sérieux des études. Il profite de vacances pour se rendre à Bruges, en Flandres, rendre visite à de riches marchands espagnols. Il ira aussi à Londres en 1531. Il revient la bourse bien garnie et peut ainsi aider des étudiants plus pauvres que lui. C’est à Paris qu’il rencontre Pierre Favre et François Xavier qui deviendront ses compagnons de chambre et auxquels il donnera les Exercices spirituels. Le déclic entre Ignace et Pierre est immédiat mais il faudra cinq ans pour qu’Ignace gagne la confiance de François Xavier. Il faut dire que beaucoup de choses les séparent, même s’ils sont basques tous les deux. Il émane de la personne d’Ignace un rayonnement peu banal. Il inspire confiance à ceux qui veulent donner un fondement solide à leur vie. Ignace réunit autour de lui des compagnons qui établissent entre eux des liens d’amitié plus profonds que ceux que tissent de simples étudiants. Il est pour eux comme un frère aîné qui connaît le monde et la vie. On peut se demander de quoi ils s’entretenaient dans cette Europe en pleine effervescence où les idées protestantes s’infiltraient partout.

L’année 1534 est une année décisive pour les compagnons qui se comptent désormais au nombre de sept, originaires de différentes régions d’Europe. Le 15 août, au petit matin, les amis traversent la Seine. Ils sortent de la ville par la porte de Montmartre et gagnent, à travers les vignes, la chapelle des martyrs. Pierre Favre qui est prêtre préside l’eucharistie. A la communion, avant de recevoir l’hostie, chacun promet de vivre après ses études en pauvreté et chasteté évangéliques, et fait vœu de partir à Jérusalem en pèlerinage. Comme les temps sont incertains, ils y ajoutent qu’ils iront à Rome pour se mettre à la disposition du Pape, le garant de la dimension universelle de la mission. En mars 1535, Ignace accède au titre de « Maître ès Arts ». Muni de son diplôme, il fait contrôler sans tarder l’orthodoxie des Exercices spirituels et se voit lavé de tout soupçon d’hérésie. Puis les compagnons se donnent rendez-vous à Venise.

En 1537, ils sont fidèles au rendez-vous mais la guerre qui oppose Turcs et Vénitiens les empêche de s’embarquer pour Jérusalem. Ils se divisent alors en petits groupes pour prêcher, servir dans les hôpitaux et donner les Exercices. Ils se dirigent vers Rome. En arrivant, Ignace entre dans la chapelle de la Storta. Se produit alors un nouvel événement important dans sa vie spirituelle. Il entend le Père dire à Jésus : « Je veux, mon Fils, que tu prennes celui-là comme serviteur. » En 1539, cette expérience sera décisive pour le nom de la nouvelle congrégation qu’ils sont en train de fonder : la Compagnie de Jésus. Les compagnons sollicitent du Pape qu’il érige leur groupe en famille religieuse officiellement reconnue. Ils font vœu d’obéissance. En 1540, un nouvel institut religieux est né. Ignace devient le premier supérieur, élu à vie. De 1540 à 1556, date de sa mort, il accomplit un immense travail pour structurer cette petite Compagnie et répondre à de multiples appels afin que Dieu soit servi là où l’Esprit les envoie.



A travers tout ce parcours, nous voyons qu’Ignace de Loyola est avant tout un homme mû par un grand désir qui le pousse à faire de grandes choses. Il est aussi un homme de décision grâce à la pratique du discernement entre les divers mouvements qui l’habitent. En parlant au plus profond de son cœur, Dieu le conduit délicatement vers un surcroit de vie. En convertissant vigoureusement son tempérament, il lui permet de passer de ses propres projets au désir que se réalise en lui le projet de Dieu. A travers le gouvernement de la Compagnie, il vise une gloire de Dieu toujours plus grande dans le dessaisissement de lui-même.

En quoi son parcours peut-il éclairer celui ou celle qui cherche sa voie ? En bien des manières, pourrait être la réponse. Ignace nous apprend d’abord à être attentifs à ce qui se passe en nous et dans nos vies : être sensibles aux mouvements intérieurs, repérer les sentiments qui nous habitent dans notre quête, sans avoir peur de nommer les difficultés pour nous laisser instruire à travers elles. Il nous apprend aussi à nous laisser conduire par les événements sans nous raidir sur des projets que nous voudrions réaliser à la force du poignet. Les mots-clés de cette conduite sont la disponibilité et l’ouverture. Il nous apprend enfin à prendre les décisions qui nous incombent en pesant les tenants et aboutissants et surtout en mettant nos choix sous le regard de Dieu par le biais du dialogue avec quelqu’un qui peut nous aider à discerner. Nous ne sommes pas seuls pour choisir : nous appartenons à l’Eglise et c’est par la médiation des frères et sœurs que la lumière affleure. Enfin, Ignace nous conseille de laisser se confirmer les choix que nous avons faits en repérant s’ils nous mettent dans la paix ou dans le trouble. Si le trouble persiste, c’est que nous n’avons pas fait le bon choix. Le travail est alors à remettre sur le métier pour que « nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés (3). »


Notes :
(1) Jacques Fédry, « Libre pour se décider. La manière d’Ignace de Loyola », Vie Chrétienne, supplément au n° 253, 2006.
(2) « Ignace de Loyola par lui-même », Vie Chrétienne, supplément au n° 350, et Ignace de Loyola, Autobiographie, introduction d’Alain Guillermou, Seuil, Paris, 1962.
(3) Exercices spirituels, n° 23