Saint François, l’aventure de la foi


Caroline Kulandaisamy
Franciscaine Missionnaire de Marie



Dans le fourmillement des idées, l’éclatement des systèmes traditionnels, l’homme du XXe siècle sent le besoin de se frayer un chemin. Menacé de dispersion ou d’inconsistance, il désire secrètement retrouver une voie de cohérence intérieure. Des jeunes recherchent avec plus ou moins de bonheur de nouveaux « maîtres à penser » à l’intérieur des sectes. Des chrétiens engagés souhaitent mieux harmoniser leur foi et leur vie affrontées aux multiples questions de notre époque. Dans ce labyrinthe moderne, les grandes figures chrétiennes du passé peuvent-elles encore nous aider à tracer une voie ? La « voie » évangélique de saint François d’Assise, l’homme du XIIIe siècle, éclaire encore notre route aujourd’hui. Sa riche expérience spirituelle nous invite à devenir pour les hommes de notre temps une parole de vie, à être des frères et des sœurs de l’Evangile qui osent tracer des chemins nouveaux de liberté et d’espérance.
Nous n’avons pas à imiter saint François. Mais essayons d’accueillir un frère dont toute la vie et les écrits sont pour nous un appel vivant à l’aventure de la foi.

Né à Assise en 1182, François était fils de Pietro di Bernardone, un des plus riches marchands de la ville. François appartenait à cette bourgeoisie commerçante dont la puissance s’affirmait contre la noblesse féodale, dans les cités d’Italie. Sa mère était une grande dame, appelée Domina Pica.
Au fil des années, François fait connaître son tempérament : noble, courtois, d’une magnanimité qui provoquait l’admiration et demeura l’un des traits distinctifs de sa personnalité (1). A quatorze ans, alors l’âge de l’entrée dans la vie civile, François d’Assise devint membre de la corporation des marchands et fut associé au commerce de son père. Vu sa fortune et le charme de sa personnalité, il devint vite le héros de la jeunesse d’Assise, dont il soldait les dépenses de cavalcades et de soirées, à la manière d’un grand seigneur ; mais les soirées joyeuses, les voyages et le négoce ne parvenaient pas à assouvir ses rêves de gloire et d’épopée.


Un cri dans la nuit

Nous sommes en 1205. En cette année qui s’achève, la vie de François prend un tournant décisif. Il n’a que vingt-quatre ans, mais déjà plusieurs événements l’ont marqué profondément. En 1202, il a participé à la bataille de Ponte San Giovanni qui a opposé Assisiates et Pérugins. Les troupes d’Assise ont été vaincues et François a passé un an en captivité à Pérouse. Revenu au pays, il a été terrassé par une longue maladie (1202-1203). L’échec et la souffrance l’ont mûri. Il cherche maintenant à redonner un sens à sa vie. Ayant cru le trouver dans l’idéal de la chevalerie, il part se mettre au service des armées pontificales. Mais un songe l’arrête à Spolète. François demande : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » Il lui est répondu : « Retourne dans ton pays et on te dira ce que tu dois faire (2). » François obéit : de toute son âme il est à l’écoute pour percevoir ce qui lui a été annoncé.

Un jour, « tandis qu’il passait près de l’église de Saint Damien, une voix intérieure lui suggéra d’y entrer pour prier. Une fois entré, il commença à prier avec ferveur devant une image du crucifié qui lui parla avec douceur et bienveillance : “François, ne vois-tu pas comme ma maison tombe en ruines ? Va donc et répare-la !” […] Il comprit qu’il s’agissait de cette église-là que sa trop grande vieillesse menaçait d’un écroulement prochain. Ces paroles le remplirent de tant de joie et l’éclairèrent d’une telle lumière qu’il sut vraiment dans son âme que c’était le Christ crucifié qui lui avait parlé (3). »

Brûlant en permanence devant le crucifix, les yeux de François n’ont pas été seulement orientés vers le monde : ils ont été rendus capables de voir le monde comme Dieu le voit. C’est ici que l’expérience franciscaine puise dans l’événement de Saint-Damien sa consistance comme expérience de contemplation. Par cette contemplation, le cœur de François s’est ouvert au mystère de l’éternelle compassion de Dieu pour l’homme. 


L’Evangile retrouvé

Quand François s’est écrié : « Voilà ce que je cherchais ! », faut-il dire que la joie de la découverte jaillissait de l’harmonie entre son expérience de converti et le message que le Seigneur ordonnait de transmettre ?
Efforçons-nous de scruter à quel moment la soif d’évangéliser a fait irruption dans la conscience de François. Evoquons « l’épisode de la Saint-Matthias ». Depuis plus de deux ans, François cherchait sa voie. Or voici qu’un matin, le jour de la fête de saint Matthias, il entend, au cours d’une messe, l’Evangile de l’envoi des Apôtres : « Ni or, ni argent, pas de monnaie dans la ceinture, pas de sac de voyage, pas de tunique de réserve, pas de chaussures, pas de bâton. Mais prêchez le Royaume de Dieu et la pénitence » (cf. Mt 10, 9-10). Sitôt compris le sens du texte évangélique, François bondit de joie : « Voilà ce que je veux et désire de toute mon âme ! » Immédiatement il se met en route, chargé de porter à tout homme une annonce de paix.

Qu’y avait-il donc de remarquable en cette découverte subite de François ? Rien que de très simple, en vérité ! La découverte de la vocation de témoin a coïncidé avec la révélation de l’Evangile. Cela fait partie d’une même intuition. Toute sa vie, François gardera cette conviction : on ne peut être un homme évangélique si l’on n’a pas une âme de témoin. C’est ce qu’il nous faut expliciter.
Le jour de la saint Matthias, François a d’abord compris qu’un messager de l’Evangile est celui qui est envoyé par le Christ au milieu des hommes. Si le missionnaire est un messager de l’Evangile, cela présuppose, certes, une intimité avec le Seigneur. On ne peut pas être envoyé par le Christ si on ne l’a pas rencontré auparavant, ni vécu avec Lui comme les apôtres. François avait déjà rencontré son Seigneur dans la plaine d’Assise et à Saint-Damien. Et quand il recevra des frères, il ne les lancera pas d’emblée dans l’apostolat mais il leur inculquera avant tout le sens de cette intimité avec le Christ : « La Croix leur tenait lieu de livres (4). »


La plus authentique pauvreté

François n’est pas un théoricien. Il contemple toute sa vie, émerveillé, le visage de Dieu révélé en Jésus Christ. Il le « voit » naître comme un pauvre, méconnu, perdu dans l’anonymat des familles déplacées. Il le « voit » vivre comme un pauvre, pèlerin, n’ayant pas une pierre où reposer la tête. Il le « voit » mourir comme un pauvre, méprisé et crucifié sur la colline des condamnés politiques et des brigands.
C’est pour lui un choc permanent. Aucun discours théorique devant cette révélation en actes. Il ne pourra jamais s’habituer à cette incarnation de l’amour. Voilà une des sources fondamentales de son désir de pauvreté. Il a toujours sous les yeux et dans le cœur ce dépouillement du Très-Haut qui s’anéantit et vient, pour nous, cheminer sur les routes humaines. 

Cette incarnation de l’humilité et de l’amour du Dieu vivant captive François et ses frères. C’est le chemin du Christ qui leur révèle la grandeur de la « très haute pauvreté ». Elle jaillit de leur contemplation et de leur adoration. François ne peut concevoir Jésus, le Fils unique, riche d’autre chose que de son Père. Celui-ci est son Bien, sa richesse et sa joie. Il le porte dans son cœur, dans sa prière, sur ses lèvres. Il est tout entier voué « aux affaires du Père ». Cette pauvreté est un don de l’Esprit lié à la foi et à l’amour. L’âme de la pauvreté franciscaine est l’amour. Un amour déraisonnable qui a un besoin impérieux de s’identifier à Celui qu’il aime. Plus le frère s’attache à la personne du Christ, plus il se détache de ce qui n’est pas lui. « Telle est la grandeur de la très haute pauvreté qui vous a établis, vous mes frères très chers, héritiers et rois du Royaume des cieux […]. Attachez-vous à elle totalement, frères bien-aimés, et pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ, refusez à jamais de posséder rien d’autre sous le ciel (5). »


Une explosion de fraternité

François avait adopté la vie itinérante du disciple envoyé par le Christ à travers le monde. Pas un instant l’idée ne l’avait effleuré de fonder un nouvel ordre religieux. Très vite cependant le Seigneur lui donna des compagnons. Quelques habitants d’Assise, remués par sa parole et son exemple, se joignirent à lui. Ils étaient bientôt sept, puis douze. Dès lors leur nombre allait se multiplier rapidement. En 1220, ils seront trois mille ; en 1226, cinq mille. Sans l’avoir cherché, François se vit donc confier la tâche délicate d’incarner son idéal évangélique dans une communauté humaine de plus en plus nombreuse. Quand François parle de vivre « selon la forme du saint Evangile », son propos ne renvoie à aucun modèle existant, c’est à l’Evangile qu’il prétend se référer directement : « Après que le Seigneur m’eût donné des frères, écrit-il dans son Testament, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le saint Evangile. Alors je fis rédiger un texte en peu de mots bien simples, et le seigneur Pape me l’approuva (6). »

La nouvelle forme de vie évangélique se place, en premier lieu, sous le signe de la mobilité apostolique. Elle se propose comme modèle la vie des disciples envoyés en mission par le Christ. Aujourd’hui ici, demain là-bas, les membres de la nouvelle communauté n’ont pas de demeure fixe. Ce qui commande, c’est la mission, l’annonce de la Bonne Nouvelle. Celle-ci exige une très grande liberté de mouvement ; elle voue à une vie itinérante : « Les frères doivent se réjouir quand ils se trouvent en compagnie des gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des lépreux et des mendiants des rues (7). » Voilà pourquoi une fraternité évangélique ne peut être simplement une fraternité de pauvres volontaires, cultivant la pauvreté comme une vertu, dans un univers clos, coupé du monde et de son histoire. Elle doit être aussi une fraternité avec les petits et les pauvres, un partage de leur condition de vie et de leurs aspirations, afin que la voix profonde du monde, appelant une communauté humaine plus juste et plus fraternelle, retentisse au cœur même de l’espérance du Royaume. C’est en s’efforçant de vivre des relations fraternelles avec les plus humbles et les plus démunis, que les premiers frères apparaissaient vraiment comme les messagers de la Bonne Nouvelle.

La fraternité, telle que François l’a voulue et vécue est d’une urgente et brûlante actualité. Il suffit d’être attentif aux grandes aspirations des jeunes qui se laissent parfois séduire par toutes sortes de sectes. Leur attente et leur désarroi sont les plus grands défis lancés aux hommes d’aujourd’hui. La famille franciscaine retrouve un chemin de fraternité et de paix universelle pour la libération de tout homme. A travers la qualité de nos relations, frères et sœurs car enfants d’un même Père, nous devrions pouvoir dire à ceux qui nous entourent que Dieu les aime. Dans notre société super organisée, nous sommes porteurs d’une formidable espérance et notre première mission est de devenir, un peu plus chaque jour, frère, sœur, pour tous. Cela suppose que nous aimions notre monde d’aujourd’hui, tel qu’il est, avec ses grandeurs et ses misères. François nous invite à cultiver ce regard lucide, admiratif et fraternel, sur toute la création.


Une voie pour l’émerveillement

Comment garder aujourd’hui un regard émerveillé, une capacité à admirer, dans un monde si dur ? Vouloir s’y émerveiller, n’est-ce pas refuser la triste réalité et fuir dans un rêve ? Notre regard est souvent « désenchanté » ! Le chant de la création semble recouvert par le bruit des armes et le sanglot des larmes. Or François, si lucide sur la misère et le péché de l’homme, est resté un homme émerveillé ! Où a-t-il puisé ce regard ? Regard émerveillé sur la création, sur l’homme, sur le présent et sur l’avenir !
Tout d’abord, pour lui, la création n’est pas un événement du passé. Elle est une action continuelle, permanente, de Dieu créateur et sauveur. Il en perçoit son actualité dynamique : « Aimons tous le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur de toute intelligence, de tous nos désirs. Il nous a donné et nous donne à tous le corps, l’âme et la vie. Il ne nous a fait et ne nous fait que du bien (8). »

De plus, il ne peut dissocier les mystères de la création et de la Rédemption. Malgré le drame du péché, Dieu poursuit son projet créateur. La création est devenue rédemptrice à cause du refus dramatique de l’homme de collaborer spontanément à son acte créateur. La création n’est pas seulement pour François un domaine que l’homme doit légitimement explorer et maîtriser. Elle est aussi une « révélation » où tout devient non seulement reflet de Dieu, miroir de sa bonté, mais signe médiateur. Elle est voulue par Dieu comme le lieu où il se donne et se révèle. Pour lui, toute prière et toute action humaine sont un mouvement de retour à celui qui est la source de tout. Si toutes les créatures convergent vers l’homme, celui-ci prête son intelligence et sa voix à l’univers pour exprimer ainsi la finalité du monde.

« Tous les biens, rendons-les au Seigneur Dieu très-haut et souverain ; reconnaissons que tout bien lui appartient ; rendons-lui grâces pour tout, puisque c’est de lui que procèdent tous les biens (9). » Son émerveillement est un chant : celui de la foi, de l’espérance, du pardon et de la réconciliation avec tous dans le Christ Seigneur.

François nous invite à vivre ce que nous annonçons. Etre témoin, c’est livrer sa vie, souvent dans la simplicité, la disponibilité intérieure, mais toujours dans l’ouverture à tout homme dans un chemin de conversion. Elle ne peut se vivre, en Eglise, à la suite du Christ que dans la dynamique de sa Croix, et de sa Résurrection. Les difficultés ne sont pas un obstacle à la mission, elles en sont un élément constitutif. Au cœur même de nos limites, de nos hésitations, de nos échecs, des forces du mal en nous-mêmes et dans les autres, jaillit la Vie, source de Joie profonde. Dieu construit mystérieusement son Royaume d’Amour et de Paix, qui sera toujours bien au-delà de ce que nous attendons.
La vie prophétique de François féconde lentement le cœur de nos contemporains. Ses intuitions missionnaires fondées sur l’humble incarnation du Christ, le respect des hommes, de leurs cultures et de leurs croyances font leur chemin. Aujourd’hui François nous encourage à oser des démarches audacieuses en conformité avec les besoins de notre temps. Soyons des créateurs de vie, soyons des semeurs d’amour, et la joie jaillira sur notre terre. Ainsi illuminés et fortifiés par l’Esprit, nous pouvons être les porteurs d’Espérance et de Joie que le monde attend.



Bibliographie

  • Leclerc Eloi, François d’Assise, le retour à l’Evangile, Desclée de Brouwer, Paris, 1981.
  • Hubaut Michel et collaborateurs, La Famille multiple de saint François, Paris, Cerf, 1981.
  • Rotzetter A., Van Dijk W., Matura T., Un chemin d’Evangile : l’esprit franciscain hier et aujourd’hui, Mediaspaul, Paris, 1982.
  • Saint François d’Assise – Documents, écrits et premières biographies, rassemblés par Th. Desbonnets et D. Vorreux, Editions Franciscaines, Paris, 1981, 2e édition.