Ignace, le désir d’aider les âmes


Cardinal Albert Vanhoye,
jésuite
 
Homélie prononcée lors de l’Eucharistie du jubilé ignacien à Lourdes, le 31 juillet 2006.


Très chers frères et sœurs dans l’amour du Christ,

Nous venons d’entendre proclamer trois textes de la Bible, un passage du premier Livre des Rois qui nous raconte une expérience mystique du prophète Elie, ensuite un passage de la lettre de saint Paul aux Ephésiens qui nous souhaite une profonde union avec le Christ, enfin le passage de l’Evangile selon saint Matthieu où saint Pierre proclame sa foi en Jésus et reçoit de Jésus sa mission. Choisis pour la célébration de la fête de saint Ignace, ces trois textes illuminent la figure de ce saint et, réciproquement, ils sont éclairés par la vie de ce saint. Entre l’Ecriture Sainte et la vie des saints, il y a, en effet, une relation réciproque : d’une part, l’Ecriture guide et nourrit la vie spirituelle des saints et d’autre part, la façon dont les saints vivent l’Ecriture révèle des aspects nouveaux de sa fécondité.

L’expérience mystique du prophète Elie est très significative, car elle a eu lieu en un temps d’épreuve terrible pour ce prophète et elle a eu un aspect inattendu. Le royaume d’Israël avait alors pour roi Achab, qui avait pris pour épouse une païenne, Jézabel, fille du roi de Sidon et avait propagé le culte de Baal, dieu des Sidoniens. Le prophète Elie s’était opposé avec une extrême vigueur à ce culte idolâtrique et s’était ainsi attiré la haine mortelle de Jézabel. Pour ne pas être tué, il avait dû s’enfuir. Il s’enfuit vers la montagne de Dieu où l’Alliance avait été conclue au temps de l’Exode. Sans doute désirait-il un renouvellement de la théophanie du Sinaï, une théophanie impressionnante : montagne avec « des tonnerres, des éclairs, une épaisse fumée, accompagnés d’un puissant son de trompe » (Ex 19, 16) ; « la montagne du Sinaï était toute fumante parce que le Seigneur y était descendu sous forme de feu […] toute la montagne tremblait violemment » (Ex 19, 18). Elie vécut effectivement le même genre d’événements : ouragan violent, tremblement de terre, incendie, mais le Seigneur n’y était pas présent. Ce fut au contraire, « le murmure d’une brise légère » qui lui donna le contact avec Dieu et lui apporta la force mystérieuse qui lui était nécessaire pour continuer malgré toutes les oppositions sa mission de prophète. Dans le Nouveau Testament, la lettre aux Hébreux nous dit semblablement que l’expérience chrétienne est d’un genre tout différent de celle du Sinaï (He 12, 18-24). Au lieu d’être caractérisée par des phénomènes extérieurs oppressants, elle a pour caractéristique la mise en relation intérieure avec Dieu et entre les personnes, dans une atmosphère de lumière et de sérénité.

La vie spirituelle de saint Ignace et ses expériences mystiques portent la marque de l’intériorité. Avant sa conversion, le tempérament actif de saint Ignace ne le portait guère à l’intériorité. Lui-même a déclaré que « jusqu’à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme adonné aux vanités du monde ; il se délectait surtout dans l’exercice des armes, avec un grand et vain désir de gagner de l’honneur 1. » L’immobilité forcée, où il fut réduit après sa blessure aux jambes lors du siège de Pampelune, le conduisit à pratiquer l’introspection et à analyser, en particulier, ses états intérieurs de désolation et de consolation. Ce fut le point de départ d’une expérience spirituelle très féconde dont nous profitons tous. A partir de son séjour à Manrèse, saint Ignace eut des expériences proprement mystiques. « Il avait beaucoup de dévotion à la Très Sainte Trinité » et il arriva qu’un jour « son entendement commença à s’élever, comme s’il voyait la Très Sainte Trinité sous la figure de trois touches, et cela avec tant de larmes et tant de sanglots qu’il ne pouvait se dominer ; ce jour-là il ne pouvait s’arrêter de parler de la Très Sainte Trinité […] avec beaucoup de joie et de consolation 2. » Ce qui est remarquable dans cette expérience, c’est l’union d’une participation affective intense à une illumination qui semble purement intellectuelle, « avec les yeux intérieurs ». On voit par là qu’en réalité l’illumination n’était pas purement intellectuelle, mais donnait à saint Ignace un contact personnel avec Dieu, qui l’émouvait extrêmement. Il parle aussi d’autres visions, qu’il voyait, disait-il, « avec les yeux intérieurs ». Particulièrement importante a été l’illumination qu’il a eue un jour au bord d’une rivière appelée le Cardoner. Elle fut si intense « qu’il lui semblait être devenu comme un autre homme 3 ». Par la suite il eut encore ce qu’il appelle « de grandes visites surnaturelles » du même genre, spécialement dans les moments d’épreuve, comme le prophète Elie 4.

« Souvent et pendant longtemps, alors qu’il était en oraison, il voyait avec les yeux intérieurs l’humanité du Christ » et ces visions lui donnaient « une grande confirmation de sa foi 5. » L’Evangile que nous venons d’entendre exprime cette foi en Jésus, qui est le Christ, le Fils du Dieu vivant. Il s’agit d’un épisode capital de la vie de Jésus, un sommet de sa révélation, car il en exprime, dans l’Evangile selon saint Matthieu, le triple aspect : il révèle à la fois les deux aspects du mystère personnel du Christ et il annonce en outre la fondation de l’Eglise. Cet épisode constitue la conclusion de la première partie du récit évangélique et l’introduction de la seconde partie. Dans la première partie, sans jamais se présenter explicitement comme le Messie envoyé par Dieu, Jésus avait manifesté qu’il l’était. Cette manifestation s’était faite de deux façons complémentaires, d’une part, par sa prédication de la bonne nouvelle du Royaume de Dieu, prédication pleine d’autorité : le discours sur la montagne, en particulier, montre que Jésus parlait avec une autorité supérieure même à celle de Moïse ; d’autre part, Jésus manifestait la venue du Royaume par ses interventions pleines de puissance et de bonté, en faveur des infirmes et des malades, qu’il guérissait, en faveur des personnes éprouvées, des foules affamées et des pécheurs qu’il pardonnait. Les gens étaient impressionnés et se posaient des questions sur son identité. Ils restaient cependant perplexes. Leurs réponses n’allaient pas au-delà d’une identité de prophète ; ils pensaient voir revivre en lui un grand prophète du temps passé, Elie ou Jérémie, ou de l’époque présente, Jean le baptiseur. Telles furent donc les réponses rapportées par les apôtres, lorsque Jésus les interrogea sur les opinions des gens sur son identité. Jésus leur posa alors une seconde question, leur demandant d’exprimer leur opinion personnelle. Leur contact quotidien avec leur Maître, qui faisait d’eux des témoins privilégiés, devait les amener à une opinion mieux fondée. Effectivement, la réponse du premier d’entre eux, Simon-Pierre fut des plus nettes : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant. » Simon-Pierre reconnut en Jésus le Messie, annoncé par les prophètes, le Messie qui selon l’oracle du prophète Natan adressé au roi David, devait être à la fois fils de David et fils de Dieu. Cette réponse de Simon-Pierre fut solennellement confirmée par Jésus comme étant une révélation de son Père céleste lui-même. Cependant Jésus ordonna aux disciples de ne la communiquer pour le moment à personne. Pourquoi ? Il est facile de le deviner : pour ne pas susciter des espérances messianiques terrestres, comme celles qui s’étaient exprimées après la multiplication des pains et qu’il avait dû repousser.

Jésus alors commença à révéler le second aspect de son messianisme qui précisément n’aurait rien de triomphaliste, mais comporterait au contraire beaucoup d’humiliations et de souffrances allant jusqu’à la peine de mort, car « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Saint Ignace a accueilli dans tout son être cette double révélation de l’identité de Jésus, le Fils de Dieu qui pour nous s’est fait homme et qui a parcouru par amour un chemin de souffrances et d’humiliations. Saint Ignace appelle Jésus « l’Eternel Seigneur de toutes les choses » et il reconnaît en même temps que Jésus a été outragé et a souffert pour nos péchés. A cet amour extrême, saint Ignace veut répondre par une folie d’amour, qui lui fait dire au Christ : « Je veux et je désire, et c’est ma décision déterminée […] vous imiter en endurant tous les outrages, tout blâme et toute pauvreté aussi bien effective que spirituelle, si votre très sainte Majesté veut me choisir et me recevoir en cette vie et en cet état 6. »

Saint Ignace n’a pas été moins attentif au troisième aspect de ce texte, c’est-à-dire à l’annonce de la fondation de l’Eglise par le Christ sur la personne de Pierre. « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » La traduction française de cette phrase a, sur le texte grec et sur la traduction latine, l’avantage de correspondre plus fidèlement à la phrase araméenne prononcée par Jésus, laquelle employait exactement le même mot pour le nom de Pierre et pour celui de la pierre, alors que le grec et le latin ont deux formes différentes, ce qui a donné lieu à des interprétations erronées, déjà chez saint Augustin. Le nom araméen donné par Jésus à son apôtre nous est indiqué dans le quatrième évangile et dans plusieurs passages des lettres de saint Paul. Ce nom est Kefa, mot qui signifie le roc. Jésus a fait de Simon un roc. « Tu es un roc et sur ce roc je bâtirai mon Eglise. » C’est bien sur la personne de Pierre et non simplement sur la foi exprimée par lui que Jésus annonce qu’il fondera son Eglise.

Saint Ignace était dévot de saint Pierre déjà avant sa conversion ; il a attribué alors à l’intercession de saint Pierre le rétablissement de sa santé, un 29 juin, à un moment où il était entre la vie et la mort 7. Par la suite, saint Ignace s’est lié lui-même et ses compagnons au Souverain Pontife, successeur de saint Pierre. Il est venu à Rome avec eux pour se mettre à la disposition du Pape et, dans la formule de la fondation de la Compagnie, il a fixé l’orientation de celle-ci en disant qu’elle voulait « combattre pour Dieu sous l’étendard de la croix et servir le seul Seigneur et l’Eglise son épouse sous le Pontife Romain, vicaire du Christ sur la terre ». En cela saint Ignace s’est montré très cohérent avec l’Evangile.

Il me reste à commenter brièvement la deuxième lecture, ce texte très riche de la lettre aux Ephésiens, que nous pouvons entendre comme pris à son compte par saint Ignace pour nous l’adresser à nous aujourd’hui.
« Je tombe à genoux devant le Père qui est la source de toute paternité au ciel et sur la terre, lui qui est si riche en gloire » : à ces paroles correspond le profond respect souvent exprimé par saint Ignace envers « la Majesté divine ». « Qu’il vous donne la puissance par son Esprit pour rendre fort l’homme intérieur » : les Exercices Spirituels de saint Ignace ont exactement ce but, accueillir la force de l’Esprit Saint pour être capable de « se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné ». « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi » : en ce sens saint Ignace indique comme grâce à demander dans la deuxième semaine des Exercices « une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme » ; cette connaissance intérieure a comme finalité la croissance dans l’amour et dans la générosité à servir, « restez enracinés dans l’amour, établis dans l’amour » ; les Exercices se terminent par une « contemplation pour obtenir l’amour », et cela dans toutes ses dimensions, « la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur, connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance et être comblés de la plénitude de Dieu ».

Le passage de la Lettre aux Ephésiens se termine par une solennelle doxologie : « Gloire à celui qui a le pouvoir de réaliser en nous par sa puissance infiniment plus que nous ne pouvons demander ou même imaginer, gloire à lui dans l’Eglise et dans le Christ Jésus. » L’orientation vers la gloire de Dieu est fondamentale dans la pensée et la vie d’Ignace. La devise qu’il nous a donnée en témoigne : Ad majorem Dei gloriam, toujours chercher ce qui contribue à glorifier Dieu davantage, cela se fait en accueillant et en manifestant toujours mieux son amour, car « Dieu est amour » et sa gloire est la gloire d’aimer. Pour saint Ignace, le moyen principal pour glorifier Dieu était d’ « aider les âmes », les aider à le connaître, à l’aimer, à le servir. « Le désir d’aider les âmes », saint Ignace l’a ressenti « déjà à Loyola, mais c’est à Manrèse qu’il a pris consistance et qu’il est devenu l’objectif de sa vie […] motivant toutes ses décisions. » En cette célébration eucharistique, glorifions Dieu tout d’abord en le remerciant de toutes les grâces spirituelles et apostoliques dont il a comblé notre Père saint Ignace et dont la fécondité continue à se manifester ; glorifions Dieu aussi en nous mettant toujours mieux à l’école de saint Ignace par une vie de docilité généreuse à l’Esprit Saint, d’union personnelle au Cœur du Christ et de dévouement total à son œuvre pour le salut du monde.
 

Notes
1 - Récit 1. [retour au texte]
2 - Récit 28. [retour au texte]
3 - Récit 30. [retour au texte]
4 - Récit, 41, 48, 52. [retour au texte]
5 - Récit 29. [retour au texte]
6 - Exercices Spirituels 98. [retour au texte]
7 - Récit 3. [retour au texte]