Vocation missionnaire des évêques


Vito del Prete
Secrétaire de l’Union pontificale missionnaire
directeur de la publication de Omnis Terra

 

Le concile Vatican II est idéalement une continuation de Vatican I, qui proclama la doctrine de l’infaillibilité du pontife romain, définissant en même temps la nature et les fonctions du ministère de Pierre. Obligé d’être clos avant terme à cause des événements historiques que connut l’Italie, le temps manqua pour approfondir l’identité et le ministère de l’épiscopat et du sacerdoce. Une réflexion partielle, par conséquent, non achevée, sur le ministère ordonné.
Vatican II, avec la vaste participation d’évêques provenant de tous les coins de la terre, fut, de fait, et non seulement de droit, le concile « œcuménique ». En effet, la moitié des Pères conciliaires étaient évêques des Eglises locales d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Océanie. C’étaient des évêques « missionnaires » ou des évêques indigènes, pasteurs de communautés chrétiennes dispersées parmi des populations non chrétiennes, avec la complexité de problèmes humains et sociaux qui caractérisaient alors, comme aujourd’hui, les pays dits du « tiers-monde ».
Peut-être pas très familiers avec la spéculation théologique, mais riches d’une expérience d’Eglises de la périphérie, ils étaient animés par la passion d’étendre le Royaume de Dieu et c’est pourquoi ils invoquaient un changement de méthodologie d’évangélisation […]. En réalité, ils furent des inspirateurs, bien que non protagonistes, de la réflexion conciliaire globale sur la nature et sur la mission de l’Eglise. Leur présence contribua à faire sortir l’Eglise d’un étroit provincialisme en l’ouvrant à sa mission dans le monde entier.
Les documents conciliaires dans lesquels on remarque cette portée universelle sont Lumen gentium, Gaudium et spes et Ad gentes. En eux, l’évangélisation apparaît comme la catégorie fondamentale de la nature de l’Eglise. Elle est présente et oriente tous les secteurs de son activité, des personnes et des tâches qu’elles sont appelées à accomplir. Pas une seule catégorie de personnes n’a été épargnée : le pape, les évêques, les prêtres, les religieux, les contemplatifs ; pas un seul secteur pastoral qui n’ait été caractérisé par la dimension missionnaire, comme la pastorale sacramentelle, la catéchèse, la charité, bref toute la vie et les activités de la communauté chrétienne. Par conséquent, l’aphorisme selon lequel « L’Eglise est mission » est une bonne photographie de l’Eglise issue de Vatican II et résume bien sa raison d’être. La conviction qu’une personne, un diocèse, un ordre ou une congrégation religieuse n’est pas vraiment authentique si elle ne se situe pas dans le sillage de la missio ad gentes est désormais commune. Un fort mouvement missionnaire est né à notre époque : les prêtres Fidei donum ont reçu un fort élan, les ordres contemplatifs ont établi des communautés dans des territoires de mission, des milliers de laïcs et des foyers familiaux se sont installés dans d’autres Eglises et des mouvements ecclésiaux sont apparus, porteurs d’un fort élan missionnaire. « Les Eglises locales se sont multipliées, avec leurs évêques, leur clergé et leur personnel apostolique ; on constate une insertion plus profonde des communautés chrétiennes dans la vie des peuples, la communion entre les Eglises entraîne un échange intense de biens spirituels et de dons ; l’engagement des laïcs dans l’évangélisation est en train de modifier la vie ecclésiale ; les Eglises particulières s’ouvrent à la rencontre, au dialogue et à la collaboration avec les membres d’autres Eglises chrétiennes et d’autres religions. Et surtout, une conscience nouvelle s’affirme, à savoir que la mission concerne tous les chrétiens, tous les diocèses et toutes les paroisses, toutes les institutions et toutes les associations ecclésiales 1. »
Nous demandons à ceux qui disent que la missio ad gentes marque le pas d’élargir leur regard à toute l’Eglise et ils s’apercevront que la missio ad gentes est devenue l’affaire de chaque fidèle, de chaque communauté chrétienne, de chaque Eglise locale.
L’objectif de cette réflexion n’est pas d’exposer ici l’enseignement du magistère pour démontrer que le ministère ordonné a naturellement une dimension et, par conséquent, une responsabilité missionnaire. Cette vérité n’a pas besoin de démonstration soutenue par une longue série de citations. Elle est claire et définie.
Les prêtres ont pris conscience que leur incardination, même dans un diocèse, ne les dispense pas de la disponibilité fondamentale à être envoyés à d’autres Eglises et cultures. Par conséquent, le Concile recommande de revoir aussi le statut de l’incardination, par lequel le prêtre est fixé, de façon presque inamovible, dans son diocèse. Au cours de ces dernières décennies, beaucoup d’entre eux se sont rendus disponibles pour quitter la portion du troupeau qui leur était confiée pour aller là où l’évêque les envoyait. Ce sont les prêtres Fidei donum, terme adopté à partir de la lettre encyclique de Pie XII.
Et les évêques ? Le mandat d’évangéliser le monde entier a pour eux force d’obligation et ne peut pas être négligé. S’il en allait ainsi, on risquerait de porter un coup mortel à la définition et à la crédibilité même du ministère des évêques, successeurs des Apôtres.
Le thème de la mission est au centre de la personne, du ministère prophétique et de la prière de Jésus. Sa vie a été une vie en mission et il veut que ses apôtres soient en mission. Dans sa prière sacerdotale, la mission est le terme central : « Sanctifie-les dans la vérité… Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. Pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité » (Jn 17, 17-19). Apôtres ou missionnaires est devenu le terme technique pour indiquer tous ceux qui sont envoyés, d’abord par le Jésus terrestre et ressuscité, puis par ses premières communautés, afin de poursuivre son œuvre messianique : aussi bien les douze envoyés par Jésus évangéliser les communautés juives de Jérusalem et de Samarie que, par la suite, les autres envoyés aux communautés judaïques de la diaspora et aux communautés païennes.
Il n’y a donc pas à être surpris si le concile Vatican II et le magistère de l’Eglise exigent des évêques qu’ils annoncent l’Evangile jusqu’aux extrémités de la terre : « Le soin d’annoncer l’Evangile dans tous les coins du monde incombe au corps des pasteurs : c’est à lui que le Christ en donna l’ordre, lui imposant une charge commune, comme déjà le pape Célestin le soulignait devant les Pères du concile d’Ephèse 2. » « Mes frères évêques sont, avec moi, directement responsables de l’évangélisation du monde, en tant que membres du collège épiscopal et en tant que pasteurs des Eglises particulières… Ils ont été consacrés non seulement pour un diocèse, mais pour le salut du monde entier 3. » Ces affirmations doctrinales – dit Jean-Paul II – sont chargées de conséquence. On peut dire que la nature missionnaire constitue la note distinctive du ministère des évêques.
Elles ont certainement poussé les évêques à repenser en termes missionnaires leur consécration et leur ministère et à inscrire la mission universelle dans l’agenda de leurs rencontres. Ainsi, les orientations pastorales des conférences épiscopales sont encadrées dans un contexte missionnaire, aussi bien ad intra qu’ad extra. Mais tout ceci est-il suffisant pour affirmer que les évêques ont fait de l’évangélisation la priorité de leur être et de leur action pastorale ?

Un regard sur la situation

 

 

Quelqu’un a dit, lors d’un congrès national missionnaire, que le mouvement missionnaire du laïcat est plus en avance que celui de la hiérarchie, pas toujours attentive à saisir ce que l’Esprit accomplit au sein même du Corps du Christ.
En vérité, après l’enthousiasme et les ouvertures de la première heure suscités par Vatican II, il semble que nous traversions une période de stagnation dont Redemptoris missio se fait l’interprète qualifié, focalisant les obstacles externes et internes à l’Eglise qui « ont affaibli l’élan missionnaire de l’Eglise à l’égard des non-chrétiens, et c’est là un fait qui doit inquiéter tous ceux qui croient au Christ 4 ».
Je ne veux évoquer ici ni toute la critique autodestructrice, ni la problématique de la mission évangélisatrice, dont témoigne ce même document pontifical, car elles sont largement connues et leurs effets se font encore sentir aujourd’hui. Je me réfère à la tendance plutôt grave qui tenaille les Eglises particulières et les incite à se replier sur elles-mêmes, soucieuses de leurs besoins et aux prises avec les défis difficiles que l’humanité lance au christianisme. Les diocèses, en particulier ceux de vieille tradition, ont l’impression d’être des forteresses assiégées ; elles serrent les rangs, se comptent, se dotent d’une meilleure organisation pour bloquer l’effondrement de leurs communautés chrétiennes. « La mission est ici », entendons-nous dire par de nombreux évêques préoccupés.
Mais l’expérience nous dit que de la sorte elles ne pourront pas aller bien loin, car le seul remède pour redonner vie aux communautés chrétiennes, c’est la missio ad gentes. La foi se renforce lorsqu’on la donne. Si un diocèse ou une communauté chrétienne ne se met pas dans le sillage de l’évangélisation, il subit une crise de la foi.
Voilà pourquoi « les évêques, en tant que successeurs des Apôtres, reçoivent du Seigneur, à qui tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre, la mission d’enseigner à toutes les nations et de prêcher l’Evangile à toute créature 5 » et ils doivent être des « prédicateurs de la foi, qui amènent au Christ de nouveaux disciples 6 » afin de rendre « visibles l’esprit et l’ardeur missionnaires du Peuple de Dieu, en sorte que le diocèse tout entier devient missionnaire 7 ».
Mais comment conjuguer le fait que l’évêque est « principe visible et fondement d’unité » pour son Eglise, à laquelle il est lié par un lien sponsal, avec le mandat reçu de prêcher l’Evangile à toute créature ? Un évêque replié sur sa petite ou grande Eglise locale n’accomplirait pas son devoir de donner à l’Eglise un souffle catholique ; d’autre part, un évêque absent du concret des rapports interpersonnels de la communication de foi pourrait devenir le bureaucrate d’une organisation, mais ni un pasteur ni un père pour personne, ni un serviteur de la Parole qui est faite non pas pour rédiger des documents, mais pour être partagée comme expérience vive de personne à personne.
Vatican II a répondu qu’il exerce son mandat missionnaire en vertu de l’apostolicité de l’Eglise. S’il a fermement déplacé l’accent en faveur de l’importance de l’Eglise locale, il a attribué à travers la doctrine de la collégialité épiscopale une dimension universelle à la responsabilité pastorale des évêques, en tant que membres de ce collège épiscopal qui succède de façon collégiale précisément au collège apostolique dans la mission que lui a confiée le Christ. L’évêque doit voir dans son Eglise particulière « l’image de l’Eglise universelle » car l’unique Eglise catholique se constitue dans et par les Eglises locales. On en déduit donc que le ministère épiscopal, s’il est lié à la genèse, au développement et aux dynamismes de croissance de la communauté concrète, de par la nature même de la communauté qui est essentiellement catholique, est appelé à un service qui ne peut rester enfermé entre les murs d’une communauté chrétienne particulière. Il est placé au service de la communion entre les Eglises et ceci détermine essentiellement aussi son service pastoral. Il doit y avoir, pour ainsi dire, deux âmes du ministère épiscopal : pasteur local et pasteur itinérant, et deux perspectives : celle de l’Eglise constituée et celle de l’Eglise à fonder.
La tradition apostolique, que le ministère épiscopal doit placer au centre de l’unité, peut être ressentie davantage comme le lieu d’où jaillissent les sacrements et autour duquel la communauté se rassemble pour méditer la Parole de Dieu, sa prière et l’animation de sa communion, ou elle peut être ressentie davantage comme le ferment du monde et l’animation de son histoire, en indiquant le chemin qui conduit vers le Royaume.

Obstacles structurels au devoir missionnaire des évêques

 

 

Ce ne sont ni la connaissance, ni la conscience du mandat missionnaire qui manquent aux évêques, mais la difficulté pratique de le remplir de manière adéquate, difficulté due notamment à la multiplicité des tâches qui leur sont assignées et à la pesanteur des structures ecclésiastiques.
L’évêque décrit par Vatican II et par les interventions du magistère est comme l’économe de la famille de Dieu, serviteur de tous, animateur de toutes les activités, de la pastorale des sacrements, des malades, des migrants, du dialogue œcuménique, interreligieux, de la musique sacrée, de la gestion économique, de la promotion des vocations. En plus, il a l’obligation de participer de manière qualifiée aux autres engagements institutionnels, comme la participation aux conférences épiscopales régionale, nationale et, s’il l’a choisi, continentale.
En même temps, il doit être le modèle du troupeau, à la manière du Christ qui a laissé les quatre-vingt dix-neuf brebis à la bergerie pour aller chercher celle qui était perdue dans la montagne. Il est pour son diocèse ce que le pontife romain est pour l’Eglise universelle : serviteur des serviteurs de Dieu.
L’autre difficulté est constituée par les structures ecclésiastiques qui absorbent beaucoup de son temps et requièrent une planification économique minutieuse, pour conserver celles dont il a hérité et pour construire celles dont le diocèse a besoin.
L’évêque court le risque réel d’être plongé dans une marée d’engagements, tous légitimes et sacrosaints. La plupart du temps, il est prisonnier d’une activité de représentation et de management, ce qui donne l’impression que la définition de l’évêque offerte par Ignace d’Antioche ne s’applique plus à l’évêque ordinaire, mais de façon plus réaliste au curé d’une communauté.
Si telle est la situation, quel sens et quelle activité d’évangélisation l’évêque est-il appelé à accomplir dans son ministère épiscopal, qui est la forme du troupeau, le sacrement plénier du sacerdoce du Christ et dont dépend l’élan missionnaire du diocèse ?
Il est impensable, en l’état actuel des choses, qu’il puisse y avoir des évêques ordinaires d’un diocèse qui soient aussi itinérants, comme cela arrivait aux apôtres et aux évêques des communautés apostoliques. Ignace lui-même était peut-être évêque d’Antioche, mais en même temps, sur le modèle des ministères itinérants, « episcopus Siriae ». Par conséquent, on peut difficilement leur appliquer ce qui s’est produit pour les prêtres Fidei donum : c’est-à-dire consacrer quelques années de leur vie à l’évangélisation d’autres Eglises et pays, en coopération avec des Eglises sœurs. La fondation d’Eglises locales sous l’autorité de l’évêque poserait pratiquement partout des problèmes juridiques selon la législation canonique. En quoi consiste alors la responsabilité missionnaire des évêques, qui est pourtant la note caractéristique de leur ministère épiscopal ?

Signification de l’évangélisation

Le problème de la responsabilité apostolique missionnaire des évêques ne peut pas se résoudre exclusivement du point de vue de la missio ad gentes, entendue dans le sens très particulier de mission étrangère. Si, d’une manière maximaliste, on continue à parcourir cette voie, tout ce que nous disons quant à la responsabilité directe et immédiate des évêques demeurera littérature ou, tout au plus, de belles recommandations.
Il est donc nécessaire de conjuguer le soin pastoral de la communauté chrétienne et le mandat d’évangélisation. Ce n’est qu’en considérant l’ensemble que l’on peut définir une effectivité du ministère missionnaire de l’évêque. A cet égard, je crois que Redemptoris missio a pour la première fois apporté une solution éclairante, en plaçant l’activité spécifique d’évangélisation à l’intérieur de la mission globale de l’Eglise.
Il faut partir du fait que la proclamation de la Bonne Nouvelle est une activité ecclésiale, c’est-à-dire qu’elle doit rentrer dans la mission et celle-ci dans l’alvéole ecclésiologique.
L’encyclique témoigne de la difficulté d’interpréter l’activité missionnaire, réalité complexe et changeante selon le mandat d’évangélisation qui se manifeste déjà dans le vocabulaire missionnaire : on a préféré le substantif mission au singulier et l’adjectif missionnaire s’agissant de qualifier toute activité de l’Eglise. L’encyclique entrevoit dans tout cela un aspect positif, qui constitue le retour des missions dans la mission de l’Eglise, la convergence de la missiologie dans l’ecclésiologie et l’insertion des deux dans le dessein trinitaire du salut. Ce n’est qu’ainsi que l’activité d’évangélisation ne sera plus une tâche en marge de l’Eglise, mais qu’elle sera insérée au cœur de sa vie.
Cette vision, à bien y réfléchir, ne dissout absolument pas la spécificité missionnaire, ni son élan, ni sa passion, mais elle les rend plus exigeants et globaux.
En substance, elle dit que le mandat de prêcher l’Evangile ne peut pas se réduire uniquement à l’envoi de quelques-uns, mais est totalisant, impliquant toute l’activité de l’Eglise, tous ses secteurs, toute sa spiritualité, bref tout son être et son agir. C’est ce qu’a produit le Concile, ce fut l’aspect positif de la réflexion ecclésiologique et missionnaire qui a conflué et qui a été repensée par Redemptoris missio.
Deux points sont d’une extrême importance pour que la responsabilité missionnaire des évêques se réalise effectivement, à savoir : la signification de la missio ad gentes et le lien, et l’interdépendance, de celle-ci avec les autres activités de l’Eglise.

Signification de la missio ad gentes
Nous nous en occupons dans la mesure où cela touche notre discours. On a assisté à une évolution terminologique dans la théologie missionnaire, que je résume brièvement. Missions, mission, évangélisation et évangélisation ad extra sont des termes souvent interchangeables, mais qui revêtent une signification différente.
Mission : c’est tout ce que l’Eglise accomplit au nom du Christ. C’est un terme qui englobe tout, au point de composer l’équation : l’Eglise est mission. Missions : ce terme désignait l’activité d’évangélisation ad extra des missionnaires qui se rendaient dans des pays et dans des Eglises d’autres cultures et religions. A cet égard, le bienheureux P. Paolo Manna adoptait une attitude critique : le nom même de missions trahit la fin même de l’activité de l’évangélisation, mettant en même temps en crise la méthode d’évangélisation. Les apôtres ne fondérent pas des missions, mais des Eglises. Par conséquent, Redemptoris missio spécifie que les missions doivent rentrer dans la mission, et celle-ci dans la christologie.
Evangélisation : à proprement parler, le terme indique l’annonce de l’Evangile à des groupes humains qui ne connaissent pas encore le Christ et dont les réalités socio-économiques et culturelles ne font aucunement référence au Christ. Elle ne peut pas être définie exclusivement par des critères géographiques, mais par les groupes humains auxquels elle est dirigée. Chaque Eglise locale évangélise les réalités non rachetées présentes dans le cadre de son territoire et la communauté catholique présente existe en fonction de cet objectif. Elle se présente comme sacrement du salut pour cette humanité.
Evangélisation ad extra : il s’agit de l’activité spécifique dirigée vers les pays où la majorité de la population n’est pas chrétienne et où l’Eglise est une petite minorité. Redemptoris missio accepte, en distinguant, l’emploi du mot évangélisation pour les deux derniers termes, estimant que cette activité de l’Eglise conserve encore sa validité et son urgence maximale, car deux mille ans après la Rédemption, le nombre de non-chrétiens a augmenté.
C’est en ce sens que nous pouvons dire que toute l’Eglise est par nature missionnaire, car partout où elle est présente, elle a pour tâche d’annoncer et de témoigner de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. D’où l’insistance et l’exigence de transformer la pastorale de conservation, visant à s’occuper de la communauté, en une pastorale missionnaire, par laquelle toute l’Eglise locale existe et agit en fonction de l’annonce.

Interdépendance
La missio ad gentes est une partie de la mission de l’Eglise. Ce n’est pas un élément facultatif, mais un élément fondamental de toute l’existence chrétienne. Elle doit donc vivifier, orienter et déterminer toute autre activité de I’Eglise. Bien qu’étant spécifique, elle doit être comme le levain qui fait grandir et confère l’authenticité aux différents milieux de la pastorale. De fait, « les frontières de la charge pastorale des fidèles, de la nouvelle évangélisation et de l’activité missionnaire spécifique ne sont pas nettement définissables et on ne saurait créer entre elles des barrières ou une compartimentation rigide 8 ». Elle est le paradigme de toute l’activité pastorale. Ce qui veut dire que catéchèse, charité et sacrements ne sont pas pleinement authentiques s’ils ne sont pas animés, vivifiés, actualisés ou célébrés dans l’intentionnalité et en vue de la missio ad gentes, la catégorie unificatrice de toutes les expressions de la mission de l’Eglise. Seulement ainsi la communauté diocésaine sera formée et poussée à réaliser sur son territoire et en dehors de ses frontières ecclésiales et culturelles les activités multiples et multiformes de l’évangélisation, comme l’annonce, la promotion humaine, le dialogue, l’aide aux jeunes Eglises, comme les énumèrent Evangelii nuntiandi et Redemptoris missio. C’est dans cette vision globale et unificatrice que le ministère épiscopal peut trouver une dimension effective et une réalisation missionnaire qui permette à l’évêque de dépasser l’apparente contradiction d’être le pasteur d’une communauté déterminée et de devoir prêcher l’Evangile jusqu’aux extrémités de la terre.

Evêque missionnaire
« Ce n’est pas pour moi une gloire de proclamer l’Evangile », disait saint Paul. Pour un évêque, le fait d’être missionnaire ne devrait pas constituer un titre méritoire, comme une valeur ajoutée à sa personnalité, mais une humble dette imprescriptible qu’il a contractée lors de l’imposition des mains.
Le bienheureux P. Paolo Manna, dans son opuscule intitulé Nos Eglises et la Propagation de la foi édité dans les années 1930, s’exclamait déjà : « II pourra sembler nouveau à certains d’entendre dire aujourd’hui que nos diocèses, avec à leur tête leurs pasteurs, ont, avec le Saint-Père, le devoir de promouvoir par tous les meilleurs moyens la diffusion du Royaume du Christ dans le monde. Mais alors à qui revient ce devoir, si les pasteurs peuvent s’en désintéresser ? » Pour eux « ce n’est pas une affaire de libre choix, comme cela pourrait l’être pour un simple missionnaire, mais cela fait partie intégrante de leur mission de pasteurs de l’Eglise ». Même si la juridiction des évêques individuellement est restreinte aux limites de leur diocèse respectif, « la mission primordiale qui leur est conférée par Jésus-Christ est loin d’être accomplie et n’a donc rien perdu de son caractère obligatoire » (pp. 4-5).
Le P. Manna invitait donc les évêques de chaque province ecclésiastique à fonder leur séminaire missionnaire pour assumer une partie de territoire à évangéliser. Un rêve qui ne s’est jamais réalisé.
Pourtant son inspiration a été une semence qui s’est développée selon d’autres voies, au moins au niveau théorique, plus conformes aux modèles ecclésiologiques et missiologiques actuels. Les conférences épiscopales régionales, nationales et continentales ont institué des commissions pour les missions ou pour l’évangélisation ; les diocèses considèrent théoriquement l’activité missionnaire comme importante ou prioritaire dans leurs orientations et plans pastoraux. Les évêques visitent les autres Eglises où sont présents leurs Fidei donum. Une nouvelle sensibilité est née, de même qu’un nouveau modèle de coopération missionnaire. On a assisté ces dernières années au passage de l’aide aux missionnaires et aux missions à l’implication directe dans l’œuvre d’évangélisation.
Tout ceci est désormais acquis. Comment, dans ce contexte, l’évêque peut-il réaliser son mandat missionnaire ?
Je sais que je m’avance sur un terrain complexe, rendu ardu et difficile par une tradition historique qui a figé la figure et le rôle de l’évêque. Toutefois, je crois qu’il est opportun et nécessaire d’entreprendre une réflexion sérieuse sur la façon dont les évêques peuvent réaliser le mandat confié par le Christ aux apôtres et à leurs successeurs d’aller par le monde entier annoncer l’Evangile à toute la création. Je cours le risque, en même temps, d’apparaître comme celui qui veut apprendre son métier aux évêques. Mes réflexions ne vont pas dans ce sens, ni ne veulent être une provocation ou un jugement sur les pasteurs qui consacrent généreusement leur vie, dont ils ne sont plus réellement les maîtres, pour s’occuper de leur troupeau en cette période si difficile et pour trouver les voies de la diffusion du Royaume de Dieu dans le monde actuel.
L’évêque doit être le premier
et le modèle de l’évangélisateur

J’ai toujours été enthousiasmé par la définition qu’a humblement donnée de lui-même le pape Jean-Paul II quand il a considéré son ministère de pasteur universel comme celui d’un missionnaire itinérant. II a confirmé son magistère ordinaire, mêlé de passion missionnaire avec l’ardent désir d’atteindre tous les gens, tous les groupes humains, jusqu’aux extrémités de la terre pour proclamer le salut du Christ.
L’évêque, pasteur d’un diocèse, ne peut pas se laisser absorber par toutes les tâches et préoccupations de la communauté chrétienne, par les innombrables problèmes qui lui sont soumis, par une pastorale ordinaire, faite de célébrations à l’occasion de sacrements ou d’événements particuliers. Il doit faire son possible pour reconquérir sa liberté d’annoncer l’Evangile aux foules qui attendent qu’on rompe pour elles le pain de la Parole salvifique, à ceux qui sont en dehors ou loin du troupeau, aux pauvres, aux nécessiteux, à ceux qui n’ont aucune espérance, à ceux qui se sentent abandonnés. Conscient qu’il y a d’autres brebis qui n’appartiennent pas à sa bergerie, comme le berger de la parabole, il doit décider de laisser en lieu sûr dans la bergerie les quatre-vingt dix-neuf brebis pour aller à la recherche de celle qui s’est perdue ou de celle qui n’a jamais connu son lieu d’appartenance qui est la famille de Dieu.
Hors de la similitude évangélique, le pasteur doit aujourd’hui être occupé et préoccupé par ceux qui sont éloignés et plus encore des non-chrétiens présents sur son territoire en cette phase de mondialisation. II a le droit, plus encore que le devoir, de leur annoncer l’Unique Sauveur, Jésus-Christ. C’est la priorité du ministère épiscopal dans les Eglises des pays chrétiens comme dans ceux où le christianisme n’atteint même pas 1 % de la population. Il est et doit être le premier évangélisateur.
Mais ceci exige qu’il ne soit pas appesanti par la charge incessante et obsédante d’engagements et de structures. On ne peut pas combattre le géant Goliath avec l’armure lourde de Saül, mais avec la fronde de David. II doit être et se sentir léger. Voilà pourquoi le temps est venu d’une conversion plus forte et plus décisive en vue de laisser aux autres le soin des tables pour pouvoir se consacrer à la prière et à la prédication, comme le firent les apôtres du temps de la première communauté chrétienne.
Ceci requerra un changement ou des ajustements de styles de vie, de plans pastoraux et d’organisation diocésaine.
Spiritualité kénotique, confiance en la puissance salvifique de la Parole de Dieu et pauvreté de moyens, partage, dialogue, prière et contemplation et la lecture attentive de l’histoire de l’humanité contemporaine sont les dispositions et les vertus nécessaires qui doivent caractériser sa personnalité apostolique, comme de quiconque veut être un humble instrument pour annoncer l’Evangile.
Il est le signe qualificateur du ministère même du Christ et l’administrateur des mystères de Dieu (1 Co 4, 1). II suit la même voie qu’a parcourue le Christ : « Il est prisonnier du Christ à cause des païens » (Ep 3, 1). II est heureux des souffrances, il peine et il lutte, avec la force qui lui vient du Christ, pour faire connaître la glorieuse richesse de son mystère au milieu des païens.


Priorités pastorales

La mission ad gentes n’est pas seulement le point d’aboutissement de l’engagement pastoral, mais son horizon constant et son paradigme par excellence. Le dévouement à cette tâche exige d’être également disposé à opérer des changements, s’ils s’avèrent nécessaires, dans la pastorale et dans les formes d’évangélisation, pour prendre de nouvelles initiatives. Cela échoit à l’évêque, qui est la tête et le cœur unitaire de l’apostolat diocésain.
La crise qui tenaille les Eglises occidentales et la phase de stagnation que certains enregistrent dans les jeunes Eglises sont précisément dues au fait que l’évangélisation apparaît comme un choix prioritaire dans les plans pastoraux, mais sans vivifier ni déterminer toute la réalité.
De fait, dans les Eglises de vieille date, un style pastoral de conservation perdure, même s’il est mis à jour et sophistiqué, tenant à colmater l’éloignement de nombreux fidèles de la pratique chrétienne. C’est vrai que l’on cherche à redonner un visage nouveau à la liturgie, à la catéchèse, à l’œuvre caritative, à créer des commissions et des sous-commissions, des groupes, dans l’intention de les faire s’approprier de l’identité chrétienne. On oublie cependant que la substance de l’identité de l’Eglise est constituée de deux éléments fondamentaux : la foi dans le mystère de Dieu, révélé et réalisé par le Christ et la mission d’en témoigner et de l’annoncer au monde, jusqu’à ce qu’Il vienne.
L’évêque, en dialogue avec le presbytérium, doit prendre des décisions de fond capables de qualifier le cheminement ecclésial. En particulier : il doit donner à toute la vie quotidienne de l’Eglise, notamment à travers les changements nécessaires au niveau de la pastorale, une connotation missionnaire claire et fonder ce choix sur un engagement fort en vue de la qualité de la formation, dans un sens spirituel, théologique, culturel et humain ; il doit encourager, en définitive, une communication plus appropriée et efficace aux hommes du mystère du Dieu vivant et vrai, source de joie et d’espérance pour l’humanité entière. Ce n’est qu’en agissant ainsi que l’on comprendra et réalisera le lien inséparable qui existe entre pastorale, catéchèse et missio ad gentes, dont parle Redemptoris missio.


Missio ad gentes dans le diocèse,
sur son propre territoire et à l’étranger

Minoritaire, à une époque de transformations planétaires, de déchristianisation et de confrontation avec d’autres cultures et religions, la communauté chrétienne se trouve de fait dans un environnement et dans un monde à évangéliser. Les gentes sont sur le territoire de chaque diocèse.
Comme pasteur de son Eglise, l’évêque est placé comme une sentinelle qui annonce le Dieu qui vient, comme un prophète qui interprète l’histoire de l’humanité à la lumière de Dieu, comme sacrement du Christ, Pasteur suprême, dans l’acte suprême du don pour le salut de tous les hommes. Il doit élargir le cadre et les intérêts de son ministère au-delà des tâches quotidiennes de l’Eglise à laquelle il est préposé. Comme l’apôtre Paul, il doit tendre vers les lointains, ceux qui ne connaissent pas encore le Christ et qui n’ont pas fait l’expérience de la paternité de Dieu. II s’agira des nombreux non-croyants, il s’agira des immigrés ou des fidèles d’autres religions présents sur le territoire, de la culture de violence et d’arrogance qui s’oppose à l’Evangile et à la dignité de l’homme, de l’exploitation des personnes, des nouvelles sphères de pauvreté, et même de certaines formes d’esclavage religieux et culturel : l’existence et l’activité de l’Eglise que préside l’évêque sont pour cela. « La coopération s’élargit aujourd’hui en prenant des formes nouvelles, qui comportent non seulement l’aide économique mais aussi la participation directe 9. »
II est demandé à l’évêque de « promouvoir l’activité missionnaire, de la diriger et de la coordonner […]. L’ activité apostolique ne doit pas être limitée aux seuls convertis, mais une part égale d’ouvriers et de subsides doit être destinée à l’évangélisation des non-chrétiens 10 ». Chaque diocèse devrait être un laboratoire missionnaire toujo ouvert.
Sans doute le bien-fondé, sinon la nécessité d’instituer le ministère de l’évangélisation, en choisissant des personnes, des groupes et des communautés qui ressentent personnellement le besoin de s’engager dans ce type de ministère, sous la conduite et la responsabilité de l’évêque, s’impose-t-il aussi dans les Eglises traditionnellement chrétiennes. Ceux-ci œuvreraient dans l’Eglise locale, avec la tâche spécifique d’évangéliser les lointains, les non-croyants, les non-chrétiens. Leur action sortirait des frontières des structures paroissiales. Ils devraient œuvrer sur le territoire.
Se mettre sur la voie de l’évangélisation sur son propre territoire sera un stimulant et un instrument pour donner une vitalité nouvelle à la communauté chrétienne, qui se sentira engagée à offrir un témoignage plus cohérent de sa foi et pour faire surgir la passion de la communiquer partout où le Christ n’a pas encore été annoncé.


Missio ad extra

De fait, le mandat de prêcher l’Evangile à toutes les nations n’est pas achevé. « Les hommes qui attendent le Christ sont encore en nombre incalculable […]. Nous ne pouvons pas avoir l’esprit tranquille en pensant aux millions de nos frères et sœurs, rachetés eux aussi par le sang du Christ, qui vivent dans l’ignorance de l’amour de Dieu 11. » II est demandé à l’évêque, comme chef et centre de l’activité apostolique, de promouvoir les vocations missionnaires pour les instituts, les congrégations et pour les autres Eglises. Mais, plus précisément, il est appelé à favoriser une forme de participation à la mission universelle, avec l’envoi de prêtres et de laïcs diocésains selon le modèle de la communion et de la coopération missionnaires entre les Eglises. Ce sont les prêtres et maintenant aussi les laïcs Fidei donum, lancés par l’encyclique du même nom, dont Redemptoris missio affirme que l’intuition prophétique de Pie XII « a fait dépasser la dimension territoriale du service presbytéral pour l’ouvrir à l’Eglise tout entière. Aujourd’hui, la valeur et la fécondité de cette expérience sont confirmées 12 ».
Il faut hélas constater que l’enthousiasme des débuts a diminué, sous prétexte que la mission est venue à nous. Ainsi, bon nombre d’évêques freinent l’élan vers le monde non chrétien, concédant de mauvais gré du personnel pour les autres Eglises 13. Aux anciennes Eglises comme aux nouvelles, il est dit de ne pas s’isoler, d’accueillir et d’envoyer des missionnaires et des aides aux autres Eglises. C’est le moyen de redonner une fraîcheur et une vitalité aux Eglises locales et de résoudre de nombreux problèmes dont elles sont affligées.
Par cette pratique spécifique de coopération missionnaire directe, l’évêque assume vraiment personnellement la sollicitude de toutes les Eglises, qui devient une réalité effective et non pas un principe général. A l’occasion du cinquantième anniversaire de cette encyclique et face à l’urgence et à la nécessité de l’évangélisation dont a besoin l’humanité contemporaine, il est demandé aux évêques de faire leur cette expression adoptée lors de la IIIe conference générale de l’épiscopat latino-américain, à Puebla, en 1979 : « Il est certain que, nous-mêmes, nous avons besoin de missionnaires, mais nous devons donner de notre pauvreté. »

 

Cet article est paru dans Omnis Terra (revue de l’Union pontificale missionnaire), n° 432 de mai 2007.
Nous le publions avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur.

 


Notes

1 - Redemptoris missio § 2.
2 - Lumen gentium § 23.
3 - Redemptoris missio § 63.
4 - Redemptoris missio § 2.
5 - Lumen gentium § 24.
6 - Ad gentes § 20.
7 - Ad gentes § 38.
8 - Redemptoris missio § 34.
9 - Redemptoris missio § 82.
10 - Cf. Ad gentes § 30.
11 - Redemptoris missio § 86.
12 - Redemptoris missio § 67.
13 - Cf. Redemptoris missio § 85.